Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Friday, September 21, 2018

MES COUPS DE CŒUR DE L’ÉTÉ 2018 - DEUXIÈME PARTIE

SUR LE LIVRE D’ETZER ÉMILE
« HAÏTI A CHOISI DE DEVENIR UN PAYS PAUVRE »
DEUXIÈME Partie
Vue partielle de la grand-rue (Port-au-Prince) vers les années 1980

La première  partie du présent article contenait des commentaires généraux sur le livre et traitait de deux thèmes abordés indirectement par l’auteur : la corruption et l’impunité.  Cette deuxième partie traite du mépris des compétences observé de la proclamation de l’Indépendance à la présidence de Fabre Nicolas Geffrard.


Par Eddy Cavé,


Le mépris des compétences
Je n'oublierai jamais ce mot de Leslie Manigat qui me disait avec tristesse, il y a déjà une cinquantaine d’années : « Haïti est le seul pays au monde où le mot ‘’ sorbonnard ‘’ a une connotation péjorative.» Autrement dit, le seul pays où les diplômés de la Sorbonne étaient mal vus et faisaient même l’objet d’une certaine dérision. En effet, dans ce pays où l’analphabétisme frappait plus de 90% de la population, la concurrence était telle au sein de l’infime minorité des lettrés qu’il fallait mettre hors-jeu les diplômés des grandes écoles et facultés étrangères revenus mettre leurs compétences au service du pays. Il fallait les taxer de présomptueux, d’intellos incapables de saisir les spécificités du milieu haïtien et de s’y adapter. Bref, refuser de les reconnaître comme des compétences utiles et aptes à accéder aux plus hautes fonctions administratives et politiques du pays.

Anténor Firmin
La tradition du mépris des compétences ne remonte pas seulement à Anténor Firmin, qui a été écarté deux fois du pouvoir au début du 20e siècle au profit de forces obscures de la corruption généralisée.  Au profit aussi d’une soldatesque toujours prête à partir à l’assaut du Palais national. Compte tenu du rôle joué par les généraux, je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter un instant à leur gestion du pouvoir.

Dans les balbutiements du jeune État d’Haïti
Le rejet des compétences a commencé avant même la proclamation de l’Indépendance quand Dessalines chargea un groupe de secrétaires dirigés par le juriste Jean-Jacques Charéron de rédiger l’acte de l’Indépendance et de jeter les bases d’un nouveau régime politique. Rentré de France après avoir lu Alexis de Tocqueville et bien assimilé les fondements de la démocratie américaine, Charéron préconisait la mise en place d’un régime présidentiel axé sur la séparation des pouvoirs. Cette vision était  aux antipodes de celle de l’adjudant général Boisrond Tonnerre qui n’eut aucun mal à la ridiculiser pour vendre au général en chef l’idée de la machine de guerre que devait être l’Empire de 1805.

Mépris des compétences ou condamnation du choix de la démocratie et du ton jugé trop modéré du discours? Les avis sont partagés sur ce point. Quant à moi, j’incline à penser qu’il y a un peu des deux dans l’explication, mais que la tradition du dédain des compétences et du rejet des idéaux démocratiques avait commencé.  

Edmond Paul, Boyer Bazelais, Anténor Firmin, Boisrond
Canal . (De la gauche vers la droite)                                   
Par la suite, des compétences comme Edmond Paul, Boyer Bazelais et Anténor Firmin seront systématiquement écartées des avenues du pouvoir au profit de manœuvriers de la trempe du général-président Boisrond Canal. Il est en même temps très curieux, pour ne pas dire décevant  de noter que des hommes intellectuellement bien préparés  comme les présidents François Denys Légitime, Louis Borno, Eugène Roy, Sudre Dartiguenave, Sténio Vincent, Élie Lescot n’aient pas laissé un bilan plus imposant de réalisations. Cela est particulièrement vrai de Vincent dont l’ensemble des écrits et les sept tomes de En posant les jalons brossent l’image d’un penseur et d’un écrivain de très belle facture. Mais c’était aussi un politique cynique, manipulateur, autoritaire et peu soucieux du bien public. Corrompu et corrupteur, comme l’a montré Leslie Péan dans Le Saccage, Tome 3 de la série intitulée Économie politique de la corruption, et dans d’autres articles écrits par la suite.

