IPHARÈS BLAIN
(22 mars 1926 - 2 août 2018)
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Par Louis Carl Saint Jean
À un moment où certaines
de nos valeurs se trouvent galvaudées et d’autres reléguées dans les oubliettes
de l’histoire, la mort de toute personne âgée, surtout octogénaire ou
nonagénaire, me jette toujours dans une extrême affliction. Et quand il s’agit
de celle d’un compatriote du quatrième âge connu pour son patriotisme, sa
compétence, son sérieux, son talent, son éducation soignée, il m’arrive de
« me nourrir du pain des larmes », selon le mot de mon ancien
pasteur, l’inoubliable Naasson Bélizaire-Prosper. Quand cette personne aura
servi honorablement notre pays, cette douleur devient pour moi encore beaucoup
plus aiguë.
J’ai connu cette épreuve
le dimanche 7 octobre dernier quand, aux alentours de 21 heures, mon
amie Gladys Blain m’a appelé pour m’annoncer le départ pour l’au-delà de son
père, l’ex- colonel-maestro Ipharès Blain. En effet, m’a appris Gladys, le
célèbre musicien s’est éteint le jeudi 2 août dernier, à l’Hôpital
Saint Luc, situé à Tabarre. Il y a rendu l’âme après une dizaine de jours
d’hospitalisation, m’a précisé Ipharès Blain, Jr., le fils du défunt, directeur
des études à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS). Toujours, selon ce dernier,
ce grand coryphée a succombé, à l’âge de 92 ans, des suites d’une insuffisance
rénale et de certaines autres maladies liées à son âge avancé.
Ipharès Blain faisait
partie de ces Haïtiens de valeur qui, au plus fort de l’orage, ont apporté,
avec les moyens du bord, une quote-part des plus louables à l’avancement de la
barque nationale. Par sa mort, surtout en ce « temps déraisonnable » et dans le
contexte d’incertitudes dans lequel se trouve plongé notre pays depuis ces deux
à trois dernières décennies, c’est un grand pan de l’édifice
artistique, musical et culturel d’Haïti qui s’est effondré.
Lorsque, le 8 de ce mois,
j’ai appris à Alphonse Jean-Louis, ancien clarinettiste de La Musique du Palais
et ancien saxophoniste du Jazz des Jeunes, la nouvelle de la mort de son ancien
chef, il m’a rappelé: « J’ai joué pendant 25 ans sous la baguette
d’Ipharès Blain. Je ne dirai jamais assez de bien de lui en tant qu’homme et en
tant que chef d’orchestre…C’était un homme de principe, discipliné et
talentueux…Ipharès était un géant ! » Du maestro défunt, le regretté
clarinettiste et saxophoniste Fritz Ferrier m’avait appris : «
Ipharès acceptait tout, sauf la médiocrité. Il n’admettait pas l’erreur,
surtout dans l’exécution des pièces d’Occide Jeanty. Même s’il était à cheval
sur les principes, il n’avait rien de ces maestros dictateurs devant qui
devaient trembler ses musiciens… » (Entrevue de Louis Carl Saint Jean,
LCSJ, avec Fritz Ferrier, 17 février 2004). Luc St. Albord, ex-trompettiste de La
Musique de la Garde Présidentielle surenchérit en ces
termes: « Ipharès Blain était l’un de nos meilleurs chefs
d’orchestre. Sa mort représente une grande perte pour la musique de notre pays.
C’était un homme de grande valeur… » (Entrevue de LCSJ avec Luc St.
Albord, le 14 octobre 2018).
L’ex-colonel Ipharès
Blain a marqué plusieurs générations d’Haïtiens, surtout ceux qui sont nés dans
les années 1960 et 1970. Je me souviens que vers le milieu de la décennie
1970, nous étions un groupe d’adolescents à déjouer parfois la
vigilance de nos parents pour nous rendre presque tous les dimanches après-midi
au Champ-de-Mars. La raison primordiale de ces promenades dominicales, à part
d’aller conter fleurette aux jolies jeunes filles, consistait à
assister à l’un des concerts bihebdomadaires que La Musique du
Palais donnait au Kiosque Occide Jeanty. Certains amis
d’enfance, dont Jacques Patrick Glaure, Claude Parola, Rodney Maignan, Jr. y
allaient surtout pour admirer l’élégance du major Ipharès Blain, le leader de
ce merveilleux orchestre militaire.
