I) Haïti a choisi de devenir un pays
pauvre
Par Eddy
Cavé,
Ottawa, le 1er
septembre 2018
Dans la
tourmente de l’été 2018, j’ai eu deux coups de cœur : Haïti
a choisi de devenir un pays pauvre d’Etzer
Émile et Autobiographie de Thomas
Madiou, dont la famille a autorisé la publication après plus d’un siècle
d’attente. Je commence par le premier livre dont l’intérêt d’actualité est
beaucoup plus grand.
Je tiens à
préciser ici que mes articles sur les livres que je dévore sont moins un compte
rendu de lecture que le point de départ d’une réflexion personnelle sur les
sujets traités par l’auteur. En raison de mes réflexes d’auteur engagé dans la
préservation de la mémoire, je ne puis m’interdire de faire référence à
l’histoire chaque fois que j’aborde un sujet d’importance nationale. J’espère
que les lecteurs ne m’en tiendront pas rigueur.
SUR LE LIVRE D’ETZER ÉMILE
Haïti a choisi de devenir un pays pauvre
Première Partie
Le présent article est divisé en trois parties. La première contient des commentaires généraux sur le livre et traite de deux problèmes abordés indirectement par l’auteur : la corruption et l’impunité. La deuxième traite du mépris des compétences observé dès la proclamation de l’Indépendance. La troisième partie couvre la période l’après-1946 et l’après-1986 et contient la conclusion.
La pauvreté n’étant pas en Haïti un problème en devenir, mais plutôt une maladie chronique, j’aurais préféré un titre du genre : « Haïti a choisi d’être pauvre » ou « Haïti a opté pour la pauvreté ». Toutefois, cette préférence n’atténue en rien l’opinion très favorable que j’ai du livre et de son auteur. Le choix du titre d’un livre n’est-il pas après tout un privilège de l’auteur? Ce bémol mis à part, je considère ce livre comme une réflexion profonde faite d’une plume alerte et éclairée sur les causes profondes de notre sous-développement séculaire. Une dénonciation sévère faite par un analyste dont la formation multidisciplinaire constituait au départ une promesse de taille!
Parmi les auteurs dont Émile s’est inspiré, il y a un qui est allé beaucoup plus loin que lui et dont les conclusions extrêmes l’ont peut-être effrayé. Il s’agit de Jared Diamond, qui n’a pas seulement écrit « What Makes Countries Rich or Poor », que cite Émile dans ses comparaisons avec la République Dominicaine. Diamond a également écrit un livre intitulé Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2002) dans lequel il prédit purement et simplement la disparition d’Haïti. Implicitement, l’absorption par la République Dominicaine qui produit déjà pour toute l’île et déverse ses excédents dans nos assiettes.
L’agronome Jean André Victor a fait une excellente analyse de ce
deuxième livre de Diamond dans un article publié en quatre parties dans Le Nouvelliste en janvier 2012. Il cite Diamond, qui écrit d’entrée de
jeu dans une comparaison entre Haïti et la République Dominicaine :
« Au regard de
Saint-Domingue, Haïti a un avenir sans horizon. […] Le pays le plus pauvre et
le plus surpeuplé du Nouveau-Monde, Haïti, a un taux de croissance
démographique proche de 3% l’an. […]Le programme USAID a investi en Haïti sept
fois ce qu’il a consacré à la République Dominicaine, mais pour des résultats
plus maigres, du fait de la déficience du pays en personnes et en organisations
capables d’utiliser cette aide. Une expression revient dans toutes les
conversations : sans espoir.»
La limite de déforestation entre Haïti (à gauche) et la Répu blique Dominicaine (à droite). |
Avant d’entreprendre l’analyse de chacune de ces trois causes de la pauvreté qui vivent en ménage, je me permettrai de dire un mot au sujet des interrelations existant entre elles et au sujet d'une quatrième cause, la tentation totalitaire. Négligée par l'auteur, cette tentation est devenue au fil des générations un véritable réflexe qui a persisté à des degrés divers, du grand Jean-Jacques Dessalines aux héros d'opérette des dernières décennies.
Un harmonieux ménage à trois
Haïti : Entre corruption et pauvreté |
En
prenant très tôt l’habitude d’écarter du pouvoir les administrateurs compétents
et intègres, nous avons pavé la voie à la mauvaise gestion des ressources et à
la corruption. Cette dernière a besoin de l’impunité pour s’exercer sans
contrainte, et les deux ont besoin de la protection d’un pouvoir absolu
pratiqué à l’abri des aléas des consultations électorales ou des caprices de
l’électorat.
Dans
le cas précis d’Haïti, la corruption se nourrit aussi de la tolérance et de la
complicité, agissante ou passive, de toutes les couches de la société. Sans
parler de la complaisance d’un appareil judiciaire plus enclin à condamner
l’auteur d’un vol de volaille au marché du village que le détournement de
millions de dollars du Trésor public : voler l’État n’est pas voler. Tout
cela forme un cocktail explosif qui incite à penser que le scénario
catastrophique de Jared Diamond est beaucoup plus qu’une simple vue de
l’esprit.
Le
traditionnel problème de la corruption
Ce sujet est monté ces
derniers temps au premier plan de l’actualité avec les manifestations
colossales organisées autour du thème « KOTE KOB PETWOKARIBE A ?» et qui
ont pris de vitesse toute la classe politique. Dans les jours qui ont suivi les
émeutes des 6, 7 et 8 juillet, la révélation surprenante des détournements de
biens de l’État faite par un député et le dévoilement des salaires, allocations
et privilèges de toutes sortes des parlementaires et du haut personnel
politique du pays ont enfoncé le dernier clou. Le lecteur désireux de compléter
le portrait de la corruption durant les dix dernières années parcourra avec
profit les articles publiés sur ce sujet
dans Le Nouvelliste et les
médias sociaux.
