Par Eddy Cavé eddycave@hotmail.com
Ottawa, le 6 juillet
2017
Moins d’une semaine après le départ de
Claude, qui a été salué avec affection, admiration et respect dans les médias
d’Haïti et les réseaux sociaux, c’est au tour de son grand ami Serge
Legagneur de nous fausser compagnie.
Entre l’immortel de l’Académie du créole haïtien retourné au pays dans la
tourmente de 1986 et le Montréalais d’adoption converti à l’informatique après
avoir abandonné la poésie, il existait une pittoresque complicité que j’avais
un grand bonheur à observer.
Deux poètes issus du terroir de la Grand'Anse et de la pépinière qui ont donné d’illustres
noms qu’ils vénéraient tous d’eux, notamment : Etzer Villaire, le
grand oncle de Serge Fourcand, ancien professeur devenu un grand ami de Claude; Edmond Laforest, le grand-père de
Jean-Richard Laforest et alter ego de Serge; Timothé Paret, le grand-père de
Syto Cavé resté jusqu’au bout un ami très proche de Claude et comme un fils de Serge; Jean Brierre, que
les trois adoraient; René Philoctète,
que Serge tenta en vain de retenir au Canada dans les années 1960; René
Bélance, à qui Claude vouait une affection sans bornes et que Serge admirait
beaucoup. Tiga, l’artiste aux mille talents omniprésent dans nos souvenirs de
jeunesse.
Parmi les amis communs, il y avait
aussi Raymond Chassagne,
de dix ans leur ainé, qui peu de temps avant sa mort traversait
toute la ville de Montréal, seul au volant de son auto, pour apporter à Serge son
dernier recueil et passer une soirée en sa compagnie. J’étais rentré d’Ottawa
pour la circonstance, et cette soirée mémorable
aurait pu se terminer par un drame. Raymond eut en effet un
inquiétant malaise qu’il affirma être
passager et il reprit la route pour son condo de la Rive-Sud. Il téléphonait 45
minutes plus tard pour dire qu’il était arrivé à bon port. La diversité des
expériences vécues par nous trois et les différences d’âge s’étaient dissipées ce
soir-là pour créer une extraordinaire atmosphère
de convivialité. Sans parler de la place qu’occupait la poésie au menu des
conversations entre les deux poètes.
Dans le cœur de Claude, comme dans
celui de Serge, il n’y avait pas de place pour un régionalisme exclusif. L’un
de ses meilleurs amis était son voisin à Belle-Ville, l’écrivain Laënec Hurbon
qui, alerté par la gravité de la maladie, prit l’avion pour venir passer un
moment avec lui ici à Ottawa; il y avait
aussi Lyonel Trouillot, dont l’hommage publié dans Le Nouvelliste nous a tous secoués. Quant à Serge, il ne cessa de
parler jusqu’à son décès de son compère et Kavalye
Polka Roland Morisseau et de son fils spirituel Davertige, de son vrai nom
Villard Denis.
Les poètes grand’anselais dont j’ai
parlé précédemment formaient une sorte de grande famille d’esprits, aujourd’hui
disparue, que Claude et Serge ont rejoint à moins d’une semaine d’intervalle.
Ils sont ainsi entrés ensemble de plain pied dans l’immortalité.
Depuis que les médecins ont posé pour
Claude le diagnostic de la maladie de Creutzfeldt-Jakob
(1 cas sur 1 million de décès par année) et pour Serge celui d’un type très
rare de cancer dont la fréquence est de 1 sur 1,46 million, je n’ai pas cessé
de les rapprocher dans mon esprit ni de remémorer les moments passés avec les deux
séparément, puis ensemble. Deux
personnalités très différentes, mais tout aussi attachantes l’une que l’autre;
deux modes de vie diamétralement opposés, mais qui correspondaient à leurs
personnalités propres et à des choix personnels. Deux choix différents sur les
questions de langue, de mode de vie, de port d’attache, mais aussi des
ressemblances qu’on ne saurait passer sous silence. En soulignant la générosité de Claude, Lyonel Trouillot a
évoqué un trait de caractère qui collait comme un gant à la peau de Serge. Les
deux ont œuvré avec un rare désintéressement pour l’épanouissement des jeunes
talents et pour l’excellence dans les
lettres haïtiennes.
