SUR
LE LIVRE D’ETZER ÉMILE
« HAÏTI A CHOISI DE DEVENIR UN PAYS PAUVRE »
DEUXIÈME Partie
Vue partielle de la grand-rue (Port-au-Prince) vers les années 1980 |
La première partie du présent article contenait des commentaires généraux sur le livre et traitait de deux thèmes abordés indirectement par l’auteur : la corruption et l’impunité. Cette deuxième partie traite du mépris des compétences observé de la proclamation de l’Indépendance à la présidence de Fabre Nicolas Geffrard.
Par Eddy Cavé,
Le mépris des
compétences
Je n'oublierai jamais ce mot de Leslie Manigat qui
me disait avec tristesse, il y a déjà une cinquantaine d’années : « Haïti
est le seul pays au monde où le mot ‘’ sorbonnard ‘’ a une connotation
péjorative.» Autrement dit, le seul pays où les diplômés de la Sorbonne étaient
mal vus et faisaient même l’objet d’une certaine dérision. En effet, dans ce pays où l’analphabétisme
frappait plus de 90% de la population, la concurrence était telle au sein de
l’infime minorité des lettrés qu’il fallait mettre hors-jeu les diplômés des
grandes écoles et facultés étrangères revenus mettre leurs compétences au
service du pays. Il fallait les taxer de présomptueux, d’intellos incapables de
saisir les spécificités du milieu haïtien et de s’y adapter. Bref, refuser de
les reconnaître comme des compétences utiles et aptes à accéder aux plus hautes
fonctions administratives et politiques du pays.
Anténor Firmin |
La tradition du mépris des compétences ne remonte pas
seulement à Anténor Firmin, qui
a été écarté deux fois du pouvoir au début du 20e siècle au profit
de forces obscures de la corruption généralisée. Au profit aussi d’une soldatesque toujours
prête à partir à l’assaut du Palais national. Compte tenu du rôle joué par les
généraux, je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter un instant à leur gestion du
pouvoir.
Dans les balbutiements
du jeune État d’Haïti
Le rejet des compétences a commencé avant même la
proclamation de l’Indépendance quand Dessalines chargea un groupe de
secrétaires dirigés par le juriste Jean-Jacques Charéron de rédiger l’acte de
l’Indépendance et de jeter les bases d’un nouveau régime politique. Rentré de
France après avoir lu Alexis de Tocqueville et bien assimilé les fondements de
la démocratie américaine, Charéron préconisait la mise en place d’un régime
présidentiel axé sur la séparation des pouvoirs. Cette vision était aux antipodes de celle de l’adjudant général
Boisrond Tonnerre qui n’eut aucun mal à la ridiculiser pour vendre au général
en chef l’idée de la machine de guerre que devait être l’Empire de 1805.
Mépris des compétences ou condamnation du choix de la
démocratie et du ton jugé trop modéré du discours? Les avis sont partagés sur
ce point. Quant à moi, j’incline à penser qu’il y a un peu des deux dans
l’explication, mais que la tradition du dédain des compétences et du rejet des
idéaux démocratiques avait commencé.
Edmond Paul, Boyer Bazelais, Anténor Firmin, Boisrond Canal . (De la gauche vers la droite) |
Par la suite, des compétences comme Edmond Paul, Boyer
Bazelais et Anténor Firmin seront systématiquement écartées des avenues du
pouvoir au profit de manœuvriers de la trempe du général-président Boisrond
Canal. Il est en même temps très curieux, pour ne pas dire décevant de noter que des hommes intellectuellement
bien préparés comme les présidents
François Denys Légitime, Louis Borno, Eugène Roy, Sudre Dartiguenave, Sténio
Vincent, Élie Lescot n’aient pas laissé un bilan plus imposant de réalisations.
Cela est particulièrement vrai de Vincent dont l’ensemble des écrits et les
sept tomes de En posant les jalons
brossent l’image d’un penseur et d’un écrivain de très belle facture. Mais c’était
aussi un politique cynique, manipulateur, autoritaire et peu soucieux du bien
public. Corrompu et corrupteur, comme l’a montré Leslie Péan dans Le Saccage, Tome 3 de la série intitulée
Économie politique de la corruption, et
dans d’autres articles écrits par la suite.
Michel Martelly Mirlande Manigat |
Il m’est difficile de clore cette partie du
raisonnement sans rappeler les ressemblances frappantes entre deux campagnes
électorales tenues à plus d’un siècle de différence : celle de 1902
opposant le brillant technocrate Anténor
Firmin au général Nord Alexis, dont « l’insuffisance intellectuelle »
était bien connue, et celle de 2010 opposant l’ancienne sénatrice, professeure
d’université et constitutionnaliste de renom Mirlande Manigat au
comédien Michel Martelly.