Haïti :de la corruption généralisée à la pauvreté absolue... |
Par ailleurs, l’économiste et historien Leslie Péan a consacré une
grande partie de sa vie professionnelle à expliquer méthodiquement le problème
de la corruption en Haïti, de la colonisation à nos jours. Il a ainsi écrit plus de 2000 pages réparties
en quatre volumes[EC1] intitulés Haïti, économie politique de la corruption
(Maisonneuve & Larose, Paris, France) et un cinquième qui doit paraître
dans un proche avenir. Il a en outre crié son
inquiétude sur le gaspillage des ressources financières très limitées du
pays dans une quarantaine d’articles sur PetroCaribe publiés entre 2009 et
avril 2016 dans Alterpresse, Le
Nouvelliste et d’autres médias. Après la sortie du rapport accablant des sénateurs Latortue et
Beauplan, la table était prête pour les journées de juillet 2018 et le
mouvement Kot Kòb Petro
Karibe A ?
Comme le souligne Leslie Péan dans ses écrits et ses
conférences, la corruption s’est
perfectionnée et transformée en Haïti au fil de nos deux siècles
d’histoire au point de devenir un mal chronique qu’on ne voit même plus dans
certains domaines. Pour illustrer cette idée, prenons l’exemple des
contributions aux caisses électorales.
Elles font partie intégrante du fonctionnement des régimes démocratiques du
monde entier, mais elles sont pratiquées en Haïti d’une manière qui les
dénature pour en faire une forme à peine visible de la corruption. Ainsi, lorsqu’un
même entrepreneur finance les candidats de toutes les allégeances
politiques aux élections
présidentielles, législatives ou municipales,
il n’aide en rien la cause de la démocratie. Il pose plutôt un acte de
corruption, car il le fait en général, contre promesse, explicite ou implicite,
de retours d’ascenseur qui sont, par nature, contraires à l’intérêt national.
Cette pratique représente une perversion d’autant plus grave du système
électoral que sa généralisation conduit à la longue à l’instauration de
« gouvernements de doublure » à tous les niveaux de l’administration.
De
l’occupant du Palais national à l’humble hoqueton d’un service public qui
réclame un pourboire quand il vous accompagne au bureau d’un chef de service;
du directeur général d’un service public à son chauffeur, qui lui tient lieu
d’homme de confiance et de courtier, la corruption se pratique allègrement
contre les formes de rémunération les plus variées : surfacturation;
participation au capital social d’entreprises en cours de création; pourcentage
des bénéfices, pots-de-vin en billets verts ou en hyppolites (nouveau nom populaire des nouveaux billets de 1000
gourdes), faveurs sexuelles, etc. On y
trouve de tout et partout, et la consigne générale est bien connue :
10 %, 20 %, 30 % selon l’ampleur des montants en cause. Et la
justification de la commission exigée
est bien connue et généralement acceptée : Kalalou pa manje ak yon sèl dwèt! Dégaje pa peche!
L’impunité, corollaire de la corruption
L’impunité est un réel fléau en Haïti. |
Dans
une série de documentaires consacrés à l’impunité en Haïti, le cinéaste Arnold
Antonin a dressé un bilan presque
exhaustif des abus de pouvoir, des persécutions politiques, des tortures et des
assassinats dont la dictature des
Duvalier s’est rendue coupable au cours de ses 29 ans de pouvoir. Abstraction
faite des condamnations verbales des victimes, des adversaires du régime et de
certaines associations politiques indépendantes, rien n’a été fait pour mettre
fin à ces abus et châtier les coupables.
Ni pour punir les auteurs intellectuels et les exécutants des crimes politiques
et autres visant à assurer la pérennité du régime.
Sous
le parapluie de l’impunité, la tentation totalitaire, pour emprunter une
expression et un concept chers à
Jean-François Revel, s’est déployée en Haïti avec une telle aisance qu’elle
semble s’être aujourd’hui incrustée rapidement et définitivement dans nos
mœurs. Il en est de même de la corruption qu’elle contribue à entretenir et qui
se nourrit aussi de la tolérance et de la complicité, agissante ou passive, de
toutes les couches de la société. Sans parler de la complaisance d’un appareil
judiciaire plus enclin à condamner l’auteur d’un vol de volaille au marché du
village que le détournement de millions de dollars du Trésor public.
En
réclamant à cor et à cri une véritable enquête sur le scandale PetroCaribe et
le châtiment des coupables, les
militants de la cause anti-corruption ont clairement indiqué que la société haïtienne a atteint son seuil de tolérance
et que dorénavant les choses doivent absolument changer. Pour le meilleur ou
pour le pire!
Avec
les dénonciations quotidiennes d’animateurs déterminés comme Liliane
Pierre-Paul, Jean Monard Métellus, Valéry Numa, les dossiers que monte inlassablement
Pierre Espérance , les révélations fracassantes comme celles que faisait Janin
Léonidas au micro de Valéry Numa le mercredi 1er septembre en cours,
la sensibilisation du public sur le thème de la corruption est sur la bonne
voie. Arnold Antonin a ajouté sa voix cette semaine aux dénonciations de la
corruption, mais cela ne suffit pas. Il faut maintenant un documentaire sur la corruption, l’impunité, les immunités de fait et de beaucoup trop nombreuses au
pays. La levée générale de boucliers nécessaire pour éradiquer ce mal qui nous
conduit droit à l’effondrement viendra ensuite. Un tel document servira de
pièce à conviction quand viendra le temps d’entreprendre une action judiciaire
devant une instance internationale compétente en la matière. Continuez
ici...
Auteur,
conseiller en édition
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