GISÈLE MAYAS (2016) |
Par Eddy Cavé,
Ottawa, le 23 février 2018
Il est des êtres qui entrent dans votre vie et qui en sortent en
laissant derrière eux un souvenir qui s’estompe dès qu’ils ont tourné le
dos. Il s’agit là d’une catégorie de
gens qui vivent pour eux-mêmes et pour leur famille et qui, en général, se
soucient très peu du bien commun. À part les caractéristiques physiques qui influencent
considérablement les souvenirs, la mémoire collective ne retient généralement
que très peu de choses à leur sujet.
En revanche, certains autres survivent dans les mémoires collectives et
individuelles très longtemps après leur départ pour une autre destination ou
pour l’éternité. La particularité première de cette catégorie de gens, c’est
leur amour pour les autres, leur désir constant de servir et la place qu’ils réservent
pour les autres dans leur vie. C’est à
cette catégorie très spéciale qu’appartenait Gisèle
Mayas. Une fois propagée la nouvelle de son décès, les appels téléphoniques,
les courriels et autres témoignages de sympathie ont commencé à arriver de tous
les coins du monde où elle avait des amitiés, et cela n’a pas cessé depuis.
La raison du désarroi que ce départ complètement inattendu a provoqué
parmi nous, c’est que Tate Gi était un être
très spécial. Une femme « grand format », qui vivait pour les autres
et qui s’était fixé pour mission de combler tous les vides que les décès,
l’émigration, les persécutions politiques créaient dans son entourage. Le genre
de personnes qui entrent dans votre vie comme un voyageur inconnu que vous
hébergez pour une nuit et qui s’installe avec tant de grâce dans votre
quotidien que, vous-mêmes, vous refusez de le laisser partir. En plus de constituer
une compagnie agréable, cet inconnu sait tout faire dans une maison, du
jardinage à la vaisselle, en passant par le bricolage, les courses habituelles,
etc. Et quand soudain ses obligations personnelles l’obligent à tirer sa
révérence, c’est dans le déchirement que vous le voyez partir. Tate
Gi était un de ces voyageurs qui laissent dans le deuil tous les foyers où
il a mis les pieds; dans toutes les familles où il partagé son ardent désir
d’aimer, d’aider, de servir; toutes les paroisses où il s’est agenouillé pour
prier pour sa famille, ses proches, sa communauté, sa patrie en détresse. Ces
personnes-là, on ne les rencontre pas à chaque coin de rue, surtout depuis que
l’individualisme et le chacun-pour-soi se sont implantés dans nos sociétés pour
faire de notre monde un véritable champ de bataille.
Gisèle, dans la trentaine |
Dans cette cascade de souvenirs, je fais un arrêt sur image, comme si je
visionnais un film. C’est le jour des funérailles de Georges Séraphin père à
Jérémie, en mai 1956. Gisèle n’a pas encore 20 ans. Je la vois vêtue de noir,
une longue mantille noire recouvrant son visage en larmes, majestueuse dans la
douleur, désespérée devant l’ampleur du drame. Georges vient de disparaître
dans la jeune trentaine, laissant une jeune veuve, Jeanine, et deux fillettes
en bas âge, Marlène et Nilsa… Dans un
éloge funèbre qui retentit encore à mes oreilles, le professeur de sciences
sociales Roger Jérôme s’exclame : « Le météore a passé. Georges
Séraphin n’est plus! » Quand, quelques années plus tard, en 1964, Jeanine
optait pour des études au Pérou et l’exil volontaire, l’espèce de prémonition qui
a fait tant pleurer Tate Gi aux funérailles de Georges se réalisera. Après un
mariage qui n’aura pas duré, elle deviendra par procuration la mère de ses deux
adorables nièces.