Michel Martelly                 Mirlande Manigat
Il m’est difficile de clore cette partie du raisonnement sans rappeler les ressemblances frappantes entre deux campagnes électorales tenues à plus d’un siècle de différence : celle de 1902 opposant le brillant technocrate  Anténor Firmin au général Nord Alexis, dont « l’insuffisance intellectuelle » était bien connue, et celle de 2010 opposant l’ancienne sénatrice, professeure d’université et constitutionnaliste de renom Mirlande Manigat au comédien Michel Martelly. Roger Gaillard a relaté dans le menu détail la victoire de Nord Alexis sur Firmin dans La déroute de l’intelligence, qui préfigurait en quelque sorte la victoire du chanteur réputé pour ses frasques et sa grossièreté. Dans le discours dominant de l’époque, il était temps pour Haïti de faire l’essai des san-dipòm, car les intellos avaient, disait-on, lamentablement échoué dans la gestion de la chose publique. On connaît la suite.  

Durant la scission de 1806-1820
Citadelle Laferrière
Christophe fit appel à des compétences reconnues, des ingénieurs étrangers, un peintre anglais de renom, des instituteurs anglais des écoles lancastériennes, etc. Leur mission était de contribuer à la réalisation de ses projets, au bon fonctionnement du royaume et à la formation de la jeunesse. Il a pu ainsi concevoir et construire la Citadelle Laferrière, le Palais Sans-Souci, le Grand théâtre, un collège des jeunes filles, l’Académie royale des arts, le Conservatoire de musique l’établissement d’enseignement supérieur qu’était l’Académie, etc. Ses hauts fonctionnaires étaient des professionnels étrangers et des hommes instruits et des écrivains comme Juste Chanlatte, le baron de Vastey, Martial Besse, Hugonin, Prévost. On peut imaginer facilement ce qu’Haïti serait devenu si le règne de Christophe avait duré plus longtemps et si sa vision avait été partagée à l’échelle nationale.

Ces présidents des élites par les autres furent connus sous
l'appellation des 
«chesfs d'état de doublure».                   
Il importe toutefois de souligner ici que c’est à contrecœur que la population fraichement sortie de l’esclavage et du colonialisme accepta la dictature féroce et le code rural qui lui étaient imposés. Même réaction de la part des hommes de troupe, comme on l’a vu dès 1812 avec la désertion du capitaine et de l’équipage du navire L’Améthyste à Miragoâne. Huit ans plus tard, le roi se suicidait devant la défection de nombreux hauts gradés et les révoltes de cultivateurs et de propres soldats de sa propre armée.

Dans les premières années de son mandat, Pétion s’en remit aux compétences du général Bonnet qui, entouré de fonctionnaires instruits comme Inginac et Frémont, mit sur pied une administration financière qui, selon J.-C. Dorsainvil, durera 60 ans. Mais dès 1810, ce débonnaire cédait aux pressions de son entourage pour congédier Bonnet et le remplacer par des fonctionnaires formés sur le tas et peu scrupuleux. Bonnet n’eut alors d’autre choix que de solliciter un passeport et il s’exila aux États-Unis.

Sous le sabre des généraux de l’État unifié
Jean-Pierre Boyer
À la faveur de l’unification de l’île, Jean-Pierre Boyer aurait pu entrer dans l’histoire comme un de nos grands chefs d’État s’il avait eu la clairvoyance de s’entourer de compétences et de suivre l’exemple de Christophe. Obscurantiste par nature, il prendra le contre-pied de tout ce que Christophe faisait de bon et instituera dans la gestion de l’État des pratiques de népotisme qui n’ont jamais disparu de nos mœurs. Il fermera aussi un grand nombre d’écoles du pays et l’Université de Santo Domingo.  Un parfait mélange de corruption, d’impunité et de mépris des compétences. Résultat à court terme, les intellectuels bien intentionnés mais inexpérimentés du Manifeste de Praslin, qui accéderont au pouvoir après l’avoir renversé en 1943, seront incapables d’y rester et de redresser la barre.

Par la suite, le combat pour l’instauration d’une ère de lumières en Haïti s’est révélé une cause perdue avec les insurrections et les intrigues de palais qui ont porté au pouvoir une succession de généraux sans culture : Philippe Guerrier, Louis  Pierrot, Faustin Soulouque, Sylvain Salnave, Nissage Saget, Michel Domingue, Antoine Simon.

L’exception Geffrard (1859-1867)
Fabre Nicolas Geffrard
L'un de nos meilleurs chefs d'état
Une exception notable digne d’être signalée ici est le président Geffrard, qui a dirigé le pays de 1859 à 1867.  Fils posthume du général Nicolas Geffrard, il a été lui-même soldat à 15 ans, capitaine à 37 ans avant d’être promu coup sur coup général de brigade, puis général de division durant la Révolution de 1843. Chef de l’état-major et duc de Tabarre sous Soulouque, Geffrard se familiarisera avec la gestion de la chose publique et la maîtrisera suffisamment pour être considéré par de nombreux historiens comme un de nos meilleurs chefs d’État.

