Bonjour Hugues,
C’est toute une anthologie de la littérature de
chez-nous que tu as élaborée pour la nouvelle année. D’un oeil averti, dans un
triptyque bien délimité pour sélectionner les ouvrages primés, tu as su
dénicher des oeuvres vraiment étincelants qui viennent nous chercher dans notre
quête d'excellence.
Celui de Dalembert, « Avant que les ombres
s’effacent » avaient attiré mon attention depuis que j’en avais entendu un
résumé dans la série « La grande Librairie » de TV5-Monde. Avec élégance, tu
l’as bien mis en évidence, surtout avec ta conclusion: « …un livre qui
baigne dans une actualité tenace et Haïti peut se vanter d’avoir fait son
devoir quand elle avait été interpellée par l’Histoire ». Et surtout en
ces derniers jours, ce rappel historique vient de prouver à nous-mêmes, que
nous sommes loin d’être un « pays de merde », quoiqu’en pense « Notre
idiot international ».
Félicitations et mille mercis.
Max Dorismond
Mes coups de coeur en 2017 (1ère partie)
Par :Hugues Saint-Fort
Hugues Saint-Fort |
Je continue cette année encore la série de mes coups de cœur que j’ai
commencée en 2009. Cette édition de 2017 s’articule autour de trois grandes
catégories : Poésie, Fiction et Non fiction. D’abord, la poésie.
Les lunes d’or du cactus, poèmes
Denizé Lauture
Trilingual Press, Cambridge, Massachusetts, 2017
La plupart des recueils de poèmes publiés par Denizé Lauture sont écrits en
anglais ou en kreyòl, ses deux langues de prédilection. Avec Les lunes d’or du cactus, il nous livre
son deuxième recueil de poèmes rédigé en français, le premier étant Les Dards empoisonnés du dénizen
(Trilingual Press, Boston, 2015). Lauture dédie son recueil « Aux étoiles du ciel, aux rayons du soleil et
de la lune et aux idées-éclair qui m’ont aidé à discerner la poussière dorée de
mes ancêtres malgré l’ombre impitoyable des traditions européennes
crucificatrices ». Avec une telle dédicace, on pourrait s’attendre à
une célébration d’une certaine poésie locale en harmonie avec nos héritages
ancestraux, loin des tentations occidentales qui constituent aussi pourtant une
certaine composante de notre identité. Mais
ce n’est pas toujours le cas. On constate plutôt dans ce recueil une tendance
du poète à s’éloigner des thèmes qui ont marqué sa poésie : l’exclusion
sociale, la misère des défavorisés, la grandeur de l’histoire d’Haïti, la
littérature enfantine, au profit de sentiments plus personnels tels l’amour,
l’espoir, mais aussi le malheur, le désespoir, la fin peut-être proche de notre
monde… Cependant, le poète s’attache
aussi à célébrer avec une simplicité désarmante des petits faits de tous les
jours qu’on pourrait ne pas remarquer mais qui font impression sans qu’on sache
pourquoi comme dans ce poème intitulé La pluie de lundi :
Il a beaucoup plu
Lundi,
Pourtant
Mon nombril
N’a recueilli
Aucune goutte
De pluie :
Deux jeunes filles
Bien sympathiques
M’ont pris
Sous leur parapluie.
Ensemble.
Nous avons souri
Et ri
Sous la pluie
Mais le poète découvre que toutes les jeunes filles ne sont pas aussi
sympathiques, comme il a pu s’en rendre compte dans le poème Cette salive convoitée… !
Elle sirotait du vin
Dans un verre couleur miel
Couleur de ses lèvres
Je lui ai demandé un peu
Elle a balbutié
Entre ses diaboliques lèvres
Son visage d’ange
rougissant :
« J’ai craché dedans
Je ne peux t’en donner… »
Si la poésie de Lauture a perdu en français ce qui faisait sa force en
anglais et en créole, c’est-à-dire son engagement pour la justice sociale et
ses luttes pour les droits humains, elle a gagné en revanche de nouveaux atouts
dans la langue de Voltaire : une élégance certaine, le sens du rythme et
de l’harmonie, l’invitation au rêve.
Ouvrages de fiction
Avant que les ombres s’effacent, roman
Louis-Philippe Dalembert
Sabine Wespieser, Paris, 2017
La plupart des thématiques qui imprègnent l’œuvre littéraire de l’écrivain
Louis-Philippe Dalembert : l’exil, l’errance, le croisement des cultures,
se retrouvent dans son dernier roman, Avant
que les ombres s’effacent. Cependant, l’auteur les a insérées à l’intérieur
de faits historiques (« personnes ayant existé et des événements ayant eu
lieu ») qui se mélangent avec de la fiction pour nous raconter une fabuleuse
vraisemblance. Ainsi, la déclaration de guerre adressée par la république
d’Haïti au Troisième Reich le vendredi 12 décembre 1941 constitue un événement
historique réel, même si peu de personnes en ont conscience ou en ont entendu
parler. Ou encore, combien d’entre nous sont-ils au courant de l’existence d’un
décret-loi adopté par l’État haïtien en 1939 permettant à tout Juif qui en
exprimerait le désir de bénéficier de la nationalité haïtienne et d’être
accueilli en Haïti ? A partir de là, le morceau de bravoure du prologue
chargé d’humour, d’ironie et de sarcasme populaire reste tout à fait
vraisemblable et dépasse la pure fiction. Tout comme le récit fictif lui-même
rempli de rebondissements et d’actions spectaculaires conduits adroitement par
un romancier maitre de son art.
