Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Wednesday, October 29, 2014

Jérémie demande des comptes sur le génocide de 1964

Le Dr. Pierre Michel Smith interpelle le colonel Abel Jérôme
Jérémie demande des comptes sur le génocide de 1964

Par Max Dorismond mx20005@yahoo.ca

Enfin un Jérémien s'est mis debout et a osé. Bien des années se sont écoulées depuis les Vêpres de Jérémie. L'heure était à la désespérance et la cité vivait dans l'expectative. Nul n'osait écrire cette page tortueuse de la ville, aux risques de raviver au tréfonds des âmes cette plaie incurable, difficile à cicatriser. Certaines histoires écoutées tantôt à la porte de la vérité, tantôt à la porte de la légende effraient les fils de la Cité qui craignaient de blesser encore, non pas les survivants de la boucherie de 1964, puisqu'il n'en existait aucun, non pas les bourreaux, mais de préférence leurs descendants qui sont peut-être aujourd'hui nos amis, nos femmes, nos maris, nos belles-sœurs, nos beaux-frères ou alliés..... Etc. 


Dans un long texte (voir ci-dessous) d'une fraîcheur littéraire dont seuls les Jérémiens possèdent encore le secret,Pierre Michel s'est adressé, au colonel Abel Jérôme, tout en étouffant sciemment « les sanglots longs des violons de l'automne1» et ses tristes souvenirs, lui enjoignant de sortir du placard et de rejeter cet os qui loge au travers de sa gorge depuis plus de 40 ans, à l'approche de la fin d'une vie tumultueuse au service du dernier des pires tyrans que Haïti a connu. Ce beau morceau d'anthologie était arrivé sur le babillard de Haïticonnexion avec l'aide d'un certain Joseph Guillard, sans titre, telle une vraie lettre.

Jugeant de son importance stratégique pour l'année naissante, j'ai obtenu l'aval de l'auteur pour l'immortaliser sur Haïti Connexion Network . Toutefois, tout comme le Dr. Smith, tout comme Guillard, nous, Grand'Anselais, brûlons tous du désir d'entendre les confessions du colonel sur le génocide de Jérémie, l'assassinat des 9 familles qui ont commis un seul crime : celui d'avoir la peau claire.


Haïti en son entier veut tout entendre sur l'évènement, les acteurs, les bourreaux...., en un mot, la confession du colonel ou son testament militaire


Pour ce, j'y ai ajouté le titre ci-haut pour faire écho à l'histoire.

Max Dorismond

1- Verlaine.
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Colonel Auguste Abel Jérôme
Jacmel, Haïti, 21 Novembre 2011
De Pierre Michel Smith DMD, MD pms161@yahoo.com
Colonel,

Aujourd'hui, ce patient m'a mis comme ça, tout de go, en contact téléphonique avec vous. J'étais d'autant plus
éberlué qu'un annonceur de Radio de Miami, lui aussi originaire de Jacmel, a affirmé l'an dernier que vous n'étiez plus. Il vous a vu dans la bière.Malheureusement j'ai dû précipiter la conversation pourtant intéressante car deux autres patients attendaient leur tour. Cette missive un peu longue est en quelque sorte la suite.

Tout d'abord, laissez-moi vous dire que le chèque ci-inclus n'est pas un cadeau à vous, ni un geste de générosité quelconque. C'est votre argent, votre propre argent, intérêt et principal. Le fruit d'un vrai placement, votre propre placement de plus de quarante-cinq ans.

Cet après-midi là, je causais avec Maxime Bazar chez lui à la maisonnette des parents près de la caserne, à la Source. Il était tourmenté par un problème urgent, cuisant. Il devait rentrer à Port-au-Prince coûte que coûte. Sans le sou, il a vu Abel Jérôme se camper devant le portail, il s'est précipité vers vous en pantoufles pour vous exposer sa réalité. Sans une seconde de réflexion vous lui dites : « Demain huit heures a .m. à la caserne, avec les valises, vous prenez l'avion pour Port-au-Prince


». Vous lui donnez dix dollars, en sus.

Maxime a toujours été surpris par le geste, ébranlé par cet acte désintéressé, cet acte sans but, cet acte libre de vrai paysan haïtien. Avant mon départ Haïti en 1972, il est venu me voir et s'est juré de vous rembourser un jour.

