Par Eddy Cavé
Ottawa, ce 24
septembre 2018
Eddy Cavé Fréderic Boisrond |
Je viens de lire avec joie le très bel article intitulé « PetroCaribe, un trou sans
fonds » de Frédéric Boisrond, l’auteur bien connu au Québec d’Au nom du peuple et du fric et du sain
d’esprit. Je remercie vivement les nombreux amis qui me l’ont envoyé de
partout ces deux derniers jours.
Excellente analyse, comme celles auxquelles nous a habitués ce jeune
auteur que j’ai eu le grand bonheur de présenter le mois dernier au public
d’Ottawa. C’était à l’occasion d’une journée du livre organisée par Mosaïque Interculturelle,
et il nous avait parlé avec brio des relations haïtiano-américaines.
Bel esprit d’un raffinement peu commun, écrivain passé-maître dans l’art
des jeux de mots, Frédéric a donné à PetroCaribe la définition la plus
pittoresque que j’aie retenue : UN TROU SANS FONDS.
Avec ou sans la lettre S, PetroCaribe est en effet un trou où nos dirigeants ont englouti près de
4 milliards de dollars en une dizaine d’années.
Pour poursuivre la réflexion commencée par Frédéric, j’aimerais ajouter
quelques commentaires à l'article. Ils portent sur ce qui m’est apparu dans un
premier temps comme une sorte de laxisme ou une apparente crédulité des
Vénézuéliens à l'endroit des Tèt Kale: En
poussant un peu plus la réflexion, j’ai eu tendance à y voir un choix peut-être
délibéré. Mes réflexions porteront pour cette raison sur deux périodes :
la période Chavez et l’après-Chavez.
La période Chavez
Michel Martelly et Laurent Lamothe au Venezuela |
Quand Michel Martelly et Laurent
Lamothe ont commencé à gaspiller les fonds de PetroCaribe, au vu et au su de tous,
y compris de la mission diplomatique vénézuélienne en Haïti, les dirigeants
vénézuéliens n'ont rien fait pour les inviter à respecter leurs engagements.
Ils se sont contentés de se balader avec eux en guayabera comme des enfants naïfs bernés par de vieux malins. Ils
devaient pourtant savoir que non seulement le pouvoir avait été remis à ces
populistes de droite par la Secrétaire d’État Hilary Clinton en personne, mais aussi
que ces dirigeants s'appelaient eux-mêmes, sans la moindre gêne, des bandits
légaux.
Il n'est pas interdit de penser que le désir d'aider Haïti était tel chez
l’équipe de Chavez qu’elle préféra fermer les yeux et continuer à déverser son
pétrole dans les ports de ce pays frère. Il n’est pas impossible non plus qu’elle
ait délibérément choisi, pour des raisons stratégiques, de s’infiltrer dans la
relation privilégiée existant entre les États-Unis et leurs créatures
haïtiennes. Le genre de triangle où l’amour, la haine et l’intérêt font
nécessairement bon ménage.
Une autre excuse qu’on pourrait trouver au Venezuela, c’est que, tard
venu dans la coopération internationale, il n’avait pas encore appris les
règles du jeu. Le Canada est passé par là dans les années 1970 quand l’équipe
de Paul Gérin-Lajoie, le premier président de l’ACDI, a commencé à sillonner la
francophonie (Afrique de l’Ouest, Haïti, etc.) et à financer des projets d’envergure
sans mettre en place les mécanismes de contrôle appropriés.
À l’époque, j’étais étudiant en coopération internationale à l’Université
d’Ottawa et les faux-pas de la jeune diplomatie canadienne dans l’aide publique
au développement faisaient régulièrement l’objet de nos discussions en atelier.
Le Canada était alors le dindon de bien des farces, finançant des projets bidon
par-ci et par-là. Refusant également d’appuyer des projets extrêmement
prometteurs pour la simple raison que les montants étaient trop petits pour pouvoir
figurer dans les statistiques de l’aide publique au développement exprimées en
millions de dollars. Gaspillage inimaginable pour une pensée saine, hier comme aujourd’hui!
À cet égard, il convient de rappeler l’échec monumental du Projet de
développement rural intégré de la plaine de Petit-Goâve (DRIPP) en Haïti. Ce
projet phare de l’ACDI a dû être abandonné en cours d’exécution dans les années
1970 parce que le gouvernement haïtien n’honorait pas ses engagements et que
les Canadiens, nouveaux venus dans ce jeu macabre, se faisaient continuellement
avoir sur le terrain. Une quarantaine d’années plus tard, le Venezuela s’est
lassé prendre au même piège, sans toutefois pouvoir prétexter l’ignorance ou l’absence
de précédents.