Jacques m’a justement
rappelé au cours d’une récente conversation téléphonique: « Si d’aventure,
un dimanche, un autre maestro tenait la baguette, c’était une déception
totale. Ipharès Blain était l’élégance personnifiée. » En effet, on dirait
qu’il s’était créé une sorte de complicité entre chacun des exécutants de cet
orchestre avec leur maestro, toujours tiré à quatre épingles. Chacun d’eux
paraissait lire sa partition au coin du sourire contagieux du maestro ou d’un
simple mouvement de sa tête. C’était enivrant de le voir de très souvent
esquisser de manière furtive des compliments à l’un ou plusieurs dans une
rangée par un clignotement de ses sourcils. Parfois même, l’exécution de
certaines pièces, surtout les anciens « zizipans » d’Occide Jeanty ou les
anciennes méringues gaies d’Augustin Bruno (ses deux
compositeurs haïtiens préférés) semblait mettre des
fourmis tant dans ses jambes que dans celles de chacun des
spectateurs alors enthousiasmés jusqu’au délire. Et presque
toujours, le sourire désarmant d’Ipharès mettait fin au concert avant
l’exécution de La Dessalinienne, notre hymne national.
Iphares Blain est né à
Port-au-Prince le 22 mars 1926 de l’union bénie du sergent et musicien Duly
Blain et de Dégrâce Blain, née Lacombe. Il a fait ses études primaires à
l’Annexe de l’Ecole Normale des Instituteurs. C’est justement cet
établissement scolaire, à part les instructions reçues au foyer, qui lui
a donné goût pour les choses de l’esprit et qui a en
même temps allumé en lui le feu sacré du patriotisme. En effet, des
éducateurs et intellectuels tels que Léonidas Caroux Lhérisson, Luc Grimard,
Edner Brutus, Dominique Hyppolite et d’autres encore y sont souvent invités à
présenter des causeries sur ces sujets combien importants dans la formation de
tout jeune citoyen.
Ipharès grandit
dans un foyer où la musique est comme un pain quotidien. Son père,
musicien haut de gamme, est joueur de baryton au sein de La Musique
du Palais, dirigée alors par l’immortel général Occide Jeanty (de son vrai nom
Occilius Jeanty). Presque tous les jours, des virtuoses tels que David
Désamours, Georges Franck, Myrthil Ancion, Camille Noël et d’autres
encore viennent chez lui pour pratiquer leur instrument ou pour parler de
musique. Sa mère, Dégrâce Lacombe-Blain, nièce de l’inoubliable compositeur
Augustin Bruno, est une fervente mélomane. Le maestro se souvient: «
Tous les vendredis soirs, je restais auprès de ma mère pour écouter une
émission de musique classique que diffusait la station de radio HHK.
»
Dans la même veine, le colonel Blain m’a confié: « Contrairement à ce que pense plus d’un, ma passion pour la musique ne m’est pas venue de mon père. C’est plutôt ma mère qui m’y a surtout poussé. D’ailleurs, c’est après avoir vu avec elle le film Symphonie inachevée au Ciné Paramount que j’ai commencé à m’intéresser de façon plus sérieuse à la musique. J’avais alors huit ou neuf ans. » En effet, ce film, sorti en 1933, qui relate l’amour de Schubert pour une jeune comtesse, est montré pour la première fois en Haïti – au Ciné Paramount - le dimanche 29 septembre 1935.
Les concerts dominicaux
offerts par La Musique du Palais au Champ-de-Mars viennent ensuite
orienter ses goûts musicaux. « Ma mère m’emmenait au concert que
donnait tous les dimanches régulièrement la Musique du Palais au Kiosque du
Champ-de-Mars…C’est de là que j’ai commencé vraiment à apprécier les autres
compositeurs étrangers.» Trois pièces vont stimuler encore davantage sa
passion: Marche du sacre du prophète de Giacomo
Meyerbeer, II trovatore, une sélection d’opéra de Verdi et Faust,
un opéra de Charles Gounod.
