Le duo Martelly-Magdala lors du festival le 16 décembre 2017 |
Par Eddy Cavé eddycave@hotmail.com
Ottawa, ce 26 décembre 2017
Je mentirais si
je disais que je n’ai pas ressenti un profond malaise en visionnant les
premières séquences du spectacle affreux que l’ex-président Michel Martelly a
donné le 16 décembre dernier au théâtre Caupolicàn
de Santiago du Chili. Je mentirais
également si je disais que j’ai perdu tout espoir en l’avenir de la démocratie
en Haïti. En réalité, mes pensées oscillent entre une certaine nostalgie et un
espoir incertain. Entre le souvenir de mes années d’étudiant à Santiago et le
souhait que la diaspora haïtienne du Chili puisse apporter une contribution
positive aux mutations de toutes sortes qui s’opèrent dans ce pays.
Teatro
Caupolicán, Santiago de Chile
|
Je
ne saurais en même temps passer sous silence ma déception de découvrir à
cette époque le conservatisme d’une élite chilienne qui, dans la discrétion de
ses salons, manifestait un profond dédain pour les citoyens d’origine
modeste ; l’illusion des amis chiliens convaincus que leur pays avait
trouvé un équilibre démocratique parfait dans la répartition de la force publique
entre l’Armée (El Ejercito) et la
Police (Los Carabineros).
Le bombardement de la Moneda durant le coup d'État contre Allende le 11 septembre 1973. |
Dans
leur naïveté et l’auto-admiration dans laquelle ils se complaisaient, mes amis
socialistes et communistes chiliens allaient jusqu’à expliquer la révolution
cubaine par l’influence du climat, ce qui m’offensait presque : « Pero, Joven, son Tropicales !»
(Mais ; jeune homme, ces révolutionnaires sont des gens des
Tropiques !) Sous-entendu : Nous, nous sommes des citoyens des pays
tempérés !
Un
matin de septembre 1973, un certain Augusto Pinochet alignait
ses chars d’assaut devant le palais de La Moneda et mettait en veilleuse l’équilibre
démocratique qui avait porté Salvador Allende au
pouvoir. J’avais toujours dit à mes amis chiliens qu’un coup de force des
« milicos » n’était pas
impossible dans ce pays protégé en trop grande partie à mes yeux par la théorie
de « l’idiosyncrasie chilienne ». Six ans après mon départ du Chili, la
confirmation de mon hypothèse, bien intuitive, m’attristait profondément…
L’émigration haïtienne au Chili
Durant
un séjour de deux semaines en Haïti, en mai dernier, j’ai eu l’occasion
d’observer plusieurs fois, à l’aéroport Toussaint Louverture, les longues files
des jeunes compatriotes attendant patiemment le signal de l’embarquement vers
Santiago, le nouvel Eden. En cinquante ans, Le Chili avait donc fait un tel
bond qu’il était en mesure d’accueillir un flux continuel de travailleurs
émigrés, noirs de surcroît, et de leur offrir des perspectives d’avenir
alléchantes.
Le
calcul arithmétique était simple. Au rythme moyen de 500 émigrés par jour,
selon mes interlocuteurs, Haïti déverserait en 100 jours 50 000 émigrés
sur la terre de Pablo Neruda et de Gabriela Mistral. C’est en réalité ce qui
s’est produit. Au point que le couple Martelly a inscrit Santiago du Chili sur
le calendrier de ses tournées à l’étranger et qu’il a rempli le CAOPOLICAN la semaine dernière. Dans une
entrevue accordée au reporteur-photographe chilien Fernando Fuentes, Martelly a
lui-même précisé que la communauté haïtienne du Chili, qui était de 4000
habitants lors de sa visite au président Sebastián
Piñera en 2011, avait dépassé le cap des 100 000 en 2017.
Magdala & Sweet Micky Le summum de l'indécence |
Ma
grande déception, c’est que ces centaines de jeunes accourus pour acclamer les
frasques de Michel Martelly sont dans une large mesure des victimes de
l’échec des politiques des dernières décennies et des années de carnaval
permanent du chanteur-président. Un exhibitionionisme
qui n’a rien à voir avec les spectacles que les Chiliens ont l’habitude de voir avec des orchestres de salsa
comme LA
MAESTRANZA de Santiago.
