Par Raoul Cédras
L’Anse d’Azur est une crique située à quatre kilomètres de la ville de Jérémie. Elle relève de la section communale de Fond-Rouge Torbeck, commune de Jérémie. Pour y arriver, quittant la ville, il faut emprunter la rue de La Source Dommage et continuer vers Nan Lundi. Sémexan Rouzier rapporte que cette section communale portait le nom de Fond-Cochon et précise qu’elle se trouvait entre Jérémie et les Abricots. L’Anse d’Azur était, en ce temps-là, l’Anse-à-Cochon, “poste militaire situé sur le bord de la mer dans la section rurale de Fond Cochon.”1 Survivance de cette époque, l’extrême pointe des falaises se dressant à quelque six cents mètres au nord-est de cette anse, porte, aujourd’hui encore, le nom de Pointe-à-Cochon. La section communale et l’anse, se sont, elles, débarrassées de cette dénomination dont elles étaient affublées et qui ne leur rendait pas justice.
Au milieu de l’anse au sable blanc, enserrée dans des parois rocheuses, une tache sombre se dessine sur le fond de la mer. C’est l’épave de l’Anse d’Azur qui intrigue depuis plus de cent ans. Des générations de Grandanselais ont nagé jusqu’à sa partie émergée et y ont grimpé. L’eau autour des restes du bateau doit avoir douze pieds de profondeur.
Les Jérémiens ont toujours eu la certitude qu’un sous-marin allemand s’était échoué à l’Anse d’Azur. Aucune précision ne pouvait cependant être donnée quant au moment et aux circonstances de cet événement. Des étrangers qui ont observé la forme allongée ou qui en ont vu des photographies parlent, eux aussi, dans leurs blogs, dans des revues spécialisées ou dans leurs échanges épistolaires, du mystérieux sous-marin. La possibilité de l’échouement d’un submersible allemand dans la zone était très élevée. En effet, des navires de guerre américains avaient coulé bon nombre de ces U-boats germaniques qui pullulaient dans les eaux de la Caraïbe durant la période de la Seconde Guerre mondiale. Ils sillonnaient cette mer pour observer, surveiller, renseigner sur les déplacements maritimes et aussi, le cas échéant, envoyer par le fond les bateaux alliés, civils et militaires, assurant le ravitaillement en marchandises, armes et matériel de guerre, des pays de l’Europe en conflit avec l’Allemagne. Cette présence s’intensifia dans nos eaux territoriales après la déclaration de guerre d’Haïti aux puissances de l’Axe à la suite de l’attaque de Pearl Harbour par les Japonais, le 7 décembre 1941. Des Allemands et des Italiens résidant en Haïti furent enfermés au Fort national et leurs biens séquestrés. La liste de ces ressortissants avait été établie par les gouvernements britannique et américain et remise aux autorités haïtiennes. On les estimait dangereux pour la sécurité continentale. Ces mesures prises par le gouvernement d’Elie Lescot entraînèrent des représailles. Les Allemands coulaient les navires qui passaient en vue d’Haïti ou qui s’y rendaient. Il a été rapporté que le bateau qui rapatriait les effets personnels du président Lescot, accumulés durant les années passées en poste à Washington, a été torpillé par un sous-marin allemand.
L’énigme de l’Anse d’Azur a été partiellement résolue au début de l’année 2004. Une entreprise de recherches sous-marines, munie d’équipements sophistiqués, fit des relevés en vue d’identifier ce bateau qui avait fait naître tant de spéculations, de conjectures et aussi tant de rêves. Les plongeurs visitèrent, mesurèrent, photographièrent, numérisèrent et consignèrent leurs conclusions. 2
L’épave mesure 148 pieds de long et 19,2 de large. La teneur en carbone du fer dont est faite sa coque est faible. Cet alliage était surtout employé vers la fin du XIX siècle. Ses dimensions ont permis de calculer que le navire était approximativement de 320 tonnes. La technique de construction était celle des chantiers navals anglais. Ce qui ne prouve rien quant à la nationalité du navire, les compagnies anglaises exécutaient des commandes pour la plupart des pays possédant une marine marchande ou de guerre. La constitution de la coque et de l’armature était typique d’une petite canonnière de la fin du XIX siècle. Il est évident que la coque simple de ce bateau ne pourrait pas supporter la pression à laquelle un sous-marin en plongée est généralement soumis. A la lumière de ces données, on peut déjà avancer que l’épave de l’Anse d’Azur n’est pas un sous-marin, et que sa présence est antérieure à la Seconde Guerre mondiale.