Roger Gaillard a relaté dans le menu détail la victoire de Nord Alexis sur
Firmin dans La déroute de l’intelligence,
qui préfigurait en quelque sorte la victoire du chanteur réputé pour ses frasques
et sa grossièreté. Dans le discours dominant de l’époque, il était temps pour
Haïti de faire l’essai des san-dipòm,
car les intellos avaient, disait-on, lamentablement échoué dans la gestion de
la chose publique. On connaît la suite.
Durant la scission de
1806-1820
Citadelle Laferrière |
Christophe fit appel à des compétences reconnues, des
ingénieurs étrangers, un peintre anglais de renom, des instituteurs anglais des
écoles lancastériennes, etc. Leur mission était de contribuer à la réalisation
de ses projets, au bon fonctionnement du royaume et à la formation de la
jeunesse. Il a pu ainsi concevoir et construire la Citadelle Laferrière, le
Palais Sans-Souci, le Grand théâtre, un collège des jeunes filles, l’Académie royale
des arts, le Conservatoire de musique l’établissement d’enseignement
supérieur qu’était l’Académie, etc.
Ses hauts fonctionnaires étaient des professionnels étrangers et des hommes
instruits et des écrivains comme Juste Chanlatte, le baron de Vastey, Martial
Besse, Hugonin, Prévost. On peut imaginer facilement ce qu’Haïti serait devenu
si le règne de Christophe avait duré plus longtemps et si sa vision avait été
partagée à l’échelle nationale.
Ces présidents des élites par les autres furent connus sous l'appellation des «chesfs d'état de doublure». |
Dans les premières années de son mandat, Pétion s’en
remit aux compétences du général Bonnet qui, entouré de fonctionnaires
instruits comme Inginac et Frémont, mit sur pied une administration financière
qui, selon J.-C. Dorsainvil, durera 60 ans. Mais dès 1810, ce débonnaire
cédait aux pressions de son entourage pour congédier Bonnet et le remplacer par
des fonctionnaires formés sur le tas et peu scrupuleux. Bonnet n’eut alors d’autre
choix que de solliciter un passeport et il s’exila aux États-Unis.
Sous le sabre des
généraux de l’État unifié
Jean-Pierre Boyer |
À la faveur de l’unification de l’île, Jean-Pierre Boyer aurait pu entrer dans l’histoire comme un de nos grands chefs d’État s’il
avait eu la clairvoyance de s’entourer de compétences et de suivre l’exemple de
Christophe. Obscurantiste par nature, il prendra le contre-pied de tout ce que
Christophe faisait de bon et instituera dans la gestion de l’État des pratiques
de népotisme qui n’ont jamais disparu de nos mœurs. Il fermera aussi un grand
nombre d’écoles du pays et l’Université de Santo Domingo. Un parfait mélange de corruption, d’impunité
et de mépris des compétences. Résultat à court terme, les intellectuels bien
intentionnés mais inexpérimentés du Manifeste de Praslin, qui accéderont au
pouvoir après l’avoir renversé en 1943, seront incapables d’y rester et de
redresser la barre.
Par la suite, le combat pour l’instauration d’une ère
de lumières en Haïti s’est révélé une cause perdue avec les insurrections et
les intrigues de palais qui ont porté au pouvoir une succession de généraux
sans culture : Philippe Guerrier, Louis
Pierrot, Faustin Soulouque, Sylvain Salnave, Nissage Saget, Michel
Domingue, Antoine Simon.
L’exception Geffrard
(1859-1867)
Fabre Nicolas Geffrard L'un de nos meilleurs chefs d'état |
Une exception notable digne d’être signalée ici est le
président Geffrard, qui a dirigé le pays de 1859 à 1867. Fils posthume du général Nicolas Geffrard, il
a été lui-même soldat à 15 ans, capitaine à 37 ans avant d’être promu
coup sur coup général de brigade, puis général de division durant la Révolution
de 1843. Chef de l’état-major et duc de Tabarre sous Soulouque, Geffrard se
familiarisera avec la gestion de la chose publique et la maîtrisera suffisamment
pour être considéré par de nombreux historiens comme un de nos meilleurs chefs
d’État.
Au chapitre de la diffusion du savoir, Geffrard a
légué au pays un grand nombre d’institutions qui font honneur à sa présidence,
notamment : L’École Nationale de Médecine, qu’il a réorganisée, l’École de
Droit de Port-au-Prince (1860), l’École de peinture, l’École de Navigation, les
lycées de Jacmel et des Gonaïves. Avec la collaboration de ministres éclairés
comme Élie Dubois et J.B, Damiers, il mit sur pied tout un réseau d’écoles
primaires dans les villes de province et les campagnes pour assurer l’instruction
des jeunes des deux sexes. Il institua aussi un programme de bourses d’études à
l’étranger et envoya en nombre égal des noirs et des mulâtres terminer leurs
études en Europe.