Quand, croyant bien faire, un
compatriote apporta à l’ex-président un drapeau bleu et rouge, symbole de notre
fierté, ce dernier l’enroula autour de son crâne pour compléter son
déguisement. Comble de
l’inconscience, les Haïtiens lui ont réservé un accueil triomphal. Comme le
font nos compatriotes beaucoup plus aisés de Miami, de New York, de Washington,
de Montréal. Si la tendance actuelle devait se poursuivre, le vote populaire le
renverrait au Palais national aux prochaines élections. Lui ou un autre des
anciens dirigeants indexés dans les divers rapports et articles sur la corruption en Haïti. Tout comme trois condamnés du procès
de la Consolidation, tenu sous Nord Alexis en 1903-1904, ont accédé par la
suite à la présidence d’Haïti : Cincinnatus Leconte en 1911,
Tancrède Auguste en 1912, Vilbrun Guillaume Sam en 1915.
Ma nostalgie du Chili des années 1960
Le
Chili de cette période est encore pour moi un doux souvenir et, dans ma naïveté
habituelle, je pensais que ses aspects positifs avaient peu changé. Par
exemple, c’était à ma connaissance le seul pays où le cireur de chaussures,
confortablement installé sur une place publique, portait chemise blanche, veston,
cravates, lisait son journal (en général El Siglo, l’équivalent local de L’Humanité), vous faisait la
conversation sur n’importe quel sujet. Du sommet à la base de la pyramide
sociale et de la base au sommet, c’était la même chose.
C’était
certes le Chili d’une grande poussée inflationniste, du laboratoire d’idées et
de stratégies de développement de la CEPAL, de l’économiste Anibal Pinto, mais
aussi celui de Nicanor et de Violetta Para, de Pablo Neruda, du sénateur Salvador
Allende, des présidents Jorge Alessandry et Eduardo Frey. Et dans la minuscule
communauté haïtienne de Santiago, il y avait un code de conduite calqué sur
celui de la Cité, autogéré et rarement transgressé. Si même pendant l’été, un
étudiant s’avisait de déambuler dans le centre-ville dans une tenue
inappropriée, il était réprimandé par ses pairs. D’ailleurs, dès l’arrivée d’un
nouvel étudiant au pays, les devanciers lui expliquaient les coutumes locales,
le code vestimentaire, le statut d’échantillon, pour ne pas dire de curiosité
du Noir, dans un pays qui ne semblait en connaitre qu’un seul, le grand Pélé.
Eddy Cavé (A la plaza Italia de Santiago en 1966) |
Cinquante
ans après avoir quitté le Chili, le souvenir de cet aspect de la vie sociale à
Santiago dormait encore tranquillement dans ma mémoire quand les premières
images du spectacle de Michel Martelly ont commencé à défiler sur l’écran de
mon ordinateur. Encore un peu, je tombais de ma chaise. C’est vrai que c’est
l’été là-bas maintenant et qu’on s’habille plus légèrement qu’en hiver, mais
certains accoutrements m’ont pour le moins surpris. Impossible par ailleurs d’imaginer
l’ancien président Edouardo Frey se déhanchant sur la grande scène du CAOPOLICAN sous les applaudissements
passionnés des démocrates chrétiens du pays… Je n’en dirai pas plus.
Des motifs d’espoir
Il
y a exactement un mois, la jeune communauté haïtienne du Chili était à
l’honneur au palais de La Moneda. La présidente du pays, Mme Michelle Bachelet,
honorait le jeune héros Richard Joseph qui avait quelques jours plus tôt sauvé,
au péril de sa propre vie, une Chilienne qui s’était jetée du balcon d’un 9e
étage, dans la commune Independencia.
Voyant la jeune femme se projeter dans le vide, Richard Joseph ne s’était pas
précipité sur son téléphone, comme de nombreux autres témoins, pour filmer la
scène. Il a plutôt offert son corps comme amortisseur et sauvé la vie de cette
femme en détresse. Cela faisait moins de trois ans qu’il vivait à Santiago et
il devient du jour au lendemain un héros national.
