Six mois aprés le passage du cyclone Mathieu, certaines écoles dans la Grand'Anse fonctionnaient sur des galeries. |
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Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com
Faisant écho aux
observations de Louis Joseph Janvier, les professeurs d’histoire nous
enseignaient dans les années 1950 que le paysan haïtien avait deux grandes
aspirations : le pain de l’instruction pour ses enfants et l’accès à la
terre pour sa famille. Au fil du temps, la seconde aspiration est passée dans
le domaine de l’utopie, tandis que la première devenait une priorité majeure.
Quant au gâteau de la reconstruction, qui fait scandale aujourd’hui, il s’agit d’une
nouveauté apparue seulement au lendemain
du séisme de 2010.
Isolément, les
images du pain de l’instruction et du gâteau de la reconstruction n’évoquent aucune réalité sociale, économique
ou politique particulière. Aucune injustice susceptible d’expliquer les réactions
violentes observées depuis le début de l’été 2018. Mais mises
l’une à côté de l’autre, elles dévoilent une réalité inacceptable et révoltante : le
pain de l’instruction est pour le petit peuple, tandis que le gâteau de la
reconstruction est pour le cercle restreint des privilégiés. L’un est lié au
scandale des prélèvements de 1,50 $ sur les transferts de fonds de la diaspora;
l’autre, à la dilapidation du milliard de dollars que les générations futures
devront rembourser.
Il n’y a donc aucune
devinette à déchiffrer dans le titre du présent article. Le pain est destiné
aux éternels opprimés, tandis que le gâteau appartient aux perpétuels
bénéficiaires des largesses de l’État. Dans ce partage très inégal de la richesse,
l’État dispense à la masse des démunis une instruction de mauvaise qualité et
en détérioration constante, pendant qu’il traite aux petits oignons les grands
de ce monde. On comprend donc aisément la polarisation de la société et l’incapacité de l’électorat à se donner des
dirigeants compétents et intègres. Faut-il aller chercher plus loin les causes
profondes des émeutes de juillet dernier, des manifestations colossales du 17 octobre en cours
et de l’affrontement annoncé pour le 18 novembre prochain?
Dans la
phraséologie traditionnelle haïtienne, la métaphore du pain de l’instruction
incite à la réflexion et dévoile les graves lacunes des politiques des pouvoirs
publics. Obscurantiste par nature et par
tradition, l’État haïtien n’a jamais compris qu’il faut une main d’œuvre et une
population instruites pour assurer la
prospérité économique et la stabilité sociale et politique. C’est ainsi qu’à
l’exception de Christophe, et de Pétion dans une moindre mesure, aucun de nos
chefs d’État ne s’est véritablement préoccupé de mettre ce pain à la portée des
moins nantis. C’est seulement sous Geffrard, à partir de 1867, que l’État a commencé à s’atteler à cette
tâche. Il le fera curieusement après la signature du Concordat avec le Vatican, ce qui
nous donnera aussi les écoles congréganistes et mettra en chantier notre système
d’enseignement à deux vitesses.
La répartition du pain
de l’instruction sera si aberrante qu’à la fin des années 1870, les deux
grands partis politiques du pays ne
trouveront de meilleurs slogans pour mobiliser leur électorat que « Le pouvoir
au plus grand nombre » (entendez les laissés-pour- compte) et « Le
pouvoir aux plus capables » (entendez les plus instruits). Si les
insurrections et les guerres civiles de cette époque portent l’empreinte de la
mauvaise répartition des richesses, elles s’expliquent aussi dans une large
mesure par celle du pain de l’instruction.
Malgré les avancées, réelles ou apparentes,
enregistrées par exemple dans le domaine de l’alphabétisation des adultes, le pain de l’instruction a été jusqu’ici
très mal réparti. En témoignent divers articles publiés au fil des ans dans Le Nouvelliste, notamment :
i) « Le
pain de l’instruction à même le sol », où Gaspard Dorélien relate le 30 août 2006 que, faute de bancs, les élèves
s’assoient à même le sol pour suivre leurs cours à l’école nationale Claire
Heureuse de Port-au-Prince. L’auteur ajoute que l’année scolaire n’y sera ni
claire ni heureuse.
ii) « Le pain de l'instruction a mauvais goût »,
dans lequel Edrid St- Juste dénonce, le 28 août 2007, les conditions
sanitaires déplorables du fonctionnement de l’école nationale République d’Argentine. Il les
compare au passage à celles des salles propres, fraîchement repeintes et bien
entretenues des écoles privées.
ii) « La portion congrue du pain de l'instruction», où Edrid St-Juste revient à la charge en 2010 pour exposer le dénuement de l’école nationale Caïus Lhérisson de Fontamara. Un témoignage accablant qui
appelle encore des correctifs!