Sensibilisée par
l’ensorcellement de son fils pour le quatrième art, Mme Blain
encourage son mari à en enseigner les rudiments à leur
progéniture. C’est ainsi que, pendant les vacances de Noël 1935,
Père Blain
commence effectivement à donner au
jeunot ses premières leçons de musique. Après moins d’un trimestre
de solfège, il est initié au baryton. « Une fois mes devoirs faits et mes
leçons bien sues, je m’entrainais constamment. J’ai donc appris rapidement cet
instrument. À ce moment-là, m’a-t-il dit, j’avais deux livres de
prédilection: celui d’Histoire d’Haïti et Le livre de
Musique de Claude Augé. »
Un peu plus tard, le
jeune Ipharès se rend de très souvent avec son père à des pique-niques qu’anime
soit le Super Moderne Jazz Guignard, le Blue Baby Jazz, le Jazz Annulysse
Cadet, le Jazz Scott ou une autre formation musicale. Il devient un
enthousiaste du « Blue Baby » à cause des
interprétations des plus belles méringues de l’époque réalisées par
cet ensemble. Le morceau qui retient surtout son attention est La
belle Port-au-Princienne, un des joyaux du génial pianiste et
compositeur Ludovic Lamothe. D’ailleurs, ce classique du « Chopin
noir » lui a inspiré Pour une fleur, sa première
composition. Il a ciselé cette méringue lente à l’occasion de
l’anniversaire de naissance de sa petite amie d’alors, Ida Nazaire, qui
deviendra sa première épouse. Il a alors à peine 14 ans et vient
d’entamer ses études secondaires au Lycée Alexandre
Pétion, qu’il bouclera jusqu’à la Philo A.
Enchanté, mais toutefois
perplexe quant au résultat, il en confie la
partition à son oncle Augustin Bruno. Ce dernier, depuis
lors, le prend sous son aile et devient son premier professeur d’harmonie et de
composition. Sa deuxième création, Pour toi, maman, encore une
méringue lente, qu’il compose en mai 1941, lui a valu, m’a-t-il dit, des
paroles élogieuses de son mentor. Celui-ci fait aussi découvrir au brillant
adolescent des compositeurs tels que Mozart, Chopin, Beethoven, Ludovic
Lamothe, Justin Elie dont il est resté un fol admirateur.
Suivant les pas de son
père, Ipharès Blain s’enrôle dans la Garde d’Haïti en 1945, vers la fin du
cauchemar d’Elie Lescot. Il s’inscrit à La Musique du Palais, orchestre au sein
duquel il tient le pupitre d’euphonium. Parmi ses camarades, se
trouvent de grosses pointures de la musique haïtienne et de futures
gloires nationales: David Désamours, Charles Paul Ménard, Antoine Saint
Aromand, Raoul Jocelyn, Georges Franck, Charles René Saint Aude, etc. Peu de
temps après, le capitaine-chef d’orchestre Luc Jean-Baptiste, attiré par son
sérieux, le propose comme archiviste de cet ensemble musical mythique.
En 1947, les jeunes
Ipharès Blain et Ida Nazaire sont conduits à l’autel par l’éducatrice
gonaïvienne Marcelle Latortue au bras du capitaine Luc
Jean-Baptiste. Huit enfants sont issus de ce premier mariage : Gérard
Elie, Fritz, Suze, Marie Yolène, Gladys, Ipharès Jr., Marie Flore et Duly.
Rappelons que six ans après la mort de sa femme survenue le 14 février 1979, il
épouse en secondes noces Ghislaine Pierre. Celle-ci, décédée en mars 2007, a
donné trois enfants au maestro: Jean Bernard, Hervé et Régine.