Le héros haïtien Richard Joseph honoré par la présidente du Chili, Michelle Bachelet. |
Si le Chili a
l’habitude des sauvetages spectaculaires, il n’a pas moins grandement apprécié
l’exploit de Richard Joseph. On se souvient encore du sauvetage, effectué en 2010,
des 33 travailleurs
de la mine d’or et de cuivre San Jose, dans le désert d’Atacama. Réfugiés à
plus de 600 mètres sous terre, ces ouvriers avaient tenu le coup pendant plus
de deux mois avant d’être ramenés à la surface à l’aide d’une capsule. Cet
exploit avait fait le tour du monde et contribué à alimenter la traditionnelle
solidarité chilienne. À une échelle beaucoup plus modeste, Richard Joseph s’était
signalé par sa bravoure et sa générosité exemplaires. En outre, il avait fait
les manchettes et attiré l’attention de l’opinion publique sur le fait que
notre jeune communauté, même privé de grands moyens financiers, était en mesure
de contribuer au bien-être et à l’épanouissement de la société du pays
d’accueil.
Cela
dit, je crains fort que les manifestations culturelles souvent bruyantes de
notre communauté ne bouleversent pas trop rapidement les habitudes de cette
société très conservatrice dont les modèles traditionnels sont Paris, Londres
et Madrid. Une société qui admire avec modération ce qui vient des Tropiques et
ne correspond pas tout à fait à ses critères et traditions.
Le code de conduite haïtien des années
1960
J’ai
parlé au début de cet article du code de conduite que s’était imposé spontanément
la minuscule communauté haïtienne de Santiago et qui se résumait ainsi : À
Rome, tu fais comme les Romains. Pour les Tropicaux exubérants, passionnés,
bruyants et bouillants d’énergie que nous étions, ce n’était pas du tout
naturel. D’autant plus que le code de conduite était assorti d’un code
vestimentaire très strict : chemise blanche, cravate, veston en toutes
circonstances, sauf les matchs de foot l’été.
Rony Smart, Paul Lucien Baron et J-Claude Cambronne à Santiago en 1966. |
Ainsi,
il n’était pas question d’interpeler bruyamment un ami sur un trottoir du
centre-ville, de rire aux éclats ou d’élever la voix dans les transports
publics, de jouer les comédiens dans les rues, etc. Cela ne se faisait
tout simplement pas. Les premiers arrivés transmettaient chaque année le
message aux nouveau-venus et l’ambassadeur André Fareau se chargeait de nous le rappeler continuellement. C’est ainsi que
la communauté haïtienne a pu laisser d’excellents souvenirs à Santiago et
préparer le terrain pour une immigration qui ne partage pas nécessairement ses
valeurs. L’ancien premier ministre Rosny Smarth, qui étudiait à l’époque l’agronomie
à Santiago et qui a été récemment ambassadeur d’Haïti au Chili, est un des
survivants de cette époque héroïque.
Le mot de la fin
Je
suis certainement trop loin et trop vieux pour donner maintenant aux compatriotes
qui émigrent, au Chili ou dans tout autre pays, des conseils sur le code de
conduite et sur le code vestimentaire à adopter. Dans la descente aux
enfers que connaît actuellement le pays, les chances d’être écouté sont
peut-être très minces.
Entre
la nostalgie et l’espoir, je me réfugie en cette veille de Noël dans un douloureux
et interminable questionnement : La dictature a-t-elle changé notre manière
d’être, de vivre et de penser au point de nous abêtir de manière irrémédiable ?
Le dispositif de déshumanisation mis en place au cours des 50 dernières
années a-t-il détruit nos repères au point de faire de nous de purs
automates ? Pendant que je me pose ces questions, j’écoute à la radio
haïtienne les nouvelles de l’assassinat du révérend père Joseph
Simoly et les premières rumeurs d’un attentat à l’arme automatique contre
le dénommé Ti Wil des Gonaïves. Haïti est-elle sortie du périmètre du vivre
ensemble et que faut-il faire pour l’y ramener ?
SWEET MICKY & MAGDALA
Teatro
Caupolicán, Santiago de Chile
Entre
l’éloge du dénigrement de l’être haïtien que le duo Martelly-Magdala vient de
présenter au Caopolicàn et
le film des funérailles de Manno
Charlemagne diffusé ce matin sur Youtube,
le choix n’est pas très difficile. Je préfère de loin me réfugier avec Manno dans
la nostalgie du combat perdu de la chanson engagée que de me torturer à regarder
le spectacle de mauvais goût offert par Martelly à une diaspora inconsciente et
en panne de repères
Par Eddy Cavé
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