Très chers amis,
Eddy Cavé |
À la demande de notre ami Pèpè Smith, je vous
transmets le texte de souvenirs qu’il vient de terminer pour saluer le révérend
prêtre Eddy Julien, qui fut pour lui un frère aîné, un guide, un mentor.
À la différence de
Pèpè, beaucoup plus jeune que nous deux, je me suis lié d’amitié avec Eddy
Julien dès l’âge de 5 ans, à mon arrivée à l’école Frère Paulin de
Jérémie, aujourd’hui disparue. Dans la classe du vénéré professeur Séjour Cajoux,
nous étions trois Eddy le jour de la rentrée des classes : Eddy Julien,
Eddy Lévêque, Eddy Cavé. Au terme
du cycle des études primaires, nous étions encore ensemble tous les trois, sans
avoir jamais eu la moindre discussion. Ni dans les salles de classes, ni sur la
cour de l’école ni sur les terrains de jeux avoisinants.
Eddy Julien s’étant
orienté dès le départ vers la prêtrise, il a suivi un cheminement complètement
différent de celui des deux autres Tokay, mais qui a été
marqué par des nombreux croisements, qui furent autant d’occasions de fort
agréables réminiscences. La dernière fois que nous nous sommes tous rencontrés,
c’était à Long Island en décembre 2009, à la sortie de mon livre de souvenirs De
mémoire de Jérémien. Eddy Lévêque avait organisé pour la circonstance
un souper qui réunissait, en plus des trois Tokay, Frédéricq Cadet,
que nous appelions Dak, Jean-Claude Chassagne, de passage à New York, Donald
Ferdinand et quelques amis non-jérémiens.
Ce fut pour moi un
moment de rêve, chargé d’émotions et de signification. Je n’ai malheureusement
pas encore retrouvé le fichier électronique des photos prises ce soir-là, mais
je suis certain de les avoir.
Plus de cinq ans se
sont passées et nous n’avons communiqué depuis lors que par personnes
interposées. Dans l’intervalle, plusieurs des amis d’enfance nous ont devancés
dans l’éternité, notamment Yves Bijou en 2014, Dieffen Azor et Serge Picard en
2015. Je suis en train de consigner les souvenirs de cette génération dans un
livre qui sort cet été et qui aura sûrement pour titre En pensant
aux amis disparus. J’ai bon espoir de retrouver d’ici là les photos
retraçant le parcours d’Eddy et celles prises à New York…
Je dois partir pour
assister à une messe que l’ami commun Hugues Lamour fait chanter ce midi à la
paroisse haïtienne du Sacré-Cœur à Ottawa pour le repos de l’âme de ce grand
Jérémien. Nous en reparlerons.
Eddy JULIEN s’est
retiré!
Par
Pierre-Michel Smith
Miami,
le 5 mars 2016
Sa dépouille
retourne le 10 mars 2016 à la terre dont elle est tirée. Eddy appartient au
patrimoine de cette ville, à la Grand'Anse tout entière. Tout jeune, petit séminariste de Maznod,
par ce don de simplicité digne, par cette attention aux autres, accueillante, embrassante,
il a su acquérir la sympathie. Il était la source. Tout un réseau d’autres jeunes s’y
ravitaillaient. Chez lui une petite bibliothèque où la lecture de Saint-Exupéry,
Emmanuel Mounier, de l’Abbé G. Courtois, François Mauriac, Charles Péguy, Teilhard
de Chardin, du Chanoine Jacques Leclercq ennoblit l’esprit et le guide vers les
hauteurs et les profondeurs. En ce temps-là, la jeunesse de Jérémie ignorait la
fièvre de la possession, contrairement à celle d’aujourd’hui. Le souci était
ailleurs. L’argent et le confort ne sauraient la combler.
J’étais en 7e
au Collège Saint-Louis de Jérémie quand Willy
Saint-Elmé, Guy Dupoux, Edwin Madiou, Eddy Julien ont donné mon nom au père Péron
pour m’inscrire en 6e au Petit Séminaire de Camp-Perrin. Les trois
premiers se sont évanouis longtemps déjà. Il restait le chef d’orchestre Eddy
Julien, zélé, actif, dont le rôle consistait à obtenir l’accord des autres en
vue du bien commun. C’était le début d’une amitié sans trêve entre cet homme et
moi. Il fut pour moi un maître et un grand maître; un homme très doux, très
puissant, toujours maître de lui : tout ce qu’il y a d’humain et tout ce qu’il
y a de divin.
À la fermeture inattendue
et brutale du Grand Séminaire des Jésuites de Turgeau (P-au-P) par François
Duvalier, Eddy est revenu à Jérémie enseigner au Collège Saint-Louis, puis
aider dans les paroisses des alentours. Ensuite, ce fut le débouché inespéré
pour les séminaristes d’aller continuer au Canada avec le Père Parent chez les
Volontas DEI. Les études théologiques terminées, Eddy a requis une année de réflexion.
Il est nommé en charge de la Maison des Volontas dans le quartier populaire de
Bolos, une agglomération pleine de déchéances et de laideurs, un micro-pays
authentique où vivent des gens modestes, pauvres, des petits, des enfants qui
sont le nombre et la force et l’avenir de notre pays. Il rassemble chaque
semaine les jeunes des ghettos avoisinants pour leur ouvrir tous les chemins de
l’esprit, de l’espoir, de la réussite. Être pauvre pour lui ne devrait pas être
un handicap social, un obstacle à certaines filières d’éducation, à divers
métiers sans oublier l’accès aux soins. Il a passé une année dans ce milieu à
porter parole, à être visible partout, à rendre témoignage.