Notre prodigieux
artiste n’aura pas que la musique comme passion. Vers la même
époque, au cours donc des 45 mois de miracle et de magie de l’Honorable
Dumarsais Estimé, la vie intellectuelle bouillante de la Capitale rend
insatiable sa curiosité. Il commence à fréquenter certains
cercles littéraires, artistiques et mondains port-au-princiens. À
cause de son entregent naturel, il y est accueilli les bras ouverts en dépit
de la stigmatisation dont sont victimes à l’époque les militaires et les
musiciens. De très souvent, le journaliste et musicien Vianney Denerville,
trésorier de La Mission Patriotique des Jeunes, ami de son père, invite Ti
Blain (ainsi que l’appellent affectueusement les collègues de son père) à
participer aux différentes manifestations culturelles mises sur
pied par cette association. Il développe alors un amour sans mesure
pour l’Histoire d’Haïti et pour la Littérature Haïtienne. Dans notre
histoire, il ne jurait que par Dessalines tandis que Carl Brouard et Dominique
Hyppolite étaient ses héros dans nos lettres. C’est d’ailleurs le
génie de Cormiers qui lui a inspiré sa pièce Le chant de Vertières,
initialement baptisée L’Hymne de l’Empereur.
Curieux au possible, il
ne reste nullement non plus indifférent à celles du
« Faisceau » et de l’« Union des Jeunes ». On se souviendra
qu’au cours d’une séance littéraire tenue en 1948 (ou en 1949) dans les salons
de Mme Christian Coicou par les membres de l’« Union des Jeunes » il
rencontrera l’illustre compositeur et folkloriste Werner
Anton Jaegerhuber. Ce dernier l’invite à participer à titre gracieux aux cours
de musique et de folklore qu’il donne à son domicile. Ce grand maître lui fait
alors découvrir, du propre aveu d’Ipharès, « la richesse harmonique,
mélodique et rythmique de la musique folklorique haïtienne ».
En janvier 1953, Ipharès
Blain devient membre des « Jeunesses Musicales Haïtiennes », cercle
présidé alors par Charles Emmanuel Miot. Il fait partie
des musiciens choisis par cette association pour la promotion de la musique
dans les écoles à travers
notre exceptionnelle République. À la même époque,
le jeune artiste compose Apothéose du Tricinquantenaire. Cette
marche, jouée aux Gonaïves par La Musique du Palais, est vivement
applaudie aux festivités du 1er janvier
1954 marquant le cent cinquantenaire de notre Indépendance. C’est
l’apothéose! Le tout Port-au-Prince artistique commence à murmurer le nom
du jeune sergent-musicien.
Indiscutablement, c’est à
Marcel Van Thienen qu’Ipharès Blain doit le tournant décisif de sa carrière
musicale. Moins de quatre mois après s’être couvert de gloire à la Cité de
l’Indépendance, le jeune compositeur soumet au maestro français, nouveau
directeur technique de La Musique du Palais, sa pièce Symphonie de
Noël. Fasciné par cette œuvre, l’ancien chef d’orchestre de la
Radiodiffusion Française en fait jouer l’andante par son orchestre le jeudi 3
juin 1954 au Théâtre des Casernes Dessalines au cours d’un concert auquel
assiste le couple présidentiel. Le chef de l’Etat, sa distinguée
épouse, les officiels du gouvernement, les maestros Van Thienen et Luc
Jean-Baptiste et d’autres grosses légumes sont épatés !
Un bonheur ne venant jamais seul, le sergent Ipharès Blain est, dès lors, fortement pressenti pour succéder au capitaine Luc Jean-Baptiste qui se prépare à tirer sa révérence après une carrière militaire et musicale mythique de plus de cinq décennies. En vue de mieux affûter les armes du jeune prétendant devant la tâche immense qui l’attend, le président Magloire, pariant sur l’avenir, lui offre une bourse d’études pour se spécialiser dans la direction d’orchestre dans une prestigieuse école de musique à l’étranger. « Je ne m’en revins pas, m’a avoué le maestro, car je ne faisais pas partie du cercle privé du président. » Ce n’est pas sans raison qu’Ipharès Blain m’a révélé que, à part à ses père et mère, il doit sa carrière à Augustin Bruno, à Marcel Van Thienen, au capitaine Luc Jean-Baptiste et au président et Madame Paul Eugène Magloire.