Ce remboursement, j'en suis sûr, n'a pas été fait. Cet ami de Jérémie, de Maznod, de Port-au-Prince est resté toute sa vie pauvre. Sa vie, une cascade de tragédies personnelles et familiales ininterrompues. Il a broyé du noir, fait de l'anxiété. Ensuite, par des désordres mentaux multiformes, ce prêtre catholique monfortin a commencé à s'atténuer, à décliner puis il a sombré et s'est évanoui.


Pourtant, je l'avais dissuadé d'aller vers vous. J'avais peur d'une réaction opposée. J'ai encore à l'esprit, tout frais, tout vivace, le souvenir de cet incident survenu à la même caserne en 1956 ou

1957 un peu avant les élections ou immédiatement après. Alors que Lira Barthélemy et moi, on s'abreuvait à la fontaine de la caserne après une partie de football, le capitaine de l'arrondissement d'alors nous interpella du balcon de l'attendre au même endroit. Après une heure au piquet, il nous fit signe d'avancer et il demanda au caporal de la salle de garde d'enfermer ces deux « ti moune » car depuis une semaine l'interdiction était faite de passer par la cour.

On nous a poussés dans une cellule noire comme la nuit noire, une chambre de ténèbres où croupissait le pharmacien ou le responsable de la pharmacie Khum de la Grand Rue, Felo Merviel, si je ne m'abuse. Assis sur une paillasse, un vase de pipi d'un côté, un autre de « kaka » de l'autre et entre les deux jambes, le repas du midi inachevé. Le gars était content d'avoir de la compagnie. Lira, un enfant d'une bravoure exceptionnelle, un enfant vaillant, studieux, chaque mois le premier de sa classe chez Maître Barnave Gilbert, lui causa en silence alors que moi, d'une rage folle je tapais sur la porte en quête d'une obscure clarté. Quand j'ai demandé à faire pipi, le gendarme de répondre de le faire dans mon pantalon et qu'à continuer il me déplacerait ou je n'aurais plus la force de frapper.

Francky, un caporal « sans filiste », en apprenant cela a vite fait de contacter ma mère qui s'est effondrée. Lômy, la tante de Lira qui habitait en face, est allée avec ma mère à la caserne en vue de rencontrer le capitaine. Personne ne savait où il était. Entre- temps, Ti Michel Boncy, devenu militaire par la suite, Willy St-Elmé, un alter ego,alertent tous les enfants de Jubilé, de «Morne Kay Sè », de « nan Coton ».Enfin toute une kyrielle d'enfants, « le boubou » de chez Madame Justin

Monpelas y compris, se mettent à chercher le Capitaine pour élargir Pèpè, en l'occurrence moi. Finalement, on trouve le Capitaine, vers onze heures du soir, sortant du cinéma. Ce dernier a ordonné à un gendarme de la place d'aller libérer les deux enfants. Il avait complètement oublié cet ordre abracadabrant ! Autrement dit, en souvenir de ce militaire rude, rustre, de mauvaises manières qui s'est comporté en butor, j'ai voulu éviter à Maxime une pareille infortune en lui déconseillant de s'adresser à vous.

Colonel, à mon cabinet de Miami, je reçois des gens de partout, de Jérémie certes mais surtout des compatriotes du Nord-Ouest, du Nord et des Gônaïves. Votre nom jusqu'à présent résonne fort à la salle d'attente. Les gens de 50 ans en montant, de ces différents départements, au seul bruit de votre nom s'agitent, se querellent au sein de mon bureau. Certains disent du bien, d'autres du mal. Même ceux qui ne vous ont pas connu, s'expriment. A quoi est dû cela ?

Notre pays est la terre des superstitions les plus farfelues où existe un penchant pour le paranormal, la sorcellerie. « Yo » dit que Abel avec cette disposition pour la magie, la sorcellerie, la superstition est le diable en personne ; le même « Yo » vous incombe la destruction physique de tous les guérisseurs, les marabouts, les houngans, les malfaiteurs de la Grand'Anse qui s'appuient sur les mêmes religions mystiques,les gris-gris, les talismans et adorent les mêmes dieux que vous. Vous tourmentez encore l'esprit des gens par ces paradoxes.

