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Sunday, April 27, 2025

MES ADIEUX À MON AMI JOE JACQUES

 

Par Eddy Cavé, edddynold@gmail.com

Ottawa, le 23 avril 2025

Joe Jack
Des nombreux amis, collègues et connaissances que j’ai pratiqués ou côtoyés de près pendant les trois ou quatre dernières décennies, Joe Jacques est sans conteste un de ceux qui m’ont le plus marqué. Qui ont le plus influencé mon quotidien, allant  enrichir jusqu’à ma manière de voir le monde.

D’abord, Joe m’a sensibilisé à la réalité et aux défis auxquels les non-voyants sont confrontés à chaque minute de leur existence. La seule phrase « Le monde est beau, dit-on, tout est fait pour la vue », tirée de la très belle chanson Entre voir et t’aimer, révèle en peu de mots le tragique dilemme des non-voyants et ce qui pourrait être chez lui un motif permanent de frustration. Joe étant un stoïque qui ne s’est jamais laissé abattre par les caprices d’un destin très peu tendre à son endroit, il a cherché et trouvé dans la spiritualité les forces nécessaires pour surmonter chacun des obstacles rencontrés sur sa route. 

Ensuite, Joe m’a fait découvrir, du dedans, le monde  très particulier du spectacle haïtien, avec ses moments forts et ses passages à vide, ses beautés et ses laideurs, ses actes admirables de solidarité ainsi que les coups-bas qu’on s’y donne entre confrères et entre vrais ou prétendus amis. Il m’a également initié au clavier électronique, me donnant un passe-temps dans lequel je me réfugie toutes les fois que la fatigue physique ou mentale s’empare de moi après des heures d’intense labeur. 

Enfin, Joe n’a jamais cessé de m’impressionner par la profondeur de son jugement, l’originalité de ses idées sur les sujets les plus variés et le côté tranchant de ses réparties. Cet aspect de sa personnalité sera sans doute le plus durable des souvenirs que je garderai de lui. Joe n’a pas seulement été pour moi un compagnon de route, un ami intime ou un frère. En plus de tout cela, il a été pour moi un modèle, un guide, un objet permanent d’admiration. Par son extraordinaire résilience, sa combativité, l’étendue de son savoir, sa curiosité intellectuelle et sa capacité d’adaptation à l’évolution technologique, il n’a jamais cessé de m’inspirer et de me stimuler. Il a, par-dessus tout, contribué à modifier en profondeur ma vision du monde et de la société dans laquelle nous vivons. 

À ma question de savoir si, au détour de la cinquantaine, il n’était pas trop tard pour que je m’initie à la musique, Joe me répondit sans réfléchir une seule minute : «  Absolument pas, mon cher ami. Tu as fait des choses beaucoup plus difficiles que cela dans la vie… Sans compter qu’il y a maintenant le piano électronique que je définis comme « la musique mise à la portée des sous-doués, des béotiens comme on dit. Achète-toi pour quelques centaines de dollars un Yamaha semi-professionnel usagé ou un bon Casio et je t’apprends à jouer en un week-end. À ton retour chez toi à Ottawa, tu pourras jouer dans ton auto tes propres enregistrements. J’ai tous les appareils qu’il te faut pour cela dans mon studio. » 

Chose dite fut faite. Je m’achète un Yamaha d’occasion et nous passons ensemble, à Montréal, le premier long week-end de l’été 1990. Au moment du retour chez moi à Ottawa, le lundi midi, il me remet une cassette contenant, outre une chanson créole, mes premières interprétations des grands succès internationaux qu’il m’a appris à jouer : And I Love You So, de Perry Como, et Spanish Eyes, d’Engelbert Humperdinck. Insistant pour que j’ajoute un boléro haïtien à mon répertoire de départ, il m’avait fait jouer également Manman Nanotte, un des grands succès de Gérard Dupervil. Pour dire toute la vérité, j’ajouterai seulement que, dans le but d’accélérer cet apprentissage, j’avais fait quelques séances de travail avec mon cousin Michel Fleury à Ottawa. Ce week-end d’initiation « pour sous-doués » avec Joe restera gravé pour toujours dans ma mémoire… 

Ce que la plupart des gens qui parlent de Joe Jack ou écrivent à son sujet ne savent pas, c’est qu’il était un éducateur-né et qu’il a commencé sa carrière professionnelle comme professeur d’anglais avant d’enseigner la musique avec un rare bonheur. Sa carrière de musicien professionnel est venue plusieurs années après.

Joe était également un leader doté d’extraordinaires talents d’organisateur, en plus d’avoir un flair tenant presque du génie. En fait foi son expérience de fondateur-maestro des groupes de non-voyants Les Quatre Cloches, qui deviendront Les Sept Cloches à la fin des années 1960. La découverte de l’accordéon électronique, qu’il appelait « un piano à bretelles », déclenchera chez lui l’intuition géniale de se transformer en homme-orchestre et de faire cavalier seul.