Les
États-Unis sont également passés par là dans les années 1950. Les mésaventures qu’ils
ont connues à ce chapitre dans le Sud-Est asiatique ont été racontées dans un roman politique qui
fit sensation durant la décennie suivante : The Ugly American, publié
en français sous le titre Le vilain américain. . On en a d’ailleurs tiré un film très
instructif. Cette autocritique de la diplomatie américaine des années 1950 a
inspiré un tas de correctifs et d’initiatives au gouvernement Kennedy par
exemple, notamment la création du Peace
Corp et de l’Alliance pour le progrès.
À la décharge du Venezuela, on pourrait alléguer que, dans le cadre
d’une opération de solidarité Sud-Sud, il était permis de préjuger de la bonne
foi et de l’intégrité du partenaire. Mais cela me paraît trop facile dans ce
cas d’espèce. Comment un pays aussi proche que le Venezuela a-t-il pu accepter, au mépris des principes les plus
élémentaires de gouvernance, d’intendance et d’imputabilité, de continuer à
injecter des centaines de millions de dollars dans un trou sans fond comme l’Haïti des années 2010? « Un trou
sans fonds » aussi, pour reprendre le mot d’esprit de Frédéric Boirond? En
toute franchise, cela échappe à mon entendement. Sauf si l’on évoque l’hypothèse
d’un choix stratégique délibéré. Dans ce cas, toutes les données du problème
changent.
Ce qui est très amusant ici pour certains, c’est que nos filous du duo
Lamothe-Martelly sont parvenus à jouer sur deux tableaux pendant cinq ans,
bernant les Américains avec de belles protestations d’amour et ensorcelant les
Vénézuéliens avec de vulgaires tours de passe-passe. Apparemment, ils n’y ont
vu que feu. La tenue vestimentaire et les larmes de crocodiles des dignitaires
haïtiens aux funérailles de Chavez ont fait le tour de la planète, pendant que,
dans leur for intérieur, ils se mouraient surement de rire.
Dans cet ordre d’idées, je ne puis m’empêcher de penser aux calculs très
astucieux de François Duvalier qui a toujours toléré l’existence de mouvements
communistes clandestins au pays et qui a même eu en son sein des têtes
d’affiche réputées communistes comme Dadou Berrouët, les frères Blanchet, Roger Mercier, etc. Le calcul était d’avoir
un mouvement communiste assez fort pour faire peur aux Américains, mais trop faible
pour menacer la survie de son régime.
À preuve, le fameux « cri de Jacmel » en 1959, par lequel le
dictateur naissant menaçait de passer à l’Est si le grand voisin laissait
crever son peuple; son revirement dans les négociations de Punta del Este qui
ont abouti à l’expulsion de Cuba de l’OEA en 1962; les massacres de Cazale et
l’écrasement du Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH) en 1969. Cette
évocation de la méthode François Duvalier amène à une question fort
intéressante : les mamours que les Tèt
Kale, héritiers du duvaliérisme, font au régime Chavez ne sont-elles pas
une variante des manigances de la politique continentale du vieux manipulateur?
Si tel était le cas, il faudrait bien dire : Pitit Tig se tig.
L’ironie de ce spectacle n’a pas échappé aux journalistes haïtiens, comme
le montre le compte rendu illustré des funérailles de Chavez publié sur le site
de Radio Télévision Caraïbes sous le titre «
Martelly et Lamothe en chemise rouge
« chaviste » à Caracas :
Aux funérailles d’Hugo Chavez. À
droite le ministre haïtien des Affaires étrangères
|
« Le duo Martelly/Lamothe, dont l’ancrage idéologique se
situe nettement à droite, est à la tête de la délégation officielle devant
représenter Haïti à la cérémonie funèbre aux côtés de représentants du monde
entier. Le ministre des affaires étrangères, Pierre-Richard Casimir, le
Sénateur Maxime Roumer et le Député Abel Descollines ont également fait le
voyage. »
2) L’après-Chavez
Les observateurs de la scène politique étaient en droit de penser que,
Chavez parti, les nouvelles autorités vénézuéliennes allaient s’assurer du
respect des modalités du contrat de prêt. C’est exactement le contraire qui s’est
produit. Non seulement elles n’ont posé aucun acte en ce sens, mais l’ambassadeur
Canino Gonzales accrédité en Haïti a affirmé d’un ton péremptoire que les fonds
étaient bien gérés. Il a ainsi indiqué implicitement la nécessité d’élargir l’enquête
pour y inclure les officiels vénézuéliens qui ont participé à la mise en place
du mécanisme en Haïti, ainsi que les firmes vénézuéliennes qui ont exécuté un
certain nombre de contrats gré à gré au pays durant les dix dernières années.