« Yo » dit que vous avez manigancé l'hécatombe de Jérémie, ce désastre incommensurable qui a enseveli à jamais la culture, l'économie et la richesse de cette magnifique ville, un trésor pour notre pays. Ce même « Yo » rejette les arguments et argue que vous vous êtes soustrait à la demande, que vous vous êtes retiré pour ne pas devenir un instrument de tant de crimes de haine aux conséquences catastrophiques.

En réalité, personne ne sait tout.Seulement, moi je sais une chose : Hubert Sansaric m'ayant aperçu devant la cathédrale de Port-au-Prince, un beau matin après l'examen du baccalauréat s'est écrié : « Pèpè ! Pèpè ! ». C'était pour me demander, avec toute sa gentillesse connue, de prendre Ti Florida avec lui le même jour pour Jérémie. J'ai longtemps hésité avant d'accepter de faire le voyage ensemble au clair de lune sur le petit Florida grouillant de monde.

Le vendredi matin, on s'est séparés, avec rendez-vous formel sur la place Dumas, pour le cinéma. Alors que l'on était tout un groupe jasant, gesticulant, la sirène de la Police sonna le couvre-feu.

La ville frémit en entendant la sirène qui siffle et la jeep à toit ouvert de l'armée grincer d'étranges cris d'essieu, jetant l'effroi aux fenêtres des familles. Ce n'était pas un divertissement innocent, Colonel. On se dispersa vite, chacun dans une direction. J'ai pris le chemin de la Source chez ma
marraine et tante Mathilde Bourdeau pour mieux recueillir les « zins » de son mari, boss Roland Pierre-Louis. On a entendu toute la nuit le va-et-vient des bruits de camions et de jeeps. Le lendemain, Pelissier ce me semble, annonça à chaque famille l'orgie de la soirée à Numéro 2, ce désastre sans nom, ce massacre sans but, sans précédent dans l'histoire de notre pays qui se déroule
sous l'œil complice de voisins, d'amis, de parents mêmes.

Ce massacre de bébés à la mamelle, jusqu'aux vieillards aux portes de la mort, je ne crois pas que vous en soyez le seul responsable, je ne crois pas que vous puissiez vous transformer en si monstrueux démolisseur. Pas l'homme que j'ai vu accueillir, embrasser en grand frère le pauvre, l'impécunieux religieux, Maxime Bazar. Non, j'essaie de voir plus loin, plus grand, plus vaste. Je préfère le silence.

Colonel, je suis trop lucide de mon pays pour vous incriminer à l'aveuglette. Puis-je vous demander comment cela s'est passé ? Ce que vous avez fait pour empêcher la mort d'Hubert ? Je n `ai jamais
entendu quelqu'un vous prendre pour un lâcheur, un lâche, faiblard, couard.Tout le monde semble vanter la vigueur et la bravoure d'Auguste Abel Jérôme.
Avez-vous essayé de suspendre un moment l'échafaud d'Hubert, d'en demander audience à Duvalier, de convaincre Sanette et les autres de l'innocence de ce jeune ? On dit que Duvalier avait parfois du sentiment et qu'on pouvait l'émouvoir. Avez-vous essayé ? Peut-être, avez-vous essayé et personne ne le sait ?

C'est que Hubert Sansaric fut un jeune tout doux, doux comme un agneau, innocent comme un bébé frais émoulu de la matrice de sa mère, respectueux des gens, intelligent, ordonné. J'ai encore chez moi dans ma bibliothèque ce livre remarquable : « L'Art d'être chef » de l'Abbé G. Courtois, Edition Fleurus, Paris, qui m'a été offert par Hubert Sansaric, d'une librairie des Cayes. Ce beau livre, je l'ai prêté à beaucoup de scouts et de jécistes qui se réunissaient régulièrement dans la cour de l'église du

Sacré-Coeur de Turgeau de Port-au-Prince ; je l'ai prêté au charismatique chef Mortès, symbole du Scoutisme en Haïti, à mon ami tant regretté, l'illustre abbé Ti Jean Pierre-Louis, lynché de la même manière par la dictature des Lavalas.

Colonel, le Père Alphonse Le Thiez, un homme de grand esprit, espiègle, taquin s'il en fut, un des gros « poto-mitan » du Collège Saint-Louis de Jérémie, est mort et enterré avant-hier en Bretagne, en
France. En apprenant sa mort imminente, il a rigolé. Puis il est parti une semaine plus tard. Il s'est enfui en chantant, il a fui en riant de la fuite éternelle. S'il était là, je l'associerais à cette lettre pour vous dire long du boy scout, de l'élève Hubert Sansaric.