Le roman tout entier est construit autour de trois villes décisives et
fondamentales dans la vie de Ruben Schwarzberg : Berlin (pp. 21-107),
Paris (pp.127-198), et Port-au-Prince (pp. 209-273). Entre ces trois villes, le
narrateur insère deux « répits » d’une dizaine de pages chacun pour
permettre au lecteur de souffler et orienter sa compréhension de l’histoire.
Technique salutaire, s’il en est dans cette narration de près de trois cents
pages.
Ruben Schwarzberg est le personnage principal du roman. Juif polonais
originaire de Lodz, il émigre en Allemagne avec sa famille, deviendra un
brillant médecin, mais sera obligé de quitter le pays pour fuir le nazisme. Ainsi
commence une succession de déplacements sur fond de persécutions nazies qui le
conduiront au camp de concentration de Buchenwald d’où il fut libéré par un
miracle extraordinaire pour aller à Cuba. Malheureusement, les autorités
cubaines refusèrent d’accueillir le docteur Schwarzberg et le millier de
réfugiés qui voyageaient avec lui sur le bateau le Saint Louis. Finalement,
après maintes péripéties, certains pays européens, dont la Belgique, la France,
la Grande-Bretagne et les Pays-Bas acceptèrent de les recevoir. Avant
d’atteindre sa destination finale, Haïti, le docteur Schwarzberg débarquera en
France, le pays dont lui et sa mère francophile avaient toujours rêvé,
« elle qui aurait été heureuse, mais si heureuse, de se promener avec lui
sur les Champs-Élysées, la plus belle de toutes les avenues du monde »
(p.112). A Paris, Ruben Schwarzberg se lia d’amitié avec des membres de la
communauté haïtienne, en particulier le poète Roussan Camille et la poétesse
Ida Faubert qui l’aida à obtenir la nationalité haïtienne et facilita son
départ vers sa nouvelle patrie.
L’atmosphère et le déroulement de cette troisième partie du roman sont à
mille lieues de l’errance, de la violence et des persécutions décrites dans les
deux premières parties. Dalembert nous la décrit, cette troisième partie, sous
la forme de souvenirs racontés à sa petite cousine Deborah accourue d’Israël en
compagnie d’un groupe de médecins pour porter secours à Haïti, victime d’un
séisme dévastateur en janvier 2010. Le lecteur découvre comment le docteur
Schwarzberg s’adapta très vite dans sa nouvelle patrie, au point de brûler son
dossier de demande de résidence aux États-Unis qu’il avait gardé avec lui dans
l’espoir d’immigrer chez les Américains. Il avait « l’intime conviction de
se retrouver enfin à la maison, après un long temps d’errance et de péripéties.
La découverte du pays réel lui apporta l’impression que cette terre entrait
dans la composition de sa chair, qu’il n’avait vécu jusque-là que pour la
rencontrer. » (p.215). Mais Ruben Schwarzberg ne mit pas long à découvrir
la politique d’exclusion sociale alimentée par le « mépris de classe et de
couleur » en vigueur dans la société haïtienne de l’époque.
Ce roman qui conjugue avec un art consommé l’histoire et la fiction tendra
à éblouir non seulement le lecteur natif haïtien déconcerté par tant de détails
qu’il ne connaissait peut-être pas sur son ile natale, mais aussi le lecteur
français ou francophone découvrant une société qu’il avait appris à connaitre
traditionnellement par le petit bout de la lorgnette du vodou ou de la
dictature. Louis-Philippe Dalembert révèle dans Avant que les ombres s’effacent un consciencieux travail de
documentation qui permet d’admirer son sens du détail dans les descriptions de
Berlin (bien qu’il ait vécu et étudié à Berlin), sa connaissance des traditions
et de la culture juives et des événements annonciateurs de la montée du nazisme
et de la percée d’Hitler.
A travers l’errance du Dr. Ruben Schwarzberg et de sa famille juive
éparpillée aux quatre coins du monde, fuyant les persécutions nazies, Avant que les ombres s’effacent part de
données historiques pour construire une fiction où le romancier célèbre la
solidarité et la générosité d’Haïti. Dans un entretien accordé au quotidien
haïtien Le Nouvelliste et publié le 19 juillet 2017, Louis-Philippe Dalembert
dit ceci : « A un moment où tant de nos compatriotes et des centaines
de millions de réfugiés sont rejetés de par le monde, surtout par les pays
donneurs de leçon de démocratie et de droits de l’homme, il était important de
le rappeler… ». Ce livre baigne dans une actualité tenace et Haïti peut se
vanter d’avoir fait son devoir quand elle avait été interpellée par l’Histoire.