Père Julien (G) et Pierre Michel Smith |
Après cette expérience,
Eddy est ordonné prêtre à l’église Saint-Louis de Jérémievers 1965. À 25 ans, il lui est
confié immédiatement la paroisse des Irois, sans prêtre auparavant. Il s’y est
installé dans deux petites pièces sans eau, sans électricité, sans meubles,
sans latrine. Débordant d’énergie et d’idées nouvelles, grâce aussi à la
générosité de Madame Armand, de Port-au-Prince, qui l’avait comme adopté, il a monté
une structure solide: une église, un presbytère, un atelier de couture, des
jeux pour les jeunes. Il en a fait une bourgade de gaieté, pleine de vie, d’animation.
Sa vie, une vie simple, presque austère. Sa foi est un roc.
Son principal souci: comment
mobiliser les gens, organiser la population sans avoir á mendier l’aide
étrangère; comment faire adhérer ce monde á un projet collectif
d’auto-développement, un développement auto-géré. Il ne veut pas seulement
gaver le paroissien de chants, de liturgie. Il veut également s’occuper de son
corps mal nourri, malingre, malade, squelettique et nu.
À la fin des études
dentaires, avant de partir pour le Canada, Eddy Julien m’invite à rendre á la
Cité un peu de ce que j’ai reçu gratuitement du pays, à soigner cette
population qui n’a jamais connu de dentiste. La séduction est extrême: faire un
peu d’argent, faire un peu de bien. Les gens m’ont attendu á la queue leu leu
aux Irois, à l’Anse d’Ainault, à Dame-Marie. Dans les mornes, à dos de bête,
Gérard Jean-Juste fraîchement ordonné prêtre me servant d’assistant, on allait
à travers des chemins de crête, étroits entre deux précipices, au-devant des
paysans.
Un beau jour, Eddy m’est
arrivé comme ça au Canada, il n’est plus aux Irois. Quel choc! « Et ce
beau travail d’amour, à force d’ordre, de prudence, de patience, d’économie,
lui ai-je dit? Et ce groupe de jeunes qui t’accompagnent, cette famille unie,
cette solidarité inexprimable entre les gens du groupe, cette atmosphère de
tendresse, de fraîcheur et de calme? Tout s’est-il émietté? » Connaissant
l’autre versant de mon frère Eddy, j’ai deviné dans mon cœur qu’il s’est
brouillé avec l’Évêque ou le Supérieur. Autant une grande passion contre
l’injustice humaine, autant une sainte horreur de toute autorité au-dessus de
lui, surtout quand cette autorité a l’air dure, écrasante, distante, méfiante.
Rebelle, libre, indépendant quand il acquiert la certitude d’une vérité, il s’y
maintient coûte que coûte.
D’une sensibilité à fleur
de peau, dis-je, il est vite écorché, vif. Et quand cela arrive, orgueilleux,
il freine la circulation des idées. Il peut devenir un homme de marbre qui a la
froideur, l’impassibilité du marbre, qui peut refuser à un ami tout contact,
toute relation jusqu’à la connivence d’un sourire, qui ne dit même pas quelque
chose de beau comme bonjour.
Eddy est resté
longtemps à Ottawa aux études avant de retourner une nouvelle fois dans la
Grand’Anse pour s’impliquer dans une nouvelle aventure à Léon, s’élancer à la
conquête de nouvelles tâches et de nouvelles responsabilités. Servir est un
souci constant, une préoccupation constante chez lui. Il s’y est donné corps et
âme, s’est
surpassé
et s’est crevé. Après plus d’une décennie de soins et d’amour prodigués à Léon,
il est revenu la santé chancelante, fragile à New York. Il exerce le sacerdoce
à Long Island avant de tomber malade et de partir la semaine dernière dans d’horribles
conditions de misères et de souffrances.
La veille de son retour
à Jérémie, novembre dernier, pour attendre la fin, j’ai passé avec lui deux
heures chez sa cousine Jacqueline Clerville; entre deux vieux amis de toujours,
une amitié fraternelle dont la loyauté et la dignité ne se sont jamais démenties.
Deux heures de grâce, câlines, réchauffantes qui apaisent sa tristesse
inexprimable. On se souvient de tout avec ardeur, avec une bouffée de joie
indescriptible. Là, j’ai compris que c’était le temps pour lui de dire adieu au
ciel, à la terre, aux oiseaux et aux fleurs.
Eddy Julien n’est pas
seulement un homme de terrain, un homme d’action, de foi ardente, d’un dévouement
sans limites aux causes qu’il croit bonnes. C’est aussi une âme poétique, une
intelligence cultivée, un esprit éclectique, fin, aéré, perçant. Il écrit des
choses belles et profondes. La lecture de ses écrits, l’exercice de sa pensée
prodiguent d’ineffables délices comme tout ce qui participe de l’intelligence.
Ses rapports, ses articles, ses lettres sont des écrits incroyablement beaux,
merveilleusement raffinés dans l’ordre du cœur. Un homme sans aucune
infatuation, mais doué de ressources insoupçonnables. Il est regrettable qu’il
n’ait pas écrit et publié à profusion comme son camarade de Séminaire Laënnec
Hurbon.
Je ne sais vraiment quel hommage rendre
à l’humanisme et à l’engagement de cette personnalité incontournable qui fait
partie des restes de cette gigantesque race d’hommes qui s’éteignent en Haïti homme
par homme et pour toujours et qui, remarquables pour la plupart, ne sont jamais
devenus célèbres.
SALUT ET ADIEU, vieux frère.
Dr Pierre Miche Smith |
Miami, Montréal
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