A défaut, demandez à des gens qui vivent encore en Haïti : demandez à Gary Rouzier, à Jean-Robert Léonidas, à Alix Cedras, à Fanfan Hilaire, à Ti Roger Laforest, à Serge Gilbert, à Ti Guy Roumer, à Kokoy Pierre-Mary Baguidy, à Jean-Michel Ligondé. Appelez le C.T Jean-Claude Samedi, vivant en Argentine depuis 50 ans. Tous vous diront combien Hubert Sansaric fut un être humain chaleureux, exceptionnel de bonté, d'amitié et de conscience.

Loin de moi l'idée de vous blâmer de rien, c'est le paradoxe de votre conduite, de vos agissements qui intrigue. Hier encore, cet été 2011, un ami Jérémien d'environ 70 ans, Mèt Guy, a décidé de se marier à Montréal, comme un jeune homme de 20 ans. Un mariage simple et beau comme un premier mariage ; un mariage d'artiste, de Jérémien de la vieille Jérémie où il invite tant d'amis lointains. Oh ! C'étaient de chaudes accolades amicales, fraternelles le jour du mariage et le lendemain chez lui, dans sa cour ! On revivait les jours anciens et ces instants d'éternité propres aux Jérémiens. J'ai eu le plaisir d'y revoir un vieux C.P. avec qui j'ai fait le camp de Camp-Perrin en 1958. Tout le monde avait quelque chose à raconter. Ce chef scout raconte avoir eu un accrochage avec Abel Jérôme, avoir sonné la charge, l'avoir confronté, l'avoir sommé de mettre le revolver de côté, de se retrousser les manches pour un duel, un vrai combat d'hommes. Et le commandant s'est tu et s'en est abstenu. Les gens présents applaudissaient cette victoire sur Abel Jérôme arrogant et sûr de lui.

En fait, je ne crois pas que le C.P. ait menti. L'été de 1958 sur la cour de l'Ecole des Frères de Camp-Perrin, le Père Rio, un aumônier autocrate qui conduisait les scouts avec une discipline militaire a eu une remarque désobligeante envers Jérémie. Le même C.P. l'a repris du tac au tac en public, rabattu le caquet de l'insolent Rio, à la grande stupéfaction de tous.

Je ne dirais pas non plus que c'était de la faiblesse, que Abel Jérôme « té kapon'nen ». J'ai même pensé à une inaction de maturité et de transcendance, à moins que cette retenue ne procède d'une
mini-sociologie très jérémienne. J'ai entendu le toast d'Abel Jérôme au mariage de mon ami défunt, Jean-Eugene Cadet. Ce furent des mots de raison, de sagesse,comme l'aurait fait un bon chef de famille.

Au rebours, Carl Semexant a eu la même imprudence qui lui a coûté très cher. Aux funérailles de mon père à Montréal, les gens venus pour en pleurer riaient de tout leur corps en entendant le récit

de Carl relatif aux multiples coups de bâton reçus chaque matin à l'aube des mains du commandant Abel Jérôme à la caserne de Jérémie. Il a tenté d'en montrer les marques sur son dos, sur ses fesses, ses jambes et ses « grenn ». Le plus cocasse, c'est qu'il le disait avec exubérance, amour, passion, sans amertume. Son insolence a été mal calculée.

Il narre avec virulence et humour sa vie dans les geôles d'Abel Jérôme. En maître metteur en scène, il module le timbre vocalique pour mettre en branle l'affectivité, pour mieux accrocher l'attention, pour que le récit ne soit pas ennuyeux. Il raconte comment, les poignets joints sur ses genoux croisés, la rondeur des fesses exposées, le ventre rentré, il encaissait une pluie de coups tantôt de bâton, tantôt de « rigouaze ».Après deux semaines, des trous rouges dans le corps, il marchait à pas lents, tranquille, souriant à ses tortionnaires comme sourirait un enfant malade. Il ne sentait plus les coups, son corps devenu inanimé, contaminé, dégénéré. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Pour lui, sa destinée était faite.

Comme vous me l'avez dit dans la conversation, soixante-seize ans, c'est quelque chose. Soixante-seize ans, c'est aussi le temps où déchu du piédestal ou l'on nous admirait, on laisse derrière soi tout ce qui nous appartient, nous alourdit, nous rassasie.

