Ils me disent : «Tahiti, tu
veux dire? H-A-Ï-T-I? C'est dangereux, non? Mais pourquoi vas-tu là? Un
reportage sur une catastrophe? Bâtir un orphelinat?»
- «Ben,
pour...voyager...», que je réponds en doutant de moi-même.
Parce que si Haïti est cette cousine que le Québec affectionne, c’est vrai
qu’il ne lui rend pas souvent visite.
Coudonc, est-ce
que Trump a raison de prétendre que ce n'est qu'un trou à merde?
Le vol est majoritairement composé de Québécois d’origine
haïtienne. S’y greffent quelques backpackers, une
congrégation chrétienne et deux couples de baby-boomers «pure-laine»
en direction de Decameron, le seul tout inclus du pays.
Trois
avions atterrissent presque simultanément sur le tarmac de l’aéroport
Toussaint-Louverture. C’est suffisant pour créer une mini-cohue aux douanes.
À
la sortie, j’aperçois mon hôte pour la semaine Aly Acacia, qui badine, sourire
en coin: «Voilà ta première aventure haïtienne, sortir de l’aéroport!»
Cet
ex-enseignant a vécu près de 20 ans au Québec. Maintenant chroniqueur au
Nouvelliste, le plus ancien journal du pays, Aly s’est également lancé dans le
tourisme. Il reçoit chez lui, dans le quartier de Delmas, des visiteurs de
partout dans le monde.
J’ai à peine le temps de
déposer mes valises et de m’éponger le front qu’un repas m’est servi par sa
voisine. La totale : riz, sauce pois, poulet, plantain, lambi, patate douce,
avocat, pikliz, jus frais et j'en passe.
Un de mes repas de la semaine |
Haïti est un pays dont le
relief du paysage est aussi montagneux que ses assiettes. Chez Aly ou chez ses
amies, sur le coin d’une rue ou au bord d’une plage, on mange beaucoup et
terriblement bien. Le seul repas fade de mon périple sera mon plus dispendieux,
dans un resto-bar à l’américaine rempli d’étrangers à Pétion-Ville, le quartier
guindé de la capitale. Classique.
À l'image de sa gastronomie, Port-au-Prince est une ville
généreuse, mais aussi exigeante.
C’est
une ville où s’entrechoquent harmonieusement toutes les expressions de
l’expérience humaine. L’extrême pauvreté côtoie intimement l’opulence et le
train de vie de ceux qui se rendent à leur 9 à 5 en tap-tap.
La circulation, avec sa
signalisation quasi-inexistante, est un impressionnant chaos organisé.
Chez Ali à Delmas |
De la terrasse de chez Aly, je peux entendre le tumulte de la
rue vibrer aux rythmes de kompa, de rap et de chansons françaises. S’y ajoutent
les cris de joie des écoliers en uniforme, le sermon d'un pasteur en
camionnette et les soupirs d’une vieille dame qui transporte sur ces épaules
l’équivalent de mes cinq dernières épiceries.
Ces autobus sont le moyen de transport principal du pays |
La vie s'immisce de partout. C'est ensorcelant. C'est beau.
Sous mes allures de
blanc-bec désorienté, je déambule dans les quartiers de la ville. Je flatte et
photographie tous les chiens errants qui croisent ma route. Difficile de faire
plus touriste que ça.
De rares passants me dévisagent, tandis que plusieurs me
sourient et me saluent chaleureusement. «Bonjour!»
On
m’aborde en anglais ou en espagnol. Quand on réalise que je suis francophone,
leur créole se francise, mon français se créolise, et l’on parvient à se
comprendre.
Lorsque je trébuche maladroitement dans une crevasse, un groupe
d’écolières ricanent et imitent ma chute en me montrant du doigt. Étrangement,
faire rire de soi si ouvertement rend l'exercice moins humiliant. Je ris avec
elles.
Des
traces du séisme de janvier 2010 sont encore visibles, mais se confondent aux
immeubles tapissés d’art et d’enseignes colorées des salons de beauté. Si les
Haïtiens ont subi leur lot de malheurs, rien ne viendra vraisemblablement à
bout de leur fière allure.