Pour avoir été un des grands bénéficiaires des compétences et du savoir-faire de l’un et de de l’autre depuis mon entrée, tardive, dans le monde du livre, je suis bien placé pour attester de la générosité et de la grandeur d’âme de ces deux devanciers. Ce n’est certainement pas un effet du hasard si leurs noms figurent, l'un à côté de l'autre, dans les pages de remerciements de tous mes livres, du Guide de rédaction écrit pour la Banque du Canada, paru en 1997, au tome 2 de De mémoire de Jérémien, sorti en 2016.
Pour avoir été un des grands bénéficiaires des compétences et du savoir-faire de l’un et de de l’autre depuis mon entrée, tardive, dans le monde du livre, je suis bien placé pour attester de la générosité et de la grandeur d’âme de ces deux devanciers. Ce n’est certainement pas un effet du hasard si leurs noms figurent, l'un à côté de l'autre, dans les pages de remerciements de tous mes livres, du Guide de rédaction écrit pour la Banque du Canada, paru en 1997, au tome 2 de De mémoire de Jérémien, sorti en 2016.
Méthodique, méticuleux, pointilleux et
doté d’un extraordinaire sens du détail, Claude a passé au peigne fin chacun
des livres que j’ai publiés et il a préfacé le tome 1 de De mémoire de Jérémien.
Nous nous complétions, lui et moi, et notre complicité dans l’écriture était
parfaite. Par la finesse de son jugement, sa maîtrise des techniques
d’écriture, sa probité intellectuelle et sa grandeur d’âme, il a grandement
contribué à la réussite de mes projets d’écriture. Claude n’était pas seulement
un poète. Il était aussi un communicateur, un technicien de la prose et
par-dessus tout un adepte de mon dada, le langage clair et simple. Je lui dois
une fière chandelle.
De portée plus générale, l’encadrement
de Serge m’a été tout aussi précieux. Poète jusqu’au bout des ongles, cérébral
quand il devait l’être, Serge m’a assisté dans tous les aspects de mon travail
d’écriture. Il a été à mes côtés dans
les moments d’euphorie comme dans les nuits de détresse; quand j’étais emballé par
mes souvenirs et mes anecdotes sur les notables de Jérémie ou quand l’ordinateur
plantait au beau milieu d’une étape critique de la production. Serge
connaissait à fond le monde canadien de l’édition, maîtrisait comme pas un la
technologie moderne de l’information et il n’a jamais marchandé ses conseils. À
lui aussi, je dois une fière chandelle.
Invité par Claude à animer une séance
de travail avec ses étudiants en sémiotique à la Faculté de linguistique appliquée
de Port-au-Prince en 2012, j’ai vu de près le travail qu’il effectuait pour
combattre les penchants à la médiocrité qui menacent la société haïtienne et
pour stimuler l’éclosion des jeunes talents. Cela me rappelait l’enthousiasme
avec lequel Serge Legagneur a tenu par la main les jeunes poètes Serge Baguidy
Gilbert et Davertige au début des années 1960.
Côté personnalité, Claude était plutôt
renfermé, taciturne, flegmatique presque.
Serge était quant à lui flamboyant, exubérant, expansif. Tant Claude
était austère, tant Serge pouvait être épicurien. Marié et père d’une famille
de trois enfants, Claude était un vrai notable grand’anselais qui, marié à une
Capoise issue elle aussi d’une famille nombreuse, s’est retrouvé à la tête de
toute une tribu. Serge était quant à lui un célibataire né qui avec le temps s’était
de plus en plus replié sur lui-même. Heureusement qu’il a eu une fille, Mme
Annaïse Gagné, et quelques amis très proches comme Guy Cupidon et Patrick Cavé
qui l’ont beaucoup assisté durant son calvaire. Amélie Roy a également été
admirable dans les moments d’épreuves.