A soixante-seize ans, on peut encore s'affirmer, se réinventer. Pourquoi ne pas raconter les évènements dans un livre qui se définit et révèle sa valeur par son degré de conformité avec la
vérité, un livre de pensée et d'une longue et permanente réflexion ? Non pour vous justifier, l'architecte n'a pas à justifier l'œuvre. Quoi que vous disiez,les gens continueront de gloser. En guise d'adieu à la vie, vous commenceriez maintenant ce livre qui risque d'absorber des mois et des années.

C'est que peu de militaires ont montré une si grande maîtrise de la politique et des personnalités de leur temps. Peu ont autant parcouru les casernes de tant de communes, d'arrondissements, de
départements en Haïti. Certains diront en bourreau. Non... non... trois fois non. De Port-de-Paix, du Cap-Haitien, des Gônaïves, le bruit circule encore que vous étiez un militaire « chelbè », engagé, sympathique et joyeux.

Le pouvoir est un excellent aphrodisiaque, le pouvoir absolu un aphrodisiaque absolu. On agit souvent sans réflexion, on fait à l'étourdie. La boucherie de Jérémie taraude encore l'esprit des gens.

N'ayant pas vu juste, ils s'enferment dans des « on dit », des exagérations, des inventions, des faussetés, des pré-supposés dont ils ne savent même pas que ce sont des pré-supposés. Ils pensent que tout ce que vous avez fait est mêlé de sang, de violence, de mensonge et de mort. Ce sont là des hypothèses défaitistes, des jérémiades. Il faut la vérité, la vérité toute nue. Voyez-vous, c'est une époque charnière dans le développement de notre pays.Vous êtes parmi les derniers aînés à pouvoir la limer, à en gratter la rouille afin de la rendre claire dans l'esprit et le cœur des jeunes.

Le colonel Abel Jérôme, avant le débarquement des 13, était un militaire qui méritait confiance. Sur la galerie de Gérard Léonidas à côté de la Place Dumas, les gens vous abordent, vous écoutent, reviennent, finissent par éprouver l'impression d'une personnalité hors-normes. On ne voit pas souvent pareille sagesse, pareil ascendant chez un militaire. La plupart des jeunes de la ville, Jean-Robert Lestage « Ameriken »,Ti Michel Fignolé, étaient attirés par le rayonnement de votre personnalité.

Abel Jérôme, musicien, chanteur, avait le goût de la femme, du plaisir et du faste. En vacances à Jérémie, j'ai observé des foules entières avec des haillons accrochés à des branches d'arbre, des bouts
de chandelle coulants et fumants, piailler, hurler des mots, des plaisanteries d'un comique sordide et lourd. Le rara, le mardi-gras, les clochards, les désoeuvrés, les marchands, les loqueteux, les enfants mêmes chétifs, faibles, sales, vibraient à l'unisson : « Abelito viré boundaw janw vle, ville la sé pou
ou ».

C'est qu'il y avait une affection, une liaison, une affinité avec les gens. Avez-vous souvenance de ces moments où actif et fécond, vous jouissiez de ces bains de multitude ? Pour un militaire, jouir de la foule est un art. Il n'est pas donné à tout militaire de prendre un bain de foule.

Colonel, vous devez la vérité à la jeunesse, à l'armée, au pays, au nom de l'affectivité, de l'amitié, de l'admiration qu'ils avaient pour vous. La jeunesse comprendra mieux la délicate situation dans laquelle nous sommes actuellement.

C'est Charles Peguy qui dit, à bon escient:

« Il n'y a pas de silence honnête. Nous sommes tous témoins de quelque chose et le rôle d'un témoin est de témoigner. »

Plus loin, il continue : « Celui qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité se fait le complice des menteurs. Nos silences et nos omissions sont aussi criminels que les crimes qu'ils recouvrent ».

Portez-vous bien, Colonel. Si vous passez par ici, faites-moi signe. On a d `autres témoignages intéressants à partager,de visu.