Pour lancer le pays dans la voie de
l’industrialisation, il fit venir, dans un premier temps, une mission étrangère à qui il confia la
tâche de former des ouvriers spécialisés et des contremaîtres. Puis, il créa la
Fonderie Nationale de Port-au-Prince, qui a été une des grandes innovations de
son gouvernement. Il a ainsi ouvert des horizons complètement inespérés sur le
marché du travail, recrutant un grand nombre d’apprentis, d’artisans, de
contremaitres.
Dans la mission civilisatrice que Geffrard s’est
assignée, II a créé également l’École Nationale de Musique sur le modèle du
Conservatoire Impérial de Musique de Paris. Il n’y a malheureusement pas eu de
suivi. Pendant longtemps, les écoles de pensée dominantes ne retiendront de sa
présidence que les aspects négatifs du Code
rural.
Le rhum Barbancourt, de renommée mondiale, a été créée en 1862. |
On notera au passage que c’est sous le gouvernement de
Geffrard, plus précisément en 1862, qu’a été créée la Société du Rhum Barbancourt,
dont l’éclatement défraie actuellement la chronique. S’il est permis de penser
qu’il existait alors dans le pays une
conjoncture économique et politique favorable au lancement d’une pareille
entreprise, on peut aussi se demander si sa disparition éventuelle n’est pas
liée au gâchis général des dernières années. Haïti a choisi de
devenir pauvre!
Je me suis donné la peine de relire son Code rural dans le but de confirmer ou
d’infirmer l’opinion défavorable que j’en avais conservée depuis mes études de
lycée, et je l’ai trouvé fort bien inspiré en général. J’ai cependant trouvé
pour le moins excessives les dispositions instituant la police rurale et celles
relatives au maintien de l’ordre et à la répression du vagabondage dans les
campagnes. Il en est de même des articles sanctionnant l’oisiveté, le
comportement des « sans aveu », ou punissant les actes de
désobéissance ou les insultes envers les propriétaires de plantations et leurs
gérants.
En poursuivant ma lecture, je suis tombé à la renverse
en lisant l’article 111 qui explique les souvenirs très défavorables que
j’avais gardés de ce code :
« Aucun travailleur, à
l'entreprise ou à la journée, ne peut abandonner son travail pour se livrer à
des festins les jours ouvrables. Aucune danse ni festin ne peut se prolonger la
nuit au-delà de minuit; tout délinquant aux présentes dispositions sera puni de
l'emprisonnement.
Les danses et les
festins, surtout quand ils sont excessifs et se prolongent dans la nuit, sont
les plus grands ennemis du travail ; le cultivateur y dépense en un jour le
fruit du travail d'une semaine, il y énerve ses forces et altère sa santé; ce
sont en outre, très souvent, des occasions de rixes et de désordres. Ce sont
ces considérations qui ont dicté les sages dispositions de cet article, qui
n'ont pour but que de réprimer les excès sans nuire aux plaisirs modérés…».
Naturellement, le Code
Geffrard ne contient aucune référence au vodou, qui est au fond la cible
implicite de plusieurs articles. Il ne faut pas s’en étonner si l’on pense que
c’est en 1860 qu’a été signé avec le Saint-Siège le Concordat qui a consacré
l’implantation du clergé breton en Haïti et doté le pays d’un grand nombre d’écoles
congréganistes.
Abstraction faite de
ces aspects arbitraires et bizarres du Code Geffrard, il contient un grand
nombre de dispositions bénéfiques pour le commerce, l’agriculture, la
protection des sols et l’économie du pays. Je pense notamment à l’interdiction
de couper des arbres au sommet des mornes et à l‘obligation des propriétaires
d’en planter le long des cours d’eau.
Dans le domaine de l’hygiène publique, comme je l’ai souligné dans mon
livre Autour des 90 ans de l'Hôpital Saint-Antoine de
Jérémie, Geffrard a laissé un grand nombre de mesures que nous
gagnerions à remettre en vigueur aujourd’hui.
Pensons seulement à l’interdiction de laisser
les animaux en liberté, à l’obligation faite aux vendeurs ambulants et aux
restaurateurs de respecter les règles très strictes d’hygiène publique édictées
par l’État. Continuez
ici...
Auteur, conseiller en édition
Illustrations: HCC
Illustrations: HCC
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