Côté littérature, ils avaient certes
les mêmes idoles, les grands auteurs dont la fréquentation est une des
conditions primordiales de l’apprentissage de l’écriture et l’enrichissement
intellectuel. Mais pour avoir frayé davantage avec le surréalisme, Serge a
pratiqué avec bonheur un certain hermétisme qu’on ne retrouve pas dans l’œuvre
de Claude. Poète engagé, Claude a construit une œuvre subtilement orientée vers
le combat idéologique, vers les recherches sur le langage et le dire, tandis
que celle de Serge semble plus marquée par des considérations esthétiques et sa
sensibilité à fleur de peau.
Quant au choix du port d’attache, il en
dit beaucoup sur la vision non seulement de ces deux amis, mais aussi sur les
déchirements qui forment le quotidien des diasporas du monde entier. Comme tous
ceux et celles qui ont quitté Haïti durant les pires années du duvaliérisme,
Claude et Serge, comme moi d’ailleurs, désiraient ardemment retourner au pays une fois l’orage passé. Dans
le cercle de mes proches, Claude Pierre a été avec Claude Berthaud les seuls à faire leurs valises à la chute de
la dictature pour retourner s’installer au pays. Sans jamais émettre, à ma
connaissance du moins, le moindre jugement sur ceux qui avaient fait un choix
contraire.
Quant à Serge, il est retourné au pays
à trois reprises et a vite perdu ses illusions des années 1960. Il a alors recréé l’atmosphère de Jérémie dans son appartement
du boulevard Gouin qu’il n’a quitté définitivement que pour entrer à l’hôpital.
Avec un balcon donnant sur le barrage hydroélectrique construit sur la rivière
des Prairies entre Montréal et Laval, le poète n’avait qu’à fermer les yeux
pour retrouver les bruits des vagues de Jérémie et ceux du nordé qui ont bercé
son jeune âge.
Il est curieux de noter que ces deux
hommes de la mer, ces deux frères de la cote partis pour l’aventure durant les
nuits d’orage du duvaliérisme n’aient pas fini leurs jours dans le port
d’attache regagné à la première accalmie. Claude avait retrouvé le goût des
mers démontées, du doux siwa des
cotes de la Grand’Anse, tandis que Serge s’était acclimaté aux changements de
saison de la terre étrangère et opté pour la tranquillité d’esprit. Les deux
sont en fin de compte partis pour l’éternité dans des hôpitaux de l’exil, l’un
à Ottawa, l’autre à Montréal. Le bien triste destin qui attend la plupart
d’entre nous. Moi le premier!
Sur la question de la langue aussi, les
deux avaient des idées et des réflexes différents. Tandis que Claude a milité
pour l’implantation du créole dès les années 1970 avec les frères Yves et Paul Dejean,
donc bien avant la réforme Bernard de 1979, Serge n’a publié qu’en français. Il
a toutefois vivement félicité Claude en ma présence pour ses réalisations et
ses succès à ce chapitre.
Une autre grande différence entre ces
deux poètes avait trait au mode de vie. Alors que Claude avait une vie rangée,
des habitudes de vie saine, une heure pour se lever, une heure pour sa marche
matinale et une heure pour s’endormir le soir, Serge travaillait très tard la
nuit, souvent jusqu’à l’épuisement, et ne se réveillait jamais avant 1 heure de
l’après-midi. Cette habitude s’est renforcée quand il s’est converti à
l’informatique et qu’il avait toujours un casse-tête insoluble avec un de ses
ordinateurs. Son jeune ami Gérard Campfort, décédé lui aussi, n’a jamais
compris ce revirement du poète. Et il n’était pas le seul. Syto ne l’admettait
pas non plus!
Cela dit, il convient de souligner la
grande affection, l’estime mutuelle et l’évidente complicité qui existaient
entre mes deux poètes. J’allais dire entre nous trois, eux et moi, mais il
serait injuste de ne pas associer le nom de Syto Cavé à cette observation. Nous
venions tous plus ou moins de l’ancien quartier de Nan Goudwon et nos sentiments mutuels remontaient aux années 1950.