Dr Pierre Miche Smith
Pierre Michel Smith DMD- M.D. pms161@yahoo.com
Miami, Montréal

Friday, October 17, 2014

Il y a 60 ans, le cyclone Hazel frappait…

Par Eddy Cavé,
Ottawa, le 8 octobre 2014
Eddy Cavé
Courtoisie de Fabre Nephtaly Gauthier
Soixante ans après cette nuit d’horreur du 12 au 13 octobre 1954 qui détruisit environ 50%  de l’économie de la  Grand’Anse, il me reste deux souvenirs très particuliers du passage d’Hazel sur la région. Deux souvenirs qui ont  l’effet d’un catalyseur sur ma mémoire de septuagénaire : la chanson « Le cyclone », du troubadour cayen Robert Mollin, et la photo de ce qui restait de l’Hôpital Saint-Antoine au lendemain du désastre.

En m’installant ce matin à l’ordinateur, j’ai cliqué sur l’interprétation de la chanson réalisée par Oswad Genois et que m’a fait parvenir mon ami Jean-Claude Icart. Puis, j’ai mis en arrière plan de l’écran la photo de l’hôpital  décapité prise par Robert Large, alors âgé de 12 ans. J’ai fermé les yeux, et les souvenirs se sont mis à débouler d’eux-mêmes.

Dans le style volontairement provocateur de sa poésie, l’illustre parolier des Cayes plante d’emblée son décor :
Il était douze heures du soir,
Le temps était bien noir,
Les feuilles de tôle planaient
Les brigands méditaient.

Avec le recul, je me demande si l’ère des zenglendo n’avait pas déjà commencé, mais je ne veux pas interrompre cette rêverie à peine déclenchée :
Depuis un bon moment
Venait le ronflement,
Les portes s’entrebâillaient
De loin on écoutait
Je revois maintenant le chanteur du trio jérémien Étincelles, tcha tcha en main, annonçant les premières bourrasques de la nuit :
                                                   «  Fiou, fiou… Fiou, fiou… Le vent! »

Robert Mollin dans les années 1960
-Courtoisie de G. Condé
Apparemment, la perturbation commença beaucoup plus tôt à Jérémie qu’aux Cayes. À la fermeture des classes ce jour-là, il pleuvait déjà tellement que mon père dut aller raccompagner en auto  un groupe d’élèves du collège Saint-Louis, dont je faisais partie. Ne sachant pas ce qu’était un cyclone, nous pensions que la grosse averse accompagnée de vents violents était seulement la garantie d’un ou de deux jours de congé. Un gros nordé quoi! On se trompait royalement. Les vacances forcées allaient durer jusqu’aux fêtes de fin d’année.

 Arrivés à la maison,  les parents de chacun d’entre nous nous expliquent l’ampleur du drame auquel il faut s’attendre. Ils ont tous vécu l’inondation de 1935 qui fit des milliers de victimes, rasa les campagnes environnantes et emporta même l’ancien pont sur la Grand’Anse. Construit sous le gouvernement de Florvil Hypollite dans les années 1890, ce pont venait à peine d’être remplacé par le président Estimé et on se demandait s’il résisterait. Les parents  ne cachent pas leurs inquiétudes et nous assomment de directives et d’injonctions.

À l’heure du souper, il fait déjà nuit. La compagnie privée d’électricité créé par Elie Lestage dans les années 1930 a déjà mis la clé sous la porte, et c’est avec des lampes au kérosène qu’on éclaire, ce qui multiplie les risques d’incendie.
Les vents atteignant durant la nuit des vitesses de plus de 125 km/heure, ils s’en prennent d’abord aux maisons les moins solides, les moins bien protégés, et tout se passe dans la ville comme dans la chanson de Mollin. Les feuilles de tôle s’envolent, forçant l’insouciant troubadour à créer des mots nouveaux pour poursuivre sa narration. Sa bouteille de rhum en main, il reprend :

Le cyclone avionnissait
Les feuilles de tôle planaient
Les arbres chevauchaient
Tandis que je courtisais.
Les mamans consolaient
Les enfants qui pleuraient
Quand aux pieds d’une bébé
Je récitais mon salvé.

    Les  bateauxTi-Florida et Sirène résistant à un nordé dans
la rade de Jérémie                                                              
 
                                                               
La ville est secouée sans arrêt par des bourrasques de plus en plus menaçantes.  La pluie tombe à jets continus sur les toits de tôle, créant un vacarme étourdissant. Ce bruit se mêle aux orages dont la violence nous fait peur, s’ajoutant d’heure en heure au vacarme des arbres déracinés qui s’affaissent sur les maisons de bois. Le vent s’infiltre par toutes les portes et fenêtres qu’il ouvre et entame son œuvre destructrice. Il crée, à l’intérieur des maisons des quartiers les plus exposés et les plus vulnérables, des tourbillons qui les emportent les unes après les autres.
Ayant peu de souvenirs personnels du sauve-qui- peut de ce matin du 13 octobre, j’ai sollicité le concours de quelques amis qui m’ont bombardé de données intéressantes.