Il est rigoureusement vrai que Georges Séraphin est passé comme un
météore. Mais dans l’esprit de Réginald, de Marlène et de Nilsa, des Philogène
et des nombreux membres de la fratrie des Mayas, des Cavé et des Martineau, la comparaison
conserve toute sa pertinence : Tate Gi est passée comme un météore. Elle
avait encore tant de projets pour chacun d’entre nous, tant d’amour à donner et
tant à faire pour ses amis, protégés, parents et alliés et pour sa paroisse
qu’il lui faudrait encore une autre vie pour achever sa mission. Avec cette
œuvre inachevée, elle est, comme son beau-frère Georges, passée comme un
météore sur cette terre où tout s’efface, mais où bien des choses ne survivent
que grâce aux prodiges de la mémoire. Comme notre cousine Michèle Cavé, fauchée
à Port-au-Prince à 19 ans en 1959, ainsi que sa sœur Liliane partie en 1964.
Cette année 1964 fut pour la famille l’année des grandes épreuves, ayant vu
disparaître, coup sur coup, mon père Annibal Cavé, Tante Corancie Cavé, la mère
de Gisèle, et son père Rotchild Mayas.
Quels souvenirs allons-nous garder de cet être hors du commun qu’était
Tate Gi? De cette femme qui n’avait pas d’âge et qui, jusqu’à son dernier
souffle, personnifiait une incroyable jeunesse d’esprit et d’âme? De cette mère
qui n’a donné naissance qu’une seule fois mais dont les enfants ne se comptent
plus? D’abord, il faudra garder d’elle le souvenir d’une femme de devoir, d’un
attachement sans bornes envers la famille et d’une extrême générosité envers les
autres. Du vivant de Dòk Mayas, nous l’appelions La
Vice-Doyenne, puis à partir de 2001, elle est devenue La Doyenne, titre qu’elle
a porté à la fois avec fierté et un sens admirable des responsabilités. Toute
sa vie, Tate Gi a fait ses choix de maison ou d’appartement en pensant d’abord
à l’espace nécessaire pour accueillir les neveux, nièces, cousins, cousines et
amis de passage ou dans le besoin. Il nous incombera la lourde tâche de
préserver cet héritage et l’obligation de suivre autant que possible la route
qu’elle a tracée.
À Jérémie qu’elle a
quittée en 1965, Mademoiselle Gisèle était déjà réputée pour ses compétences de
jeune institutrice, son amour pour ses élèves, sa compassion et son sens de la
justice. C’est ainsi qu’elle a laissé d’agréables souvenirs aux trois écoles où
elle a enseigné : L’École des Sœurs, Pétion Laforest et Edmée Rey. Ses
anciennes élèves lui vouent encore une grande dévotion. Elle appartient à la
catégorie des Elda Pierre, Simone
Germain, Eddie Saint-Louis, Jacqueline Allen, Paula Brierre, Andrée Guillard,
Arnelle Desgraff Bontemps, Marlène Gilbert Joseph, etc. Durant son passage dans l'enseignement, elle bénéficie des conseils et de l'expérience de Barnave Gilbert, Inspecteur à l'enseignement primaire à Jérémie, et de Marcel Gilbert, ancien directeur du lycée Pétion à Port-au-Prince. Par une de ces curieuses coïncidences, elle est décédée durant la même semaine que Simone Briffaut Gilbert, la veuve de Marcel. Une génération qui s'éteint...