Serge était le filleul de Mme Elda Pierre, tante de Claude et directrice de
l’école Edmée Rey, qui a exercé sur les deux une influence fort bénéfique.
J’habitais juste en face de Tante Elda,
Serge un peu plus loin en allant vers le port, et Syto dans une rue perpendiculaire
à la nôtre. Avec l’élection, en 1954, de
sa mère Lyse Paret Cavé, à la tête de la
mairie, à côté de l’école Edmée Rey, et la présence dans le quartier d’une
jeune fille nommée Marie, Syto rodait continuellement dans les parages. Ainsi
est née cette amitié qui n’a fait que se solidifier au fil des décennies.
Tandis que Claude et Serge se parlaient
et se comprenaient à demi-mots, avec Syto les dialogues étaient toujours
passionnés, les échanges intenses et les idées développées dans le moindre
détail. Les seuls moments creux de nos rencontres, c’était quand Serge interrompait
une conversation pour régler un de mes problèmes d’ordinateur. Syto allumait
alors une cigarette et ne faisait aucun effort pour cacher son agacement. L’instant
d’après, la conversation reprenait son cours.
Montage illustrant une vision idyllique prêtée à Haïti Littéraire |
Tandis que Claude acceptait le choix de
Serge de s’isoler à Montréal et n’acceptait pas que ce grand poète soit
complètement inconnu de la jeunesse haïtienne, Syto l’invitait sans cesse et le
harcelait presque pour le ramener au pays. Curieusement, c’est par lui que j’ai
appris la maladie de Serge à la fin d’avril dernier. Il m’appelait d’Haïti pour
me demander d’aller Montréal m’informer sur place de la gravité du cas. Il en
avait été informé par l’ami commun Anthony Phelps. Le choc fut terrible pour
moi. En quelques mois, Serge avait perdu une trentaine de livres ainsi que le goût et l’appétit et il semblait déjà se laisser
aller
En même temps, j’apprenais que la santé
de Claude s’était considérablement détériorée en Haïti et que Gaby Préval, son
beau-frère de passage en Haïti, revenait ici avec lui en attendant que Jocelyne
les rejoigne. Et depuis, les mauvaises nouvelles se sont succédé en
cascade : diagnostic fatal, transfert aux soins de longue durée du centre
Elizabeth Bruyère, visites incessantes de parents et d’amis désespérés. Fort
heureusement, ses cousins May et Eddy Simon, ainsi que ses amis Elizabeth et
Lochard Noël ont eu le temps de rentrer respectivement d’Haïti et de la Floride
pour assister la famille et la combler d’affection.
Dans la matinée du samedi 24 juin, jour
de la Saint-Jean Baptiste au Québec, l’hôpital téléphonait à la famille pour
dire que la fin était proche. À notre arrivée, l’irréparable était déjà fait.
De Montréal,
le Dr Simphar Bontemps me téléphonait le lendemain pour un bref compte
rendu d’une visite qu’il venait de rendre à Serge au centre d’hébergement Notre
Dame-de-la-Merci en compagnie de Guy Cupidon. Bouleversé, Simphar me disait
avoir retrouvé en Serge le héros du livre La
dernière leçon de Mitch Albom,
Morrie Schwarts, qui l’avait profondément marqué. La sérénité de Serge,
ses réflexions sur la vie, la mort, l’amitié resteront, me disait-il, à jamais
gravées dans ma mémoire. Le vendredi suivant, Serge partait à son tour.
Je ne l’ai donc pas revu une dernière
fois comme je me le proposais. Le vendredi 7 juillet de cette semaine, il y
aura deux soirées d’adieu dans la diaspora haïtienne, l’une à Ottawa pour
marquer le départ de Claude C. Pierre, l’autre à Montréal en souvenir de Serge
Legagneur.
Que leurs âmes reposent en paix!
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