Rappelons ici que la fuite des cerveaux a
commencé en Haïti au début des années 1960 avec les persécutions politiques des
années François Duvalier et les perspectives d’emploi offertes à nos cadres par
la décolonisation de l’Afrique francophone. La qualité de l’instruction s’est
alors détériorée rapidement au pays, et le mouvement s’est poursuivi sous le
règne du fils, avec toutefois quelques points de retournement.
Après 1986, les grandes écoles publiques
ont perdu tout leur lustre et on a assisté à la multiplication des écoles dites
bòlèt et à la création parallèle d’un
réseau d’écoles « haut de gamme » comme Union School, le lycée français
Alexandre Dumas, etc. Il s’est alors créé au pays un système malsain d’enseignement à plusieurs vitesses qui ne
cesse de creuser l’écart entre les riches et les pauvres. Le pain de
l’instruction dispensé par l’État est ainsi devenu un mauvais bonbon siwo, cette sorte de galette
faite de farine et de mélasse.
Qu’en
est-il maintenant du « gâteau de la
reconstruction »?
Comparé à l’actuel bonbon siwo de l’instruction, le gâteau de la reconstruction est un
mets raffiné servi dans du cristal de baccara et avec une argenterie fine. Il se consomme avec du caviar et, selon le rang
des convives, avec du champagne Veuve Clicquot ou du Dom Pérignon. Cette
pâtisserie exquise a été lancée après le séisme de 2010 avec l’arrivée massive
de l’aide étrangère et la bousculade des ONG sur le terrain. Elle a ensuite
connu ses plus beaux jours avec la signature en 2006 de l’Accord Petro Caribe,
où les transactions se font à l’échelle du million de dollars.
Sur le modèle des invitations lancées aux
grandes multinationales dans le sillage de l’unification des deux Allemagne, de
la reconstruction de l’Iraq et de la guerre du Golfe, les dirigeants haïtiens
ont, à partir de 2010, invité avec force
les investisseurs étrangers à venir «
partager le gâteau de la reconstruction. ». Dès le 1er février
2010, l’ambassadeur américain à Port-au-Prince, Kenneth Merten, annonçait la
bonne nouvelle au State Department dans
un câble dont la teneur ne cesse encore d’étonner : « The gold rush in on! », écrivait-il, (La ruée vers l’or a commencé). En accédant au pouvoir l’année suivante, les Tèt Kale adouciront la formule en
adoptant pour leurs cartons d’invitation le slogan « Haiti is open for business ».
Au menu des rencontres devant conduire à la
signature des juteux contrats : cocktails de bienvenue; réceptions
somptueuses; journées à la plage en compagnie des plus jolies filles du pays;
promenades en yacht privé dans la région des Arcadins ou à l’Île-à-Vache. Contacts
directs avec le haut personnel politique
du pays, avec les plus riches et les plus influents des éventuels partenaires
locaux. Promesses de cession par bail emphytéotique de terres de l’État
haïtien; exemptions d’impôts et franchises douanières perspectives de surfacturation,
de paiement anticipé des travaux; de création de sociétés écrans destinées à
brouiller les pistes en cas d’audit ou d’audiences publiques, etc.
Ainsi, de nombreux contrats ont été conclus
au mépris de toutes les règles modernes de gouvernance et de transparence. En
outre, les dirigeants qui lancent ces invitations ne se gênent nullement pour
s’affubler des qualificatifs de « bandits légaux ». À part les
requins de la finance et les entrepreneurs inculpés pour fraudes comme le
sénateur dominicain Felix Bautista, ces dirigeants ont des carnets d’adresse remplis
de noms prestigieux et qui inspirent confiance. Et on les voit dans les
instances internationales en compagnie de Bill et Hillary Clinton, Hugo Chavez,
Michelle Bachelet, Raoul Castro, etc.
Avec le décès de Chavez, les problèmes
économiques du Venezuela et la chute des prix du pétrole, la manne Petro Caribe s’est
tarie, et le petit peuple nourri au bonbon
siwo d’une instruction à rabais est sorti de sa léthargie pour demander des
comptes. Les convives du banquet de la reconstruction sont vite partis sur la
pointe des pieds, laissant dans le pétrin les élégantes hôtesses et les
richissimes patrons forcés de se terrer le plus loin possible de leurs
luxueuses villas.
De même que le pain rassis de l’instruction
est devenu au fil du temps un affreux bonbon
siwo, le gâteau de la reconstruction a perdu sa fraîcheur et s’est
contaminé pour devenir un poison violent en moins de dix ans.
Aujourd’hui, non seulement personne n’en
veut, mais tout le monde affirme n’y avoir jamais goûté. Même ceux et celles
qui en ont fait une indigestion. D’où cette quête de vérité qui ne fait que
commencer :
KOTE KÒB PETROKARIBE A ?
(Où se trouvent
les milliards de Petro Caribe?)
Eddy Cavé,
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