Tandis qu’il attend
impatiemment cette rêveuse promesse, en février 1955, Ipharès Blain, en
compagnie de Serge Villedrouin, de Yanick Coupet, de Fritz Benjamin
et de quelques autres jeunes, fait partie des premiers élèves admis au
Conservatoire National de Musique inauguré en décembre 1954 par le
colonel-président. Il s’inscrit au cours d’harmonie et d’analyse
musicale du professeur belge Karel Trow. À la fin de l’épreuve, le
jury composé des professeurs Marcel Van Thienen, Bertin Dépestre Salnave
et Mme Carmen Brouard attribue la première mention avec
félicitations à Ipharès Blain, Paul Perpignan et Gérard Souffrant. (Référence :
Dépliant du Conservatoire de Musique datant de juin 1955)
Parlant de ce
Conservatoire, il sied de mentionner que, bien qu’on attribue au président Paul
Eugène Magloire le mérite de cette judicieuse initiative, la
personne qu’on aurait dû élever au pinacle est bien Mme Yolette Leconte
Magloire. En effet, c’est grâce à la vision et à la
bonne influence de cette première dame élégante et raffinée qu’a été
fondée cette institution. (Référence: Conversation téléphonique datant du 15
juin 2017 avec le maestro Julio Racine, ancien chef d’orchestre de l’Orchestre
Philharmonique Sainte Trinité).
Trois mois avant son
départ pour l’exil, le président Magloire tient sa promesse. En effet, le 9
septembre 1956, Ipharès Blain franchit les portes de la Schola Cantorum
de Paris, l’une des plus célèbres écoles de musique du monde. Trois mois plus
tard, plus précisément le 28 décembre, pendant qu’il se trouve dans « La
ville lumière », le Palais National, sous la présidence de Me. Joseph
Nemours Pierre-Louis, l’élève au grade d’adjudant. À La Schola, il étudie la
composition, le contrepoint, l’harmonie et la morphologie musicale. Parmi ses
maîtres, il compte: Jean-Yves Daniel-Lesur pour le contrepoint, Pierre Wissmer,
Léon Barzin, etc.
De tous ses anciens
enseignants, Léon Barzin, qui lui dispense des cours de direction d’orchestre,
est celui de qui Ipharès a gardé le meilleur souvenir. En effet, ce célèbre
chef d’orchestre belgo-américain, qui vient de monter l’Orchestre
Philharmonique de Paris, y offre à son jeune étudiant un pupitre de cor
d’harmonie. Ces concerts offerts par cet orchestre au Théâtre des
Champs-Elysées lui inspirent Symphonie de Paris, œuvre (sa
quatrième symphonie) qui lui vaut en été 1960 la deuxième place aux examens de
sortie à « La ruche bourdonnante ».
En septembre 1960,
Ipharès Blain retourne au pays. Moins de deux semaines plus tard, il est promu
sous-lieutenant et remplace le lieutenant Charles Paul Ménard comme chef
d’orchestre de La Musique du Palais. Patriote farouche, le nouveau leader, suivant
la tradition initiée par le général Occide Jeanty, à côté des créations des
grands compositeurs occidentaux, favorise l’insertion de morceaux typiquement
haïtiens dans le répertoire de son orchestre. Non seulement, il met à l’honneur
des chefs-d’œuvre de nos distingués maîtres – les Occide Jeanty, Augustin
Bruno, Ludovic Lamothe, Justin Elie, Anton Jaegerhuber, O’Firmin Savaille,
Solon Verret, Oscar Bernier, Antalcidas Murat et j’en oublie -, il fait jouer
également des pièces populaires telles que Avadra, Ti
Zo, Souvenir des zizipans et d’autres qu’il
aura magistralement orchestrées.
En supplément
de ses compositions haïtiennes préférées - 1804 de
Robert Geffrard, Souvenir de la classe, L’entrée à
Jérusalem d’Occide Jeanty, Vaillance de Mombrun Basquiat,
etc.-, il introduit dans le répertoire du corps de la musique du Palais
national une ribambelle de ses œuvres, qui sont accueillies d’ailleurs
favorablement par nos plus fins connaisseurs. Par exemple, le maestro et
pianiste Emile Désamours, fils du chef d’orchestre David Désamours, m’a
affirmé: « Certainement, Occide Jeanty reste et demeure le plus grand de nos
chefs d’orchestre et notre plus grand musicien. Cependant, dans le domaine de
la composition, Ipharès Blain est allé un peu plus loin que presque tous
ses prédécesseurs. Il a laissé au répertoire national des messes, des
requiem, des symphonies, des marches militaires, des marches processionnelles
et même un opéra… En ce sens, je pense qu’Ipharès Blain a beaucoup de mérites.