Dans
un pays où la corruption est notoire, des affiches de candidats aux élections
présidentielles de 2016 jonchent encore les routes. Pourtant, le gouvernement
me paraît absent du quotidien.
Ce vide gouvernemental semble avoir pour effet de politiser les
conversations les plus banales. Un peu comme lorsqu’on discute des Habs autour
de la machine à café, ici, on parle constamment de sa ferveur pour le pays, des
problèmes d’infrastructures, du passé plus glorieux et des jeunes espoirs.
Selfie avec Lochenet au Mupanah Le musée du panthéon national |
Ayant
à faire ailleurs pour la journée, Aly me confie à son voisin Lochenet afin de
m’accompagner à l’incontournable musée Mupanah. J’ai l’impression que les
trottoirs pullulent d’histoires comme la sienne. Faute d’argent, le jeune homme
a dû abandonner ses études en ingénierie. Il s’est converti en tailleur et fait
le guide pour les pensionnaires d’Aly. Il est brillant, cultivé, drôle et
décidément gentleman. Sous d’autres cieux, ce serait peut-être moi son chauffeur.
L’effervescente
Port-au-Prince ne représente qu’une petite partie de ce qu’est la Perle des
Antilles. Pour respirer un peu, Aly m’amène dans les montagnes ennuagées au sud
de la ville à Kenscoff. Le mercure baisse et c’est la sérénité complète. Le
genre d’endroit où des moines tibétains fileraient le parfait bonheur.
Naïse la fille d'Ali née deux jours après le tremblement de terre de 2010. et moi dans les montagnes entre deux fous rires |
Vers l’ouest à Jacmel, une
ville à l’architecture coloniale de 170 000 habitants bordée de plages, c’est
une Haïti plus artistique et détendue qui se dévoile. Les rues sont animées,
l’ambiance est festive, la mer est magnifique et le climat est inspirant.
Images captées lors du festival de Jacmel en 2017 |
Bassin Bleu |
Destination Petit Goâve,
lieu qui a vu grandir Dany Laferrière, moins touristique et plus champêtre que
Jacmel.
Au matin, deux garçons
m’embarquent en chaloupe. En chemin, on achète quelques prises à un pêcheur sur
sa pirogue. Sur la plage quasi-déserte, un groupe de jeunes femmes font le party pendant qu’on
prépare nos poissons. Je n’aurais pu demander plus poétique pour savourer ce
moment que ma bière froide «Prestige» et une cigarette «Comme il faut».
Plus tard, je croise les filles de la plage à la discothèque
suintante de la rue principale. Certains clients sont mécontents de me voir en
gougounes et en shorts malgré le dress code, mais mes
nouvelles amies ne m’en tiennent pas rigueur. Elles se moquent plutôt de mes
déhanchements stiffs et de mon incapacité à soutenir la
chaleur.
La
drague est aussi lascive que pudique. Les extrêmes ne cessent de valser dans ce
beau pays.
Au
déjeuner, une des filles m’interrompt pendant que je donne mes impressions de
voyageur et elle s’exclame : «ah ben toé mon crrrriss, c’est ça qui est
ça, tsé». Va sans dire, les Haïtiennes maîtrisent à la perfection l’art de la
taquinerie et de l’imitation.
Alors au final, est-ce que c’est dangereux? Je n’ai rien de vu
de plus inquiétant que dans n’importe quel pays aux prises avec d’importants
problèmes de pauvreté. Il s’agit d’être prudent et de voyager intelligemment.
Est-ce
que je conseille de visiter Haïti? Sans hésitation. Cependant, si vous évitez
les rares hôtels chics et les zones hyper touristiques, il faut avoir un
minimum l’esprit aventurier.
Oui,
c’est tough de
voir un kid qui
quémande pour manger. Mais on retient d'abord d'Haïti un peuple fier,
débrouillard, chaleureux, aidant.
C’est
des paysages spectaculaires et une culture riche.
C’est
le premier État noir indépendant, illégitimement endetté de milliards de
dollars par les maîtres français qu’elle a courageusement sacrés dehors en
1804.
Dans
le fond, quand Trump parle d’Haïti, le seul shithole dont il est
question, c’est son clapet.
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