Au chapitre de la diffusion du savoir, Geffrard a légué au pays un grand nombre d’institutions qui font honneur à sa présidence, notamment : L’École Nationale de Médecine, qu’il a réorganisée, l’École de Droit de Port-au-Prince (1860), l’École de peinture, l’École de Navigation, les lycées de Jacmel et des Gonaïves. Avec la collaboration de ministres éclairés comme Élie Dubois et J.B, Damiers, il mit sur pied tout un réseau d’écoles primaires dans les villes de province et les campagnes pour assurer l’instruction des jeunes des deux sexes. Il institua aussi un programme de bourses d’études à l’étranger et envoya en nombre égal des noirs et des mulâtres terminer leurs études en Europe.

Pour lancer le pays dans la voie de l’industrialisation, il fit venir, dans un premier temps,  une mission étrangère à qui il confia la tâche de former des ouvriers spécialisés et des contremaîtres. Puis, il créa la Fonderie Nationale de Port-au-Prince, qui a été une des grandes innovations de son gouvernement. Il a ainsi ouvert des horizons complètement inespérés sur le marché du travail, recrutant un grand nombre d’apprentis, d’artisans, de contremaitres.

Dans la mission civilisatrice que Geffrard s’est assignée, II a créé également l’École Nationale de Musique sur le modèle du Conservatoire Impérial de Musique de Paris. Il n’y a malheureusement pas eu de suivi. Pendant longtemps, les écoles de pensée dominantes ne retiendront de sa présidence que les aspects négatifs du Code rural.


Le rhum Barbancourt, de renommée
mondiale, a été créée en 1862.             
On notera au passage que c’est sous le gouvernement de Geffrard, plus précisément en 1862, qu’a été créée  la Société du Rhum Barbancourt, dont l’éclatement défraie actuellement la chronique. S’il est permis de penser qu’il existait alors  dans le pays une conjoncture économique et politique favorable au lancement d’une pareille entreprise, on peut aussi se demander si sa disparition éventuelle n’est pas liée au gâchis général des dernières années. Haïti a choisi de devenir pauvre!

Je me suis donné la peine de relire son Code rural dans le but de confirmer ou d’infirmer l’opinion défavorable que j’en avais conservée depuis mes études de lycée, et je l’ai trouvé fort bien inspiré en général. J’ai cependant trouvé pour le moins excessives les dispositions instituant la police rurale et celles relatives au maintien de l’ordre et à la répression du vagabondage dans les campagnes. Il en est de même des articles sanctionnant l’oisiveté, le comportement des « sans aveu », ou punissant les actes de désobéissance ou les insultes envers les propriétaires de plantations et leurs gérants.

En poursuivant ma lecture, je suis tombé à la renverse en lisant l’article 111 qui explique les souvenirs très défavorables que j’avais gardés de ce code :

« Aucun travailleur, à l'entreprise ou à la journée, ne peut abandonner son travail pour se livrer à des festins les jours ouvrables. Aucune danse ni festin ne peut se prolonger la nuit au-delà de minuit; tout délinquant aux présentes dispositions sera puni de l'emprisonnement.
Les danses et les festins, surtout quand ils sont excessifs et se prolongent dans la nuit, sont les plus grands ennemis du travail ; le cultivateur y dépense en un jour le fruit du travail d'une semaine, il y énerve ses forces et altère sa santé; ce sont en outre, très souvent, des occasions de rixes et de désordres. Ce sont ces considérations qui ont dicté les sages dispositions de cet article, qui n'ont pour but que de réprimer les excès sans nuire aux plaisirs modérés…». 
Naturellement, le Code Geffrard ne contient aucune référence au vodou, qui est au fond la cible implicite de plusieurs articles. Il ne faut pas s’en étonner si l’on pense que c’est en 1860 qu’a été signé avec le Saint-Siège le Concordat qui a consacré l’implantation du clergé breton  en Haïti et doté le pays d’un grand nombre d’écoles congréganistes.

Abstraction faite de ces aspects arbitraires et bizarres du Code Geffrard, il contient un grand nombre de dispositions bénéfiques pour le commerce, l’agriculture, la protection des sols et l’économie du pays. Je pense notamment à l’interdiction de couper des arbres au sommet des mornes et à l‘obligation des propriétaires d’en planter le long des cours d’eau.  Dans le domaine de l’hygiène publique, comme je l’ai souligné dans mon livre Autour des 90  ans de  l'Hôpital Saint-Antoine de Jérémie, Geffrard a laissé un grand nombre de mesures que nous gagnerions à remettre en vigueur aujourd’hui. 
Pensons seulement à l’interdiction de laisser les animaux en liberté, à l’obligation faite aux vendeurs ambulants et aux restaurateurs de respecter les règles très strictes d’hygiène publique édictées par l’État. Continuez ici...

Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com
Auteur, conseiller en édition

Illustrations: HCC

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