» (Entrevue de LCSJ avec Emile Désamours, le 8 octobre 2018).
En effet, pour corroborer
cette lucide observation du maestro Désamours, je rappelle qu’Ipharès Blain a
laissé une œuvre musicale digne d’éloges: quatre symphonies, sept messes en
français, en créole et en latin, des méringues lentes, des gravotes, une polka,
etc. Parmi les grands titres qu’il a sculptés, citons, en vrac : Le
chant de Vertières, Opération combite, La voix du peuple, la voix de Dieu,
Mariaj Lenglensou, etc. Rappelons que cette dernière pièce, le premier
opéra créole, est tirée d’un livret du poète et dramaturge Rassoul Labuchin, de
son vrai nom Joseph Yves Médard.
Ne reculant jamais devant
la tâche, en juin 1972, en dépit de ses lourdes et multiples charges, Ipharès
Blain devient chef d’orchestre de La Musique de la Garde
Présidentielle, une nouvelle formation comptant plus de 70 exécutants. Un
peu plus tard, ce bûcher fonde et dirige le Chœur National,
assisté de Wilfrid Estaing. Parmi ses choristes, citions: Suze Blain, Gladys
Blain, (filles du maestro), Duly Racine, Laura Lafontant, Cham
François, etc. Cette belle aventure prendra fin vers la fin des années 1980.
Ipharès Blain,
soucieux de la formation complète de la jeunesse haïtienne, s’était
également consacré à l’enseignement de la musique. Moins d’un
trimestre après son retour au pays, en compagnie de Me. Solon Verret, de Mme
Lina Mathon-Blanchet, de Férère Laguerre et d’autres grands musiciens, il fait
partie du corps enseignant du Conservatoire National de musique, son Alma
mater. Peu après, il ouvre au Champ-de-Maris l’Ecole de Musique Sainte Cécile.
En plus, c’est spontanément qu’il accepte, en juillet 1983, à l’ouverture de l’ENARTS, dont il est l’un des pionniers, le titre de professeur, y enseignant la théorie musicale et le chant. Peu de temps après, il dispense des cours d’analyse musicale et de différentes disciplines de l’écriture musicale, dont l’harmonie et le contrepoint. Parallèlement, il prête également ses services au Centre d’Accueil Duval Duvalier. Après un semestre, son fils Ipahrès Blain, Jr., qu’il a en grande partie formé, le remplace à ce dernier poste.
Puisque toute chose a une
fin, le colonel Ipharès Blain part à la retraite quelques années après
avoir été nommé coordonnateur de toutes les fanfares militaires de la République,
soit le 1er avril 1991. Il aura ainsi passé 45 années à La
Musique du Palais, dont 31 comme chef d’orchestre. Par la suite, il a occupé le
poste de conseiller culturel à la Mairie de Port-au-Prince et au Théâtre
National. En dépit de son grand âge, Ipharès Blain n’a jamais
fait un retrait définitif de la vie musicale. Il a continué à
enseigner à l’ENARTS jusqu’en avril 2016, alors âgé de 90 ans.
Pour avoir consacré plus
de 70 années de sa vie à l’épanouissement de notre musique et à la défense de
nos valeurs culturelles et laissé à la postérité un héritage qui se distingue
tant par la quantité que la qualité des créations, Ipharès Blain est
immédiatement entré dans l’immortalité. J’emprunte le mot de la fin à mon ami
et ancien condisciple, le poète gonaïvien Ronald Jean-Baptiste - un
mot plein de pertinence et qui exprime mon vœu : « Que les cendres
déposées sur son corps ne recouvrent jamais sa mémoire ! »
Louis Carl Saint Jean
22 octobre 2018
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