Il y a lieu de souligner aussi la personnalité fascinante de cette
superbe femme aux yeux pétillants d’intelligence. Verve intarissable, sens
particulier de l’humour, souvent plus portée à faire rire qu’à ménager l’ami ou
le parent qu’elle veut taquiner, Tate Gi était une des compagnies les plus
agréables que j’aie connues. À l’époque de la mode des robes queue de poisson
et des talons aiguilles, elle faisait tourner toutes les têtes quand, mine de
rien, elle longeait la nef de l’église Saint-Louis ou la grande allée du Ciné
Fox à Jérémie. Et quand elle se lançait sur la piste de danse des clubs Versailles
à l’entrée de la ville ou de Welcome à
Buvette, c’était presque un évènement, et cela l’amusait énormément…
En quittant Jérémie, elle
abandonne l’enseignement pour se lancer dans le secrétariat. Elle entre alors à
l’Institut de développement agricole et industriel (IDAI) où elle se signale
par son professionnalisme, son application au travail et son sens inné des
relations interpersonnelles. Et dans cette Haïti qui offre de moins en moins
d’opportunités à ses enfants, elle se sent de plus en plus à l’étroit et s’installe
aux États-Unis pour préparer l’avenir de Réginald. Elle connaît alors les innombrables
épreuves des expatriés et les surmonte pour réussir sa propre vie et assurer la
réussite de Réginald et des jeunes parents qu’elle assiste à tour de rôle.
Bref, une vie bien remplie, faite d’épreuves et de succès, de moments
d’angoisse et de tristesse, mais aussi de grandes joies et de bonheur.
Les dernières années ont été particulièrement difficiles pour la
famille, en particulier au lendemain du tremblement de terre de 2010.
Heureusement que Tate Gi était à la barre pour mener à bon port la famille
dramatiquement frappée et accueillir les neveux et nièces épargnés par miracle.
Puis, il y a eu l’an dernier le départ de Lesly qui rappelait tant Dòk Mayas. Stoïque,
elle encaissait sans broncher. Ces derniers mois, quand le genou a commencé à
faiblir et qu’elle a pris appui sur une canne pour certains déplacements, elle
l’a fait avec une telle élégance que cela semblait ajouter à la majesté
naturelle de sa démarche.
Difficile de parler de Tate Gi et de revoir, même à vol d’oiseau, son
impressionnant parcours sans la replacer dans l’environnement très jérémien qu’elle
a retrouvé et agrémenté aux États-Unis. Avec des amis comme Yvonne et Solange
Antoine, Jean Alcide, les Guillard, les Théano, la grande tribu des Cavé,
Laforest, Louis, Glaude, Smith, et j’en passe, car je ne voudrais oublier
personne… Ensemble, nous avons assisté à
je ne sais plus combien de mariages, de baptêmes, de premières communions, et à
chaque occasion la conversation dérivait tout naturellement vers notre enfance
à Jérémie, les
soirées de clair de lune à La Pointe, les baignades à La Voldrogue, à l’Anse
d’Azur…
:
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force
d’aimer? »
Aujourd’hui, tout cela n’est
que souvenir. Mais c’est précisément dans nos souvenirs que Tate Gi va continuer à vivre : les magnifiques
souvenirs qu’elle a gravés dans notre mémoire; les souvenirs des membres de la
famille qu’elle est allée rejoindre et que nous entretenons par nos
conversations quotidiennes, nos visites, même espacées, au cimetière. Dans nos
collections de photos, les meilleurs garants de la préservation de la mémoire!
Dans ma riche mais très
incomplète collection, j’ai retrouvé ces photos de quelques uns des parents que
Tate Gi est allée rejoindre et qui l’accompagnenet sans doute durant ce dernier
voyage : notre grand-père Arthur Cavé, décédé durant le premier quart du
20e siècle; notre tante Lauréa Cavé, que nous appelions tous
Marraine Lauréa; l’oncle Franck et Tante Yolande, chez qui nous avons tous
séjourné à Port-au-Prince; mon père Babal, dentiste décédé en 1964. Dommage
que nous n’ayons pas le culte de la photo et que nous en ayons si peu pour
préserver au moins la mémoire de nos êtres les plus chers! Le départ de Tate Gi
est l’occasion de se souvenir d’eux et de nous rappeler que la vie a beaucoup
plus de sens quand, comme celle de Tate Gi, elle est mise au service des
autres.
Que leurs âmes reposent en
paix!
No comments:
Post a Comment