Avant que les ombres s’effacent a obtenu le Prix Orange du livre 2017 et le prix France
Bleu de cette année. Ce roman a été
aussi finaliste pour le prestigieux prix littéraire Médicis. Il a fait partie des quatre romans
finalistes retenus pour le Grand Prix du roman de l’Académie française (automne
2017) et l’a raté de justesse.
Masuife, théâtre
Menès Déjoie (Menès Dejwa)
Éditions HAFECE, New York, 2015
Le mot « masuife » (mât de cocagne, en français) est bien ancré
dans le vocabulaire de nombre d’écrivains haïtiens. Le poète, romancier et
essayiste Patrick Sylvain par exemple, s’en sert pour le titre d’un de ses
livres bien connus paru en 2011. Plusieurs années avant lui, René Depestre
utilise la traduction française de « masuife » (mât de cocagne) comme
titre d’un de ses romans. Dans sa dernière publication, le poète et dramaturge
Menès Déjoie l’utilise en tant qu’intitulé de sa nouvelle pièce de théâtre.
Dans la culture haïtienne, le mot « masuife »désigne une longue
pièce de bois graisseux au haut duquel on a attaché des objets de valeur
destinés à celui qui parviendra à s’en emparer s’il arrive à grimper sans
encombre au sommet de la pièce de bois graisseux. En Haïti, la légende veut que
le vainqueur soit tout de suite fiché par la police criminelle et ses
empreintes digitales consignées dans un dossier spécial.
Le mot « masuife » est entré dans le créole ordinaire et
constitue l’un des éléments du syntagme verbal monte yon masuife pour désigner la situation de quelqu’un à qui la
vie en fait voir de toutes les couleurs. C’est dans ce sens que le dramaturge
Menès Déjoie l’utilise dans sa pièce de théâtre pour décrire les abus de toutes
sortes, les injustices, les souffrances, les humiliations vécues par trois immigrants imaginaires haïtiens en République
dominicaine, Kongo, Konga, et Kongolito. Confinés dans une misérable chambre,
ils attendent désespérément l’arrivée d’un officiel dominicain qui leur avait
promis de l’argent mais qui les évite consciencieusement. Dévorés par la faim,
ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes car les Dominicains natifs les
traitent de tueurs et de bons à rien (« Dominiken deklare se malfektè nou ye. Nou pi fò nan maji, nan wanga »
(p.25) tandis que les anciens immigrants haïtiens (vyewo) les méprisent. La
précarité et l’incertitude de leur situation mettent leurs nerfs à vif et ils
se disputent constamment. Les trois protagonistes profitent de ces disputes
pour régler leurs comptes avec la société haïtienne en exposant comment ils se
vengent de ceux qui abusent d’eux grâce aux pouvoirs surnaturels de leurs
« lwa rasin » :
Nou seche krapo lanmè ak pwason
foufou nan solèy. Nou fè farin ak yo pou n voye sou matlòt fè yo tounen zonbi
mannmannan (p. 25).
Kongo, Konga et Kongolito sont les représentants de la classe des exploités
de la société haïtienne qui n’ont pour se défendre que les pouvoirs des
« pwen » qui leur sont transmis par leurs « lwa
rasin » :
…Se ti bout kouto Bondye fè n
kado pou n defann tèt nou lè aladen fè kò ansasinay sou nou. (p.25).
Pour eux, la société haïtienne est fondamentalement injuste :
Genyen leta, nanpwen jistis
Pitit sòyèt pa gen lapawòl douvan
pitit otorite.
Une telle philosophie de la vie en société qui recommande de se faire
justice soi-même grâce à des forces mystérieuses peut se révéler dangereuse car
elle peut ouvrir la voie à toutes sortes d’abus commis par ceux-là mêmes qui se
plaignent d’en avoir été les victimes.
La pièce comporte cependant un aspect positif à travers l’intrigue menue et
presque inexistante : la leçon de fraternité dispensée par Kongo qui
recommande à Konga et Kongolito de travailler avec les Dominicains et de ne pas
faire le jeu des patrons et des grands propriétaires terriens qui ne cherchent
qu’à les diviser. Le coup de théâtre de la fin de la pièce restera
mémorable.
« Masuife » reste cependant une pièce forte et attachante grâce aux
charmes de son écriture. La langue créole du dramaturge Menès Déjoie captive et
éblouit le lecteur par sa rutilance, ses images de toute beauté, ses jeux de
mots :
…Mwen granmoun nan tout tou kò m,
si m vle fè pyès ak Vyewo, pyès moun…pyès moun pa ka…
Le style linguistique adopté par Déjoie (Dejwa) alterne un créole populaire
tel qu’on le parle dans les bidonvilles de Port-au-Prince et un créole paysan
en usage dans certaines zones rurales du
pays. Tout au long de la pièce, le dramaturge insère plusieurs proverbes et
vérités générales qui semblaient tombées en désuétude mais qui se sont révélées
fort à propos. En attendant que cette pièce soit mise en scène et jouée par des
acteurs de talent sous la direction d’un metteur en scène compétent, je
recommande de lire tout de suite le texte de Déjoie.
A suivre
Hugues Saint-Fort
New York, décembre 2017
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