Dans un article publié dès le 13 décembre 2013 sur le site LE MONDE DU
SUD // ELSIE NEWS, nous lisons ce qui suit :
« Pedro Antonio Canino Gonzalez, ambassadeur
du Venezuela en Haïti, trouve que les fonds PetroCaribe sont bien gérés par les
Tèt kale.».
Dans la recherche d’une tentative d’explication de cet empressement à
dédouaner les responsables haïtiens, certains journalistes de la presse parlée
sont allés jusqu’à se demander s’il n’y avait pas, du côté vénézuélien, une certaine
complicité avec les dirigeants haïtiens.
Une fois de plus, le peuple haïtien s’est retrouvé
seul. Enfermé dans le triangle formé pas
les trois bailleurs de fonds que sont le
Venezuela, l’USAID et le duo FMI-BID, Haïti a continué de nager dans la corruption
et de s’enfoncer à vue d’œil dans l’extrême
pauvreté. Pour les États-Unis, qui ont remis le pouvoir à Martelly, Haïti est
un territoire sur lequel ils n’ont que des droits, tandis que les deux grandes
institutions financières du continent y voient un simple terrain de chasse, un laboratoire
d’expérimentation de leurs politiques de crédit.
Quant au Venezuela, qui pourrait être, comme Cuba,
un allié dévoué et désintéressé, il semble complètement insensible au fait que
ce sont les générations haïtiennes de
demain qui auront la lourde tâche de rembourser les fonds engloutis dans ce
trou sans fond par suite de sa tolérance
à l’endroit d’un gouvernement gangrené par la corruption. Dans le brouhaha des
voix qui s’élèvent pour dénoncer le scandale PetroCaribe, on entend de plus en
plus de gens affirmer qu’Haïti ne saurait être tenu de rembourser l’intégralité
de la dette si une enquête menée selon les règles de l’art apportait la preuve
de complicités du côté du créancier.
À cela s’ajoute une tentative d’explication
politique qui ne manque pas de pertinence. Pour certains, notamment l’auteur de
l’article d’Elsie News, le Venezuela voit en Haïti une colonie des États-Unis qu’il
peut aider à se rebeller et sur lequel il veut laisser sa marque. Rien de plus.
Que ce pays utilise les pétrodollars à des fins de développement ou à des fins d’enrichissement
illicite, cela n’aurait pour lui aucune importance. Après tout, au risque
d’encourir la colère du grand patron, Haïti n’a-t-elle pas exprimé publiquement
sa solidarité avec le Venezuela lors des deux tentatives d’expulsion de ce pays de
l’organisation hémisphérique.
Par ailleurs, dans sa politique extérieure
d’improvisations constantes et d’aberrations, Haïti a continué à repousser les
avances de la Grande Chine et à entretenir avec Taiwan un flirt
incompréhensible en dehors des schémas
de la corruption.
Dans le même temps, la République Dominicaine avale
du terrain. Elle investit les fonds de PetroCaribe dans des activités
lucratives de développement, rembourse ses dettes et signe avec la Grande
Chine. Et ce qui est chez nous « un trou sans fonds et sans fond » est
pour elle une manne qu’elle a su fructifier et qui produit déjà des dividendes.
Je termine en empruntant une réflexion à l’article précédemment
cité tiré d’ELSIE NEWS :
« Dans cette lune de miel Venezuela/ USA/Haïti, l'unique perdant reste et
demeure le peuple haïtien, lequel n'a aucun contrôle […] dans le choix et la gestion
des programmes d'USAID ni dans l'investissement ou la comptabilité de
l'argent de PetroCaribe. »
***
Impossible de conclure sans penser au procès de la Consolidation que le
vieux général Nord Alexis a réalisé contre vents et marées en 1903 et qui tient
lieu maintenant d’unique précédent et de source d’inspiration. En ce moment où
le pays est une fois de plus menacé d’explosion et de disparition, c’est dans
une courageuse remise des pendules à l’heure que nous devons rechercher notre
rédemption et notre rémission. Et cela, seul un procès équitable, impartial et
techniquement bien mené permettra d’y parvenir. Sinon, nous n’avons aucune
chance de sortir de ce trou sans fond et sans fonds.
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