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Joe Jack
Je me suis lié d’amitié avec Joe par l’entremise de mon Valère Cécil Philantrope à la fin des années 1980 et nous ne nous  sommes jamais séparés depuis. Voyant que les promoteurs abusaient souvent de son handicap, je lui fis part un jour timidement l’idée de m’occuper de la gestion de ses contrats et il me nomma son manager, sans la moindre réticence. Avec enthousiasme même. C’était l’époque où il entrait dans une nouvelle modernité en passant du « piano à bretelles » au synthétiseur Technics KN 1000, qu’on voit ici. Les recettes de notre première tournée servirent à l’achat du modèle haut de gamme KN 7000, de micros unidirectionnels sans fil, d’une enregistreuse haut de gamme et de divers autres accessoires. Ainsi commençait une nouvelle étape de sa carrière qui allait durer plus de vingt ans.

En ma qualité d’accompagnateur et de manager improvisé, j’ai vécu avec lui des moments de joie intense, de bonheur indescriptible, ainsi que des aventures désopilantes. Joe étant très porté vers l’autodérision, il n’a jamais cessé de me raconter des anecdotes où il n’avait pas nécessairement le meilleur rôle : des blagues sur les bègues, les aveugles les promoteurs qui ne respectaient pas leurs engagements à son endroit. Témoin cette blague relative à une soirée qu’il devait animer chez une connaissance, tandis qu’il devait jouer à un night-club. Furieux d’apprendre que Joe se produisait ailleurs pendant que les invités l’attendaient avec impatience, le bonhomme partit à sa rencontre avec, prétendument, l’intention de le forcer à revenir avec lui. Jouant à fond la carte du cynisme, Joe lui répondit tout simplement : « Se pa lakay ou mwen ye la a. Eskizem monchè » (Tu veux me dire que là où je suis en train de jouer, ce n’est pas chez toi ? Désolé, mon cher !). Joe m’a finalement expliqué  que c’était un fait exprès et une revanche prise à l’encontre d’un voyou qui avait au préalable abusé de sa confiance.  

Joe  a souvent raconté au micro également une petite mésaventure qu’il a eue dans un des minibus de la route de Carrefour. Cédant à ses réflexes de séducteur, il commence à baratiner et à assommer de compliments une jeune dame assise à côté de lui, tandis que l’ami qui l’accompagne ne cesse de le piétiner pour lui dire d’arrêter. C’est seulement à leur arrivée à destination que l’ami lui expliquera que la belle dame en question était une religieuse en uniforme… Cela l’amusa au plus haut point. 

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Un souvenir inoubliable

À l’approche du dimanche de Pâques 1991,  j’accompagne Joe à New York pour une tournée de trois jours organisée par Jéroboam Raphaël, le président-fondateur de la firme Geronimo Records. Le moment fort du programme d’activités de cette organisation est le traditionnel concert du dimanche de Pâques  donné à l’auditorium du Brooklyn City College et qui affiche « COMPLET » chaque année.  Joe est le troisième nom inscrit au programme de cette année, et le promoteur n’a ménagé aucun effort pour lui redonner la place qui lui revient sur la scène musicale haïtienne. 

Ti Pwofesè lekòl


Une demi-heure avant l’heure prévue  pour le lever du rideau, la salle est déjà pleine à craquer, et le public commence à s’impatienter, réclamant bruyamment le premier groupe inscrit au programme, Lakol. Les musiciens sont sur les lieux, mais ils ne sont pas en mesure de commencer, car ils arrivent de Boston où ils ont seulement pris le petit-jeuner. Le promoteur invite alors Dieudonné Larose, le deuxième artiste de la liste, à combler le vide. Larose refuse, affirmant qu’il ne va pas « chauffer » la salle pour les autres musiciens. En désespoir de cause, Jéroboam m’appelle et me demande, avec beaucoup de tact, si je ne pourrais pas convaincre Joe d’ouvrir le spectacle. 

Ayant pleinement confiance dans la force de frappe de mon ami, je l’encourage à foncer, lui disant que c’est sa chance de reprendre sa place au Palmarès après une éclipse qui n’a que trop duré. Il comprend vite les enjeux et accepte. En gravissant les marches du podium, je lui demande s’il conserve l’agencement préparé en prévision de la troisième place figurant au programme ou s’il commence par une autre chanson. Il me répond calmement qu’il ne sait pas encore : « Je dois d’abord prendre le pouls de l’assistance, me dit-il, en humant l’air ambiant. Je déciderai ensuite. »

Par les bruits et les vibrations qui viennent de la salle et par les commentaires qui fusent de partout, Joe détermine le profil et les attentes de l’auditoire. Après un court mot de remerciement prononcé pendant lequel il exécute quelques arpèges, il met son clavier en mode démarrage synchronisé (« Syncro Start ») et commence à fredonner sans accompagnement musical le premier couplet du tube qu’il vient de choisir :

« Mignone enfant vieille à huit ans

Quelle douleur glisse du cœur

Dans tes  romances où la souffrance verse des pleurs

Tu cours les rues dans tes guenilles

Sans nul soutien et sans famille

Et dans le soir, pleine d’espoirs, ta voix s’écrie … » 