De Montréal, Guy Cupidon m’a raconté qu’il était beaucoup trop jeune pour savoir ce qui s’est véritablement passé dans la nuit du 12 au 13. Il se souvient, toutefois, qu’assis sur une petite chaise il a écouté toute la nuit le bruit étourdissant du vent, de la pluie sur le toit de tôle, des arbres déracinés. Chaque fois que les parents entrebâillaient timidement une porte ou une fenêtre, c’était pour voir les fragments de toit qui s’envolaient comme des feuilles de papier. Comme presque tout le monde, il ne verra la catastrophe que le lendemain matin.

Claudette Cavé, ma cousine, son épouse, a vécu ce cauchemar de façon un peu différente dans la maison basse de Tante Lauréa, au Fond Augustin, en face de l’église protestante :

«  Vers 6 heures du matin, on entendit frapper et des cris de détresse. C’était Gérard Desgraff, vêtu d’un immense pardessus jaune, accouru au secours des voisines dont l’ancienne maison de trois étages venait de s’effondrer.

" Loy, dit-il à ma tante,  la maison d’à-côté vient de s’effondrer. En attendant le jour, je dépose les deux voisines chez toi, Dèdette (Stoodly) et Millie (Monval). Elles ne pourront pas marcher jusqu’à chez moi. "

Le vieux lycée de la Haute Ville fut gravement endommagé,
 mais il resta debout. Courtoisie de Patricia Balandie         
Par affection et par respect pour leurs cheveux blancs, tous les enfants du quartier les appelaient Tante Dèdette et Tante Millie. Elles grelottaient et pleuraient à vous fendre le cœur. Mes frères et moi avions aussi les larmes aux yeux. Le Bon Samaritain parti, on s’est de nouveau barricadé à l’intérieur. Les vents sont tombés au début de la journée, et c’est à ce moment que nous avons pu voir ce qui s’était passé pendant la nuit. L’avocatier géant qu’il y avait dans la cour s’était effondré. L’ancienne maison à trois étages de Tante Dèdette ainsi que la minuscule maison de Tante Estime qui y était adossée avaient été détruites. Le lycée avait résisté. L’église protestante aussi. Mais un vrai désastre … » 

Le poète et romancier Robert Large, à qui je dois les deux seules photos des dégâts du cyclone, m’a envoyé sans tarder  un courriel dans lequel il raconte la catastrophe en ces termes :

«… Ma mère et moi, nous habitions alors à Bordes.  Les bourrasques furieuses redoublèrent leurs efforts vers les 11 heures du soir, si bien que le toit en tôle commença à se détacher, deux ou trois feuilles à la fois. La pluie parvint ensuite à envahir la maison. Ma mère et moi, nous dûmes nous refugier sous le portique assez large de l’entrée du salon. C’est de ce point qu’accroché aux gonds solides d’une porte de sauvetage, j’ai observé les ravages qu’effectuait le vent au-dehors. C’est alors que je vis le toit de la maison des Lavaud (actuelle demeure du sénateur Maxime Roumer) s’envoler dans les airs comme une soucoupe volante, avant d’aller s’écraser aux flancs du morne Castaches.

L’hôpital Saint-Antoine, 13 octobre 1954.
 Courtoisie de Robert Large
Enfin, vers les 8 heures du matin, on partait à pied, ma mère et moi, pour le secteur du marché ou habitaient mes grands-parents, le couple Numa Chassagne. À quelques encablures de l’hôpital, dont je t’ai donné la photo,  un autre édifice attira mon attention : La bibliothèque Sténio Vincent que dirigeait alors Flavie Philoctète. Des groupes de sinistrés se bousculaient dans la cour. Il s’agissait d’une grande quantité de résidents du quartier « Nan Koton » dont les maisons avaient été complètement détruites durant la soirée tempétueuse du 12 octobre. Marlène, Guerda et Sandra Philoctète avaient gracieusement accepté de les abriter de la pluie. Ils restèrent plusieurs mois à la Bibliothèque, en attendant de pouvoir retaper leurs cahutes ravagées par la fureur des vents. »

