Par Branly Ogé,
Port-au-Prince, le 17 février 2018
Je ne sais pas si Edvard Munch (1863-1944), le grand peintre
et graveur norvégien, a jamais visité Haïti. Et je doute fort qu'il ait pu être un tant soit peu inspiré par le vécu
haïtien. Cependant, je suis convaincu que les deux principaux thèmes de son œuvre,
l'angoisse et la difficulté de vivre, traduisent, à la perfection, notre
réalité quotidienne.
De toute évidence, la condition
humaine est partout la même et, par-delà le temps, par-delà les frontières,
elle semble quasi immuable. Elle vit les mêmes drames, elle traduit les mêmes émotions,
les mêmes sentiments. En outre, elle reproduit les mêmes expressions
artistiques à un point tel qu'on se demande parfois si la représentation
artistique ne transpose pas le drame contemporain et nos travers
quotidiens. Ou si l'expression dramatique de nos émotions et de nos
sentiments ne serait pas, de préférence, une pâle imitation de la création
artistique. En témoignent les images de détresse engendrées par le sinistre qui
a ravagé partiellement le Marché HyppoliteMarché,
images commentées plus loin et qui rappellent étrangement les œuvre de Munch,
Picasso, Dali et d'autres artistes expressionnistes et surréalistes.
Mardi, 13 février 2018, deuxième
journée de carnaval. La nouvelle
est tombée tel un couperet. « Mache Anba
pran dife , yo met dife nan mache Anfe, yo boule Mache Hyppolite »1.
Sitôt informé par Jordan et
Chancelie que ce joyau de notre patrimoine culturel a été la proie des flammes,
ma réaction spontanée a été de repousser notre penchant à colporter rumeurs et
accusations.
« A ce stade", leur
dis-je, il n'est que d'attendre. On ne
peut ni affirmer l'origine criminelle de cet incendie, ni soutenir qu'il n'est
pas accidentel. » Seule une enquête permettra d'établir la vérité.
Néanmoins, ce qui est certain, c'est que les pertes sont énormes ; et beaucoup
de petites gens sont sinistrées.
Dans la demi-heure qui suit, la
nouvelle se confirma, et les informations affluèrent de toutes parts. Des amis
m'envoient, via les réseaux sociaux, des dépêches et des images poignantes
soulignant l'ampleur de cette énième catastrophe venue frapper notre capitale
tant de fois meurtrie, si souvent endolorie, et sa population qui évolue dans l’univers kafkaïen qu'est devenue notre
chère Port-au-Prince.
Le Cri (toile d'E.Munch) |
Ici et là, la douleur, l'angoisse
et le désespoir se lisent sur les visages et les expressions capturées
par des photographes anonymes.
Sur une photo, sublime
évocation de la variante féminine, de la mouture haïtienne du Cri, célèbre
toile d'Edvard Munch, se remarque une femme chaussée d'une casquette, la tête
tournée vers le ciel et poussant un immense cri d'angoisse et de désespoir.
Sur une autre photo, on y voit,
comme dans une fresque d’El Greco, un homme qui, sous le regard médusé, choqué
ou attristé de curieux présents sur le lieu du drame, console, réconforte deux
femmes unies dans la douleur, deux sinistrées, unies dans une même
détresse. Debout, les mains posées sur les épaules de ces deux femmes visiblement
transfigurées par le désespoir, ce Samaritain apparaît à la fois impuissant et majestueux à nos yeux et dans le
viseur de l’appareil photo.
Et cette image poignante est
devenue, comme sous la palette d’un Salvador Dali, une métamorphose du Christ Rédempteur
qui trône majestueusement sur la baie de Rio de Janeiro.
La 3e photo nous
montre une femme inconsolable, cambrée vers l'arrière et soutenue par des amis,
les bras levés vers le ciel et implorant un secours qui ne viendra pas.
Sur d'autres photos, on voit
aussi brûler, tels d'immenses feux grégeois, certains pans de ce fleuron de
notre patrimoine culturel et affectif. Sur aucune des photos reçues,
(images prises pendant et après ce sinistre), je n'ai remarqué des membres ou
représentants du pouvoir central, du Parlement ou des autorités
locales. Je n'insinue point, par-là, qu'ils n'étaient pas présents sur les
lieux du drame. Je dis tout simplement qu'ils n'étaient pas visibles sur les
photos que j'ai reçues.
Toutefois les photos diffusées
instantanément sur la toile présentent les mêmes scènes, reflètent les mêmes
sentiments d'angoisse, de désespoir, de désolation, d'impuissance et de
tristesse d'une population livrée à elle-même, une population abandonnée par
des autorités préoccupées exclusivement, ce jour-là et à cette heure-là, par
les festivités du carnaval.
En dépit des dégâts causés par
cet incendie, certains faits, certains indices, portent à croire qu'à l'instar
de la Nation, la détermination et la résilience des sinistrés leur permettront
de surmonter la version haïtienne de « la difficulté de vivre ».
Le premier, c'est la solidarité, c'est l'empathie manifestée dans la foulée de
ce sinistre par l'ensemble de nos compatriotes d'ici et de la Diaspora. Et
j'appelle de mes vœux un Comité de Soutien destiné à indemniser ces déshérités
du sort.
Le second, et non le moindre, est
symbolisé par les mots gravés, en-dessous des deux horloges, sur les deux
façades et les quatre tours encore intactes du Marché en Fer. Ces mots : Hyppolite Président d'Haïti
1889 et plus loin Paix, Travail, Union, Progrès.
Et le Marché Hyppolite dans tout
ça ! Sera-t-il à court terme reconstruit à l'identique? Je n’en suis pas sûr.
Ce n'est indubitablement pas une priorité nationale. On se souviendra que c’est
la DIGICEL qui, au lendemain du
tremblement du 12 janvier 2010, avait permis à ce monument de notre patrimoine
culturel de renaître de ses décombres.
À présent, l'unique certitude
c'est que, l'année prochaine, à pareille heure, de fortes sommes d'argent
auront déjà été déboursées pour l'organisation et la tenue des festivités
carnavalesques.
Branly Ogé
Politologue,
Consultant Politique.
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