Quand la mer
entrouvre ses abysses, nos larmes sont légitimes. La mort semble poursuivre son
intrigue en silence. Trois
écrivains de la même génération sont emportés au même âge sur une cruelle
toile de fond, l’un par une maladie neurologique dégénérative, l’autre par un
cancer et le dernier, enfin, par un infarctus du cœur, au terme d’un long
périple en avion. Peut-être sont-ils morts par empathie l’un pour l’autre. Ils
étaient un même peuple, trois exilés d’une façon ou d’une autre, se
reconnaissaient et se comprenaient quand bien même ils ne se furent jamais
rencontrés auparavant. L’annonce de la mort de trois écrivains haïtiens, un
creusement de l’instant, est une scène dramatique, dans laquelle se conjoignent
la méchanceté d’une tyrannie, la disgrâce de l’exil sublimée par la résistance
d’une génération d’artistes qui avait rêvé d’une narration fragmentaire,
elliptique, allusive mais libre.
Adieu Claude Pierre. Pour le déjeuner littéraire que tu nous avais offert sous
la véranda en compagnie d’écrivains québécois de passage en Haïti, Pierre
Nepveu, Yvon Rivard et de ton cher Laënnec Hurbon, venu en voisin fidèle. « Je
ne retournerai point sous la tiédeur des vérandas. » Je furetais dans ta
bibliothèque érudite et passionnée. Je m’étais endormi à l’écart sur un banc du
jardin, à l’ombre d’un arbre musicien. Ton épouse avait glissé un coussin sous
ma tête. Je rêvais aux arbres chargés de cachimans d’un vert sombre. Tu
t’inquiétais pour l’avenir de ta fille, celle qui avait fait des études de
médecine à Cuba. Elle avait entrepris une spécialité à Ottawa. Tu t’inquiétais.
Tu avais une belle âme de père. Claude Pierre, poète, éditeur, mentor d’une
nouvelle pousse d’écrivains, était aussi un passeur de lettres vigilant et
exigeant.
Adieu Serge Legagneur. Pour Glyphes, ton long poème énigmatique qui ne laissait
aucun doute sur l’intention de la poésie. Reclus depuis des années, tu n’avais
pas pardonné à ta mère de mourir. Tu avais veillé sur sa dépouille des nuits
durant. L’instant s’était sans doute dilaté puis le temps s’était arrêté… Car
le deuil d’une mère est interminable. Tu vivais entouré de la peinture de tes
amis, les toiles accumulées ici, les sculptures là, sous la poussière. Tu te
précipitais sans peur à l’assaut de la phrase comme un surfeur sur une vague,
comme un poète. Il faudra cet égarement, ce dérèglement des sens rimbaldien pour
garder intacte ta vision lucide et radicale de la place de l’art dans la
société. « Il n’y a pas d’exil. » Lors du lancement de je ne sais quel livre,
tu m’avais chuchoté avec une sorte d’admirable pudeur dans le regard, - « Ton
fils te ressemble. » –. Oh, l’intense sensation de découvrir la vérité des
choses et des êtres sous de petites phrases anodines. Ce fut notre dernière
rencontre, oh…
Adieu Jean-Claude Fignolé. Pour Les Possédés de la pleine lune, roman qui aura
marqué la fin du duvaliérisme et dont la longue résonance tient au refus de
tout surplomb de l’auteur sur les protagonistes et au charme de la phrase sans
apprêt. Une longue conversation, seul à seul dans ton camion de brousse en
route vers ton sanctuaire, est mon dernier viatique. Tu me confiais tout,
absolument tout, du fait du huis clos que créait la cabine du véhicule. Il y
avait dans ta voix quelque de chose de sanguin. Les Abricots, la mer, notre
passion commune, les remarques discrètes sur le monde des écrivains, la
courbure des vertèbres des négresses. Ou encore les amours de nos vies en y
mettant tout notre cœur et en nous trompant. Au détour d’un morne, la
malveillante spirale de la misère qui emporte l’horizon perdu ou inatteignable
et que tu avais fini par haïr. Tu croyais, - tu y avais cru ta vie durant -,
que la poésie était action, c’est-à-dire la persévérance de poser l’action
poétique au cœur du réel. Aux citoyens eux-mêmes de faire émerger « un art de
la démocratie ». Tel était ton éthique de l’intérêt général à notre arrivée aux
abords des contrées saturées de la beauté bleue des Nippes.
La disparition d’un écrivain, de trois
écrivains réunis par leur destinée après la mort, convoque une multitude de
réminiscences involontaires et confuses et peut même être considérée comme une
méditation douloureuse sur la littérature haïtienne et de son rapport avec la
littérature québécoise. En effet, si Serge
Legagneur et Claude
Pierre ont vécu, enseigné, publié au Québec et sont décédés en terre
étrangère, Jean-Claude
Fignolé, après avoir été édité au Seuil, avait fait paraître quelques-uns
de ses livres au CIDHICA et chez Mémoire d’encrier à Montréal. Sous des dehors
de coïncidence de leur mort ou de leur naissance commune à la Grand'Anse,
patrie intime des lettres haïtiennes, nous ressentons obscurément une perte
dont nous ne trouvons pas l’origine. La mort de ces trois écrivains est d’une
évidence poétique, celle de scander la fin d’une épopée littéraire qui ne cessa
d’exposer le manque de beauté dont pâtit le monde, d’en dénoncer la démence et
d’exalter la noblesse de toute vie. « Il y a / que les peuples manquent de
poésie / nous les poètes manquons aux peuples. »
Grâce à une lecture politique de leurs œuvres, écrites dans les affres de
l’exil intérieur, ces égarés de l’Histoire pourront alors redresser la tête
pour s’entendre dire comme le vieux paysan vaincu par le gardien de la nouvelle
de Kafka « Devant la loi » : « Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car
cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant, je m'en vais et je ferme
la porte. »
Quand bien même ces écrivains eurent partagé leur vie avec des lecteurs, pour
leurs proches, la perte est indicible, langage qui précède le langage, d’avant
les mots et d’avant la grammaire, qui est peut-être l’autre nom de la douleur.
Réparer les morts – il incombe au lecteur un travail d’inachèvement – comme si
les émotions, les bribes et les pensées évoquées étaient revécues, restituées
par les sensations d’avoir relu, les yeux fermés, quelques pages de leurs
œuvres. Il n’y aurait donc pas de vie après la mort ? L’honneur d’avoir connu
ces trois poètes, Claude Pierre, Serge Legagneur, Jean-Claude Fignolé, ce n’est
peut-être finalement rien d’autre qu’une vie d’où la littérature, c’est-à-dire
la vie, n’a pas été chassée.
Par Joël Des Rosiers
Montréal, le 18 juillet 2017
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