Autre souvenir : l’arrivée du Président Magloire. Il  visita les quartiers les plus affectés de la ville, accompagné du commandant du District, le  capitaine Laurenceau. Cette visite du président coïncida par ailleurs avec l’apparition, à l’horizon de la ville, d’une douzaine d’hélicoptères de l’armée américaine, qui se mirent ensuite à papillonner un peu partout dans le ciel de la Grand’Anse. Les Blancs Meriken distribuèrent des boites de Corn-Beef, de sardines, des sacs de riz, de mais moulu, et, ce qui nous étonna le plus, des conteneurs de lait en poudre. C’était pour la première fois qu’on en buvait à Jérémie, si bien qu’on en parlait dans tous les salons. Les Blancs offrirent aussi des balles de linge (qu’on appelle ces jours-ci des Pèpè) dont les points de distributions dans notre quartier, je m’en souviens, étaient chez les dames patronnesses Mme Pierre Sansaricq et Mme Numa Chassagne…»

Le bord de mer dévasté, 13 octobre 1954.
Courtoisie de Robert Large
Pendant ce temps, que se passait-il dans les secteurs les plus vulnérables de la ville et de la campagne ?  C’était l’apocalypse. Le vent, la pluie, le froid, la faim, la peur, le sentiment permanent de l’imminence d’une mort tragique pour soi et les enfants qui vous entourent. La fureur des vents et des eaux qui emportent tout sur leur passage : les biens, les terres, les récoltes, le bétail, tout ce qui bouge ou qu’on possède. Bref, une reprise sur écran géant du film de l’inondation de 1935 qui se limita plus ou moins aux berges des grands cours d’eau de la région, en particulier la Grand’Anse et la Voldrogue.

Très différents des souvenirs qui précèdent, ceux de Valère-Cécil Philantrope jettent un éclairage particulièrement intéressant sur le sujet. Parti pour Port-au-Prince le samedi d’avant le cyclone pour poursuivre son secondaire, Cécil n’a rien vu de ces journées d’horreur. C’est à son retour dans la ville pour les vacances de Noël qu’il a vu de ses yeux ce qui s’était passé.  À mesure que le bateau s’approchait du port, il remarquait que le paysage avait changé. Beaucoup changé. Puis brusquement, il reçût un choc qu’il n’a toujours pas oublié : de tous les arbres restés debout, aucun n’avait gardé ses feuilles. Certains avaient encore des branches, mais aucun n’avait de feuilles!

Aramys Bontemps a fait la même remarque à l’Anse du Clerc, d’où sa mère Lucélia était originaire. Il se souvient d’y être allé à pied, peu de temps après le cyclone, pour porter du secours à des parents et amis sinistrés : 

   Le bord de mer avant le cyclone Hazel - (Photo) CIDIHCA
« Les ramiers qui, à l'encontre des tourterelles ne descendent presque  jamais à  terre, ne trouvaient plus d'arbres sur lesquels  se poser, ni de graines à manger. Ils étaient donc forcés de descendre sur le sol à la recherche de quoi subsister. C'était réellement dantesque… »

Ce sentiment de fin de monde est partagé par divers amis qui ont vécu  ces événements au bord du désespoir. Monique Félix, de la Floride, m’a rapporté un fait qui avait complètement disparu de ma mémoire : le retour des vents après une période d’accalmie. Le plafond de la résidence familiale à trois étages ayant été fortement endommagé durant la nuit, toute la maisonnée avait dû se réunir d’abord au deuxième étage, puis au rez-de-chaussée :

« À 6 heures du matin, nous avons vu, dans l’entrebâillement d’une fenêtre, s’affaisser la grande maison en bois de Mme Léon Montlouis qui donnait sur notre cour arrière. À 8 heures, il y eut une accalmie et on a pu quitter la maison pour un moment. Les vents, dit-on, avaient pris la direction des montagnes de Bordes, détruisant tout sur leur passage.  Mais le pire n’était pas encore passé, même si la plupart des maisons du quartier étaient comme à genoux.

Vers 10 heures, les "quatre vents " étaient de retour avec une force renouvelée et ils mirent à plat tout ce qui avait été ébranlé. Cet épisode terminé, je me suis rendue sur la galerie d’où nous pouvions voir la mer