Charles Aznavour, du haut de ses 93 ans, a donné son 2è concert en Haïti le 29 décembre 2017. |
Par Max Dorismond
« Couvrez
ce sein que je ne saurais voir… » ! Une satire dans ce style
aurait été, peut-être, prononcée avant que les pieds de Charles Aznavour ne
touchent le sol d’Haïti. Rien n’est impossible dans ce pays de cocagne où tout
est fumisterie et bluff. D’ailleurs, j’imagine, au gré des spéculations, qu’on
aurait même demandé à des angelots de jeter des perles de roses sur le passage
du célèbre chanteur pour confondre les effluves malodorants s’évaporant des
rigoles engorgées. Tout serait déployé pour ne pas troubler la vue de l’invité.
La pauvreté récurrente doit être située loin de son regard. Si on pouvait fixer
un dôme opaque sur Jalousie, ce serait pour le meilleur des deux mondes. Il faut
laisser, au chanteur, l’impression que tout baigne dans l’huile au paradis des
nantis quisqueyens qui rament dans le beurre. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a
exilé dans les hauteurs où les gueux n’auront pas la force de gravir la
montagne pour venir exposer leur ventre creux et leurs yeux hagards, rongés par
toute la misère du monde.
Charles Aznavour à Tara's (Pétion-Ville) lors du concert Photo (le Nouvelliste) |
Charles Az, le
chanteur à la voix rauque qui flirte avec les mots qu’il encapsule pour
temporiser les maux de notre existence, fut mon chanteur de prédilection et
celle de toute ma génération au temps de notre jeunesse. Son anthologie
musicale peut renfermer l’histoire de la terre entière, qu’il colore dans des
textes d’une rare lucidité qui décortiquent le quotidien de l’humain. On y
trouve des perles indémodables, de la ballade au jazz, du Reggae au Samba, et des
chansons sirupeuses à vous arracher une larme. Dans la pièce « Les Caraïbes », au rythme chaloupé des tropiques, on croit déceler un peu
de chez-nous. Le sujet nous entraîne vers le souvenir de la flibuste aux
Antilles.
Mais, quand je pense à cette célébrité
internationale, ce sont ses chansons engagées, telles que « Pour toi Arménie », son pays d’origine, victime comme Haïti, d’un séisme en
1989, ou l’insoutenable « Je suis un mort vivant », qui, par leur puissance culpabilisante,
semblent nous élever vers la rédemption. Quiconque est conscient des injustices
de par le monde, de la sempiternelle lutte pour la liberté, ne peut passer à
côté de ces titres qui décoiffent.
La
question qui étrangle !
Le jongleur des mots |
Vue partielle des spectateurs à Tara's (Une courtoisie du Nouvelliste) |
Aujourd’hui, fin 2017, la situation s’est
terriblement dégradée. Le voilà encore dans nos murs, chantant les souvenirs
des jours heureux pour les vrais chanceux de l’île. Je n’en disconviens point. À
chacun sa chance sur cette terre. Nous ne pouvons les envier. Mais qui pouvait
empêcher Aznavour de faire un tour dans les bas-fonds de Port-au-Prince, s’il
le voulait bien, pour aller voir, de visu, que la misère n’est pas toujours
rose au soleil ?
Comme dans sa chanson, « Je suis un mort vivant », il aurait effectué une simple tournée
dans les prisons de la capitale, à l’Hôpital Général de l’Université d’État pour
découvrir ces malheureux, ces morts
vivants, « abandonnés de tous » et les entendre décrire une partie de
leur calvaire :
On m’a pissé dessus, craché à la
figure
Sur mes parties intimes on a mis
le courant
Avec les rats crevés je dors
dans la raclure
Malade et décharné je suis un
mort vivant
Je rampe dans mon trou comme un
rat sous la terre
Dans la crasse, l’oubli, dans la
merde et le sang
Dans ce lieu où jamais un rayon
de lumière
Ne caresse ma peau, je suis un
mort vivant
Je bois des eaux usées, dieu
sait ce que je mange
Revêtu de haillons, j’ai l’air
d’un revenant
Subis des sévices et je vis dans
la fange
Mais je sais qui je suis et ce
que je défends… (1)
Je suis un mort vivant - Charles Aznavour
Imagine ! Imagine !
Aznavour accueilli à l'aéroport de Port-au-Prince à son arrivée par Olivier Martelly, l'un des sponsors du récital. |
Charles Aznavour,
un monument à lui seul, a connu toutes les facettes de la vie. Des p’tits
meublés aux châteaux d’aujourd’hui, rien ne lui est étranger. La vie de bohème, la
pénurie, le bonheur, comme le malheur, ont déjà été partie intégrante de son
environnement qu’il se fait le devoir d’utiliser pour meubler ses oeuvres. Il
ne serait pas insensible à cette vision de l’enfer. On va me conter que ce ne
fut pas son mandat ! Je répondrai que l’artiste ou le poète ne dépend de
personne, sauf de sa conscience. Il est un électron libre. Qu’on me répète, de
préférence, que ses hôtes, ses promoteurs égoïstes n’en ont cure de la misère
des gueux, qu’ils perçoivent comme une goutte d’eau de plus dans l’océan de
l’indifférence. Ils n’avaient nul intérêt à exposer cette réalité au chanteur. Ce
serait se tirer dans les pattes.
Inviter seulement Aznavour à visiter
Port-au-Prince serait vraiment une idée moralement payante pour les laissés
pour compte qui verraient en cette célébrité, une main secourable venue les
aider à recoller les morceaux de leur âme brisée. Comme le Pape Jean-Paul II, en mars 1989, il
aurait fouetté la torpeur de ces déshérités de l’espoir, réveillé les sens atrophiés
de ces zombis de la vie en déclarant, aussi, à la vue des vrais morts vivants de sa chanson, que « quelque chose devrait changer dans ce pays ».
La
pauvreté - un effet collatéral de la corruption
Les pauvres n’ont jamais fait le choix de
végéter au fonds du baril de la déchéance. Ils s’y trouvent par dépit. Ils
rêvent tous de jours meilleurs. Duvalier, au début de son ère, avait construit
un aéroport pour se débarrasser du colis encombrant des mal foutus d’autrefois,
s’il ne les fusillait pas. Aujourd’hui, leur indigence détonne dans le décor, on
les détourne vers le Brésil, le Chili. Mais, le jour n’est pas loin, où ces
affamés vont retourner leurs chemises à l’envers pour demander des comptes à
ces éternels prédateurs qui s’accaparent sans vergogne du bien collectif. Avec
l’instinct du tueur, ces négligés de la vie, ces morts vivants, prendront leur revanche, le moment venu. Et alors, l’île
se verra au carrefour d’un choix : soit nous serons tous heureux collectivement,
soit nous crèverons tous ensemble. Ce sera à pile ou face. Car, la parodie a
assez duré : Haïti demeure une comédie pour les riches, une tragédie pour les
pauvres.
Max Dorismond
Mx20005@yahoo.ca
Max Dorismond
Mx20005@yahoo.ca
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