Perspicace et seul maître du jeu, Joe fait alors une pause bien calculée, puis il plaque le premier accord qui met le système en route. Pendant que la salle résonne des milliers de décibels qui traversent l’atmosphère, la foule, déjà chauffée à blanc par la vue de son artiste retrouvé, entonne d’une seule voix avec lui : « Men kafe griye. » 

\Le pari est gagné. Un  immense frisson traverse l’auditorium, tandis que les gens se lèvent spontanément pour applaudir à l’unisson « le retour de l’enfant prodigue ». Dans ma longue expérience d’amateur de spectacles de ce genre, je n’avais jamais rien vu de tel : un public accordant une ovation debout à un artiste avant qu’il ait joué une seule note. C‘était, pour moi  du moins, un fait sans précédent dans les annales du spectacle, une véritable première… Et je n’en ai jamais vu d’autres, non plus, par la suite.

Au milieu du tonnerre d’applaudissements qui semble s’éterniser, Joe enchaine en plaquant un accord qui réactive la synchronisation. La salle retentit alors de mille vivats et le succès est total. Pendant que l’enchantement se poursuit, Joe entame le second couplet :  

Seule tu passes trainant

Hélas et sa douleur

Ta voix plaintive qui se lamente et qui se meurt

Et tu reviens dans la nuit noire

Sans nul soutien que tes déboires

En toussotant contre le vent  et gémissant

Men kafe grye

Les centaines de spectateurs entassés dans cet immense auditorium super équipé en matériel acoustique  se trouvent ainsi plongés, sans transition ni préparation, dans une euphorie collective indescriptible. Sans doute que la plupart d’entre eux connaissaient déjà la chanson, mais ils sont cette fois interpelés par le sujet et ils sympathisent avec cette gamine, sans doute une restavèk, qui court les rues en guenilles dès le lever du jour pour vendre du café grillé. 

Au plus fort de cette euphorie collective, une jeune dame totalement inconnue se précipite vers l’estrade,  s’improvise directrice de chorale et fait chanter la foule. Avec son flair habituel, Joe s’ajuste immédiatement à cette situation complètement imprévue et rejoue en boucle une partie de la chanson pendant que le public se laisse aller à l’improvisation… C’était la première et la seule fois de ma vie que je voyais un spectacle commencer par une ovation debout et dans un tel brouhaha.                                                                                    

La chanson terminée, le public réclame une reprise et la jeune dame saute cette fois sur l’estrade pour prendre véritablement les choses en main. Craignant de perdre le contrôle de la situation, trois gardes de sécurité s’interposent pour l’en empêcher. Elle les engueule vertement, leur disant que ce sont eux, les Américains, qui ont l’habitude de tuer leurs vedettes : « Nous autres Haïtiens, nous ne tuons pas nos vedettes. Nous les embrassons. » Là, elle se rue vers Joe, le couvre de baisers sous les applaudissements nourris de la foule et de Joe lui-même.

L’incident terminé, Joe reprend son tour de chant qui se soldera par des tonnerres d’applaudissements et de nombreuses invitations. Dès lors, j’avais entre mes mains un carnet de commandes bien garni, avec des propositions pour Miami, Orlando, Boston, Chicago et de nouveau New York. 

Nous avons par la suite connu d’autres moments d’euphorie, mais celui-ci était unique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’en pensant à Michèle et à Andrée-Anne, à Mercédès, à Sabine, à Patsy, aux enfants et petits-enfants de Joe, j’ai tenu à intégrer à cet hommage le souvenir de ce couronnement de notre homme-orchestre à New York. 

Mon très cher Joe, si la Nature ne t’a pas toujours comblé de ses bienfaits, elle t’a donné les immenses ressources spirituelles et autres qui t’ont permis de toujours survivre dans l’adversité. Et surtout de t’épanouir dans ce monde où, comme tu le dis si bien, « tout est fait pour la vue ».

Hommage de Valério Saint-Louis à Joe Jack




2 comments:

  1. Mon cher,
    j’avais regardé la vidéo de Valério où Joe Jack, lors de sa performance à New York, évoquait un certain Eddy Cavé comme étant son manager. Dans mon for intérieur (et un peu dans mon scepticisme aussi), je me suis dit : Impossible, ce doit être un autre Eddy Cavé — peut-être son sosie administratif !
    Et voilà que je tombe sur ton texte... Stupeur et éclats de rire 😀😃😄😋 : c’était bien mon Eddy Cavé dont il parlait !
    Franchement, je ne te savais pas promoteur de talents musicaux 🎹🎤. À ce rythme, ne serais-tu pas aussi l’agent secret d’un orchestre philharmonique ?😅

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  2. En effet j'ai participé activement à sa remontée spectaculaire et nous avons connu ensemble des moments de joie intense. Les problèmes de santé ont par la suite contrecarré nos plans et il a graduellement disparu de l'avant-scène.
    Aujourd'hui , il refait surface et son nom est de nouveau sur toutes les lèvres.
    Merci à Eugénie Romain qui a été la première à l'honorer au Québec et à Ralph Condé pour ce petit chef d'oeuvre .

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