Première de deux parties
Joane Florvil entre les mains de ses geôliers |
Par Eddy Cavé
Ottawa, le6 janvier 2018
Cet article en deux parties est la suite d’une
réflexion déclenchée par le spectacle donné au théâtre CAOPOLICAN de Santiago du
Chili le 16 décembre
dernier par l’ex-président Michel Martelly. L’auteur a étudié au Chili dans
les années 1960 et il analyse les problèmes de l’immigration haïtienne actuelle
au Chili à la lumière de ses souvenirs d’étudiant.
J’avais à peine terminé l’article intitulée « Entre la nostalgie et l'espoir » publié dans Le Nouvelliste du 27 décembre que je voyais mes raisons d’espérer s’effriter
au rythme de mes lectures et de mes réflexions sur ce sujet. Après la mort
violente, en août dernier, de Joane
Florvil emprisonnée et maltraitée par des carabiniers au Chili, j’apprenais
cette semaine celle du jeune John Benjamin, victime de la rage du propriétaire
de son logement. Tandis que Joane avait
était faussement accusée d’avoir laissé sans surveillance sa fillette de trois
mois, John a été battu à mort par suite d’un différend portant sur l’équivalent
d’une dizaine de dollars US. Dans les deux cas, on était en présence de
meurtres imputables, directement ou indirectement, à d’évidentes
tensions sociales non contrôlées ou mal gérées par la société d’accueil.
Joane Florvil |
Âgée de 28 ans, Joane
Florvil avait été
arrêtée le 30 août dernier par des policiers qui lui assénèrent, selon la
presse locale, de coups violents à
la tête. Le lendemain
matin, elle succombait des suites de ces mauvais traitements. L’explication
fournie par les autorités est qu’elle se serait elle-même cogné la tête contre
un mur de la prison et serait morte « de blessures auto-infligées ».
Le genre d’explications qu’on entend dans les États racistes des États-Unis. À peine croyable que
cela ait pu se produire sur la terre de Salvador Allende !
La communauté haïtienne de sa localité a rejeté en bloc la
thèse de l’abandon de l’enfant. Selon les personnes interrogées, Joane Florvil l’aurait plutôt confié à une amie « afin de porter plainte
contre un Chilien qui lui avait volé son
portefeuille. » Il n’en fallait pas plus pour alimenter la vague de
xénophobie déclenchée par l’arrivée massive de ces Noirs considérés comme des
voleurs d’emplois et de plus en plus comme des indésirables. À preuve, le
commentaire suivant posté dans Loop News
peu de temps après le décès :
« Heureusement, avec des nouvelles comme celle-ci, les Haïtiens comprennent qu'ils ne sont pas les bienvenus au Chili. Cette femme a abandonné sa fille, la police l'a arrêtée et elle s'est finalement cogné la tête contre un mur de son plein gré. Elle est au Chili depuis plus d'un an et n'a pas pu apprendre l'espagnol. Elle criait et se plaignait en créole, comme si nous, les Chiliens, devions la comprendre. Les Chiliens n'ont pas à apprendre le créole au Chili. »
La lune de miel avec le Chili était donc terminée, et il fallait déjà s’attendre au pire.
John Benjamin
John Benjamin, peu avant sa mort |
Moins de trois
mois après le meurtre de Joane Florvil, celui de John
Benjamin, en pleine
période de Noël, a plongé de nouveau la
communauté haïtienne dans la consternation. Pour mettre un terme à une chaude
discussion relative à une simple
question de facture d’eau, le propriétaire du logement,
Christofer Yáñez Olivares, piquait une crise de colère et rouait de coups
le jeune Haïtien sans défense. Transporté d’urgence dans un centre hospitalier
voisin, John devait, lui aussi,
succomber à ses blessures. Comme
sa compatriote Joane. Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est que l’agresseur
a été placé en détention préventive.
Élégant, affable, John vivait à Santiago, dans la localité de Conchali,
et il avait bien commencé à s’intégrer à
la société chilienne. Il avait même fait venir un membre de sa famille, ce qui le
mettait à l’étroit dans son budget et expliquait le problème avec la facture
d’eau. Était-ce cela le vrai mobile du
meurtre? À mon avis, la véritable cause
réside dans un penchant mal comprimé pour la violence, le conservatisme de la
société chilienne, ses instincts de supériorité, les paradoxes de cette société
plus attachée à ses origines européennes qu’à ses racines indigènes, etc. La
télévision chilienne a montré un grand nombre de scènes illustrant la colère,
les appels à la justice et le désespoir
que la nouvelle de ce meurtre a déclenchés parmi les Haïtiens.
Comme Joane Florvil et comme tous les autres compatriotes assassinés en
République Dominicaine, John Benjamin a payé de sa vie l’irresponsabilité,
l’incompétence et la cupidité de nos dirigeants.
De ces gens sans vision ni conscience nationale dont le principal souci est de déverser dans les ports
et aéroports étrangers la masse des jeunes qu’ils privent de tout moyen de
subsistance.
De l’espoir à la désillusion
En écrivant l’article, je savais certes que 50 ans, c’est très peu dans
la vie des peuples et qu’il était très improbable que le Chili des années 1960
se soit transformé en si peu de temps en
un pôle d’attraction de tout repos pour des
dizaines de milliers de sans-emploi noirs. J’avoue aussi que j’étais très
circonspect, mais je préférais croire en la vertu des autres. En la générosité des peuples, en la
solidarité humaine et en l’humanisme international pendant que s’accumulaient un grand nombre de
preuves à l’effet contraire.
Le Chili, nouvel Eldorado des Haïtiens |
Dans mes questionnements toutefois,
je me disais que Michelle Bachelet avait probablement fait en
connaissance de cause le pari d’entrer dans l’histoire comme le pendant
d’Angela Merkel dans le Cône Sud de
l’Amérique. Les illusions d’optique dues
à l’éloignement et à la tentation bien connue des vœux pieux avaient eu raison de la logique et j’avais sombré
dans l’utopie. Au vu de l’assassinat de ces deux paisibles compatriotes, le vœu
que mes amis chiliens «europhiles»
jusqu’à la moelle se soient en un demi-siècle métamorphosés en des
citoyens tolérants et pacifiques a volé en éclats. Et le réveil pour moi a été
brutal.
En cette fin d’année 2017 où je
pleure l’assassinat de Joane et de John, je me demande, décontenancé, si cette
émigration massive commencée dans l’euphorie avait la moindre chance de finir
autrement que dans le conflit permanent et le départ de nos compatriotes vers d’autres cieux où personne ne voudra encore de nous. Même
pas au pays natal!
Les signes avant-coureurs de
l’échec
Haïti était encore en plein dans
sa lune de miel avec le Chili que l’horizon a commencé à s’assombrir. Je
retiendrai deux éléments à ce sujet : le différend sur le transport aérien
entre ces deux pays et les nombreux
reportages réalisés au Chili sur les
réactions de la population à l’arrivée massive des travailleurs étrangers. Les
lecteurs intéressés par ce sujet
trouveront dans Google et dans la plateforme YouTube des réponses à la
plupart de leurs questions.
Le différend sur le transport
aérien
L'avion interdit de vol en Haïti en septembre 2017 |
À la fin de septembre dernier, il s’est produit à l’aéroport
international de Port-au-Prince un incident dont la portée profonde n’a pas été
immédiatement comprise. Le Chili ayant mis unilatéralement fin à une
liaison Port-au-Prince-Santiago assurée par la compagnie haïtienne Sunrise
Airways, l’Office national de
l’aviation civile d’Haïti, l’OFNAC, refusa de renouveler le permis de vol de la compagnie chilienne Latin
American Wings (LAW) qui venait de transporter, en moins d’un an, plus de
20 000 passagers au Chili. Le bras de fer dura plusieurs jours au cours
desquels le Chili sortit son artillerie lourde et imposa son point de vue. La
preuve que, même dans la coopération Sud-Sud, les États n’ont pas d’amis, mais
plutôt des intérêts. Et que l’aide internationale et les déclarations d’amitié
sont la plupart du temps au service des intérêts commerciaux. On pouvait dès
lors s’attendre au pire.
Dans les négociations, le Chili a
souligné que sa diaspora haïtienne avait transféré 36 millions de dollars
en Haïti en 2016, ce qui faisait.de lui la deuxième source de transferts de
migrants d’Haïti. Sous-entendu, un
partenaire commercial privilégié à exempter de l’application du principe de la
réciprocité dans le transport aérien. Le commerce inégal s’affirmait dans toute
sa laideur dans le Tiers-Monde. Sunrise
n’a toujours pas eu gain de cause.
Si l’ensemble des transferts des Haïtiens de
l’étranger se chiffre à 2 milliards par année, on ne voit pas comment le Chili peut prétendre
être le deuxième fournisseur mondial de paiements de transfert d’Haïti. En
réalité, personne ou presque ne prend au sérieux la prétendue valse de millions
qui se danse depuis deux ou trois ans entre Haïti et le Chili. Des millions
qui partent d’Haïti et qui reviennent à
un rythme étourdissant. Vrai ou faux, cet argument se répète inlassablement et
il a contribué à empoisonner le débat
sur le poids de l’immigration haïtienne au Chili : les Haïtiens sont en
train de modifier le paysage social du pays et de voler un grand nombre d’emplois
aux Chiliens, tout en puisant 3 millions de dollars par mois dans les réserves
de devises du pays.
Dans la deuxième partie, nous passons en revue les
reportages réalisés par la télévision chilienne sur l’immigration haïtienne,
l’échec de la tentative d’ouverture du Chili à ses voisins, ainsi que quelques
exemples de réussite personnelle d’émigrés haïtiens dans ce pays.
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