Le raport contient d’autres données techniques intéressantes. L’hélice du bateau a quatre pales, ce qui assurait une vitesse de déplacement plus grande. À l’époque, les hélices à quatre pales étaient montées sur les gros transatlantiques ou sur les bateaux de guerre ou des navires pouvant être utilisés à des fins militaires. Le bateau était équipé d’un moteur à vapeur de 3 cylindres, de marque Christiansen, mesurant verticalement huit pieds et fixé directement sur la quille à l’aide de boulons en bronze. Sa faible puissance, relativement au tonnage, permet de conclure que le bateau était pourvu d’un système complémentaire de propulsion fait de mâts et de voiles, comme le possédaient beaucoup de canonnières de l’époque. Le moteur est relié directement à l’arbre de transmission, détail indiquant que le navire a été construit avant 1895. En effet, après cette date, des engrenages de réduction étaient ajoutés au système. Situé au centre du bateau, le moteur est partiellement détérioré, ayant été vandalisé et soulagé d’éléments constitutifs. En réalité, c’est sur sa partie supérieure, émergeant de presque deux pieds à marée basse, que des générations successives d’hommes et de femmes de la Grand-Anse et d’ailleurs se tenaient debout, après avoir nagé quelques brasses pour arriver à l’épave.
La position du bateau est une autre source d’éléments importants. Il s’est échoué la proue vers le large et la poupe vers le rivage. En d’autres mots, il est entré dans l’anse en marche arrière. Sa position perpendiculaire à la rive permet de déterminer les circonstances de l’échouement. Il fut volontaire. Le navire a été conduit dans l’anse à cette fin. L’expérience a montré que, quand les mauvaises conditions du temps causent la perte d’un bateau, il échoue parallèlement au rivage. Tel fut le cas pour Le Croyant et Valencia, deux épaves de la baie de Jérémie.
Le rapport de l’entreprise de recherches sous-marines a confirmé ce que certains soupçonnaient déjà. Il ne pouvait s’agir d’un sous-marin. En effet, les U-boats de la Seconde Guerre mondiale mesurant généralement trente pieds de haut, il est évident que s’il s’agissait de l’un d’eux, la structure existante dépasserait la surface de l’eau d’une vingtaine de pieds, la profondeur où elle repose mesurant dix pieds. Quelle déconvenue pour ceux qui ont pensé avoir, un jour, investi la passerelle d’un sous-marin allemand.
Au cours de ces recherches, aucun élément n’a permis l’identification complète de l’épave gisant par dix pieds d’eau au fond de la petite baie de l’Anse d’Azur. C’est Sémexan Rouzier qui a fourni une piste déterminante. Il note que “pendant l’insurrection de Miragoâne, en 1883, un petit vapeur au service du gouvernement, après un choc qu’il eut devant l’Anse-à-Cochon avec un des grands vapeurs de la Compagnie anglaise du Royal Mail, venant de Kingston à Port-au-Prince, eût le temps d’aller s’échouer à l’Anse-à-Cochon, après avoir perdu trois hommes de son équipage. On voit encore sur le rivage la carcasse de ce petit vapeur.” 1
Rouzier précise, en parlant de la section rurale de Fond-Cochon, que “c’est là que le steamer Montrouis, au service du gouvernement, est allé s’échouer après sa collision avec le steamer de la Malle Royale anglaise, en 1883, lors de l’insurrection de Jérémie.”1 Selon lui, l’épave de l’Anse d’Azur serait un bateau du gouvernement, le Montrouis, qui aurait coulé après une collision avec un navire à vapeur anglais.
D’autres faits montrent que Rouzier s’est trompé sur un point. En effet, Gustave Vigoureux rend compte de la visite à Jérémie, “d’une délégation envoyée le 27 juin 1883 par le président Salomon, composée des citoyens suivants : C. Fouchard, F.D. Légitime, M. Moreau et N. Conille, accompagnée de monsieur Boulanger, chancelier de la légation de France à Port-au-Prince.” Il ajoute que le “ s/s Montrouis mis à sa disposition avait arboré le pavillon français.”3
Le Montrouis n’avait donc pas coulé. On peut cependant objecter que Semexan Rouzier avait signalé l’année 1883 comme date de l’échouement qui aurait pu se produire après ce 27 juin 1883. Mais, le s/s Montrouis est encore présent à Jérémie le 25 janvier 1884, lors de la visite du président Louis Etienne Félicité Lysius Salomon dans cette ville, après la signature du traité de paix entre les représentants du gouvernement et la délégation représentant le Comité révolutionnaire de Jérémie.3 Il n’y a plus de doute, le Montrouis n’a pas coulé en 1883 comme l’a affirmé Semexan Rouzier, puisqu’en 1884, ce bateau était à Jérémie pour accompagner le président Salomon.
Finalement, c’est Gustave Vigoureux qui révèle l’identité de l’épave de l’Anse d’Azur. Sous la conduite de Boyer Bazelais, les Libéraux, dont “ la suprême ambition était de soumettre la réalité aux méandres de leurs rêves”,4 occupèrent la ville de Miragoâne le 27 mars 1883. Deux mois plus tard, le 23 mai, Jérémie se soulève et adhère au mouvement. Vigoureux, relatant le fil de ces événements, écrit que “quelques semaines auparavant, le “Renaud”, petit vapeur du “Service accéléré” qui contribuait avec le “Bois de Chêne” et la “Sentinelle” à établir un blocus effectif devant Miragoâne, fut expédié dans le sud, mais arrivé au large de Jérémie, il fit collision avec un steamer du Royal-Mail et en fut gravement endommagé. Le capitaine vira de bord et vint à toute vapeur s’échouer à l’Anse-à-Cochon, pour ne pas couler à pic dans le canal. On en débarqua une pièce de dix et quelques munitions.”3
Ce texte se réfère au même accident mentionné par Semexan Rouzier, sauf que le nom du bateau n’est plus le Montrouis mais le Renaud et que la date du naufrage est plus ou moins connue. Vigoureux précise que le fait s’est produit quelques semaines avant le 23 mai, ce qui situe l’incident à la fin d’avril ou au début de mai 1883.
Le “Service accéléré” étant une entreprise privée, comment justifier la présence d’un de ses bateaux dans une situation de guerre ? Le colonel d’artillerie Bien-Aimé Rivière, bénéficiant d’une subvention du gouvernement du président Fabre Nicolas Geffrard, fonda en 1863 la Ligne du Service Accéléré des bateaux à vapeur d’Haïti. Sa compagnie avait, au début de ses opérations, cinq bateaux à vapeur et desservait le nord jusqu’au Cap et le sud jusqu’à Jacmel. Au Fort-l’Islet, concédé par l’État, s’effectuaient, dans les ateliers installés par la compagnie, les réparations des navires en panne.5 Il est intéressant de noter que, dans l’accord passé avec l’État haïtien, le Service accéléré s’était engagé à prendre à sa charge les réparations des navires de guerre et à mettre, au besoin, ses propres bateaux à la disposition du gouvernement. C’est ce qui explique que, pendant une période de notre histoire, on a signalé la participation à des opérations militaires de bateaux du Service accéléré, transportant des troupes ou contribuant au siège de villes établi par divers gouvernements.
Serait-ce le Renaud, un steamer du Service accéléré qui serait à l’Anse d’Azur ? Gustave Vigoureux n’avait pas tout à fait raison car Renaud n’était pas le nom exact du bateau qui a sombré après sa collision avec le vaisseau de la Malle Royale anglaise en avril ou mai 1883.
Emmanuel Chancy, dans sa chronique des événements de Miragoâne, reproduit le Bulletin émis le 31 mars 1883 par le quartier général des Libéraux occupant la ville.6 Ce document fait état du premier combat sévère entre les insurgés et les troupes gouvernementales envoyées par le président Salomon. Dans ce bulletin, parmi les bateaux du gouvernement qui patrouillaient la rade de Miragoâne, il est mentionné le steamer Reynaud.
Ce nom est confirmé par Léon Laroche qui raconte “ qu’une attaque simultanée par mer et par terre fut combinée le samedi 31 mars. De grand matin, les navires du gouvernement, l’Egalité et le Reynaud, apparurent à la pointe ouest de la baie, longèrent de près la côte et vinrent s’embosser dans une sinuosité du rivage, à quelque distance de la ville. Ils avaient, pendant la nuit du 30, débarqué des forces relativement considérables, tandis que les avant-postes des assaillants du côté du couchant s’étaient avancés à un tiers de lieue de Deronceray.” Plus loin, il mentionne encore que “le Reynaud et l’Egalité concentrent leurs boulets sur cette hauteur ; les pièces des exilés bien servies et mieux pointées ripostent avec vigueur et les obligent à gagner le large.”7
On peut désormais affirmer qu’à l’Anse d’Azur se trouve l’épave du Reynaud, bateau à vapeur du Service accéléré mis à la disposition du gouvernement du président Salomon pour combattre l’insurrection des Libéraux. Il alla s’échouer sur cette plage en avril ou mai 1883, après sa collision avec un steamer de la Malle Royale anglaise.
A moins que d’autres témoignages ou d’autres recherches donnent une version différente des faits qui viennent d’être établis, le voile est levé sur les interrogations, les inconnues, les doutes et les questions concernant l’épave de l’Anse d’Azur. C’est peut-être dommage car c’est avec un regard différent que les Jérémiens verront désormais ce site dépouillé de son secret qui a entretenu, dans l’esprit de toutes les générations de la ville, des légendes, des rêves d’aventures et des mystères.
Bibliographie
1. Semexan Rouzier
Dictionnaire géographique et administratif universel d’Haïti illustré Tome 1 Paris, Imprimerie Breveté Charles Blot – 1927
2. Jeremie Wreck, Post-Mortem Analysis of Existing Wreckage Located on the Beach close to Jeremie, Southwest Coast of Haiti – 2004
3. Gustave Vigoureux
L’Année terrible ou 1883 à Jérémie Jérémie. Imp. du “Centenaire” – P. Petit, Directeur – 1909
4. Jean Price Mars
Jean Pierre Boyer Bazelais et le drame de Miragoâne Imprimerie de l’État – Rue Hammerton Killick – Port-au-Prince, Haïti 1948
5.Georges Corvington
Port-au-Prince au cours des ans. Tome 2 – 1804-1915 Les Editions du CIDIHCA – 2007
6. Emmanuel Chancy
Pour l’Histoire – 27 mars 1883 Port-au-Prince, Imp. de la Jeunesse, 1890.
7. Léon Laroche
Haïti, une page d’histoire Paris, Arthur Rousseau, Editeur, 14 Rue Soufflot et Rue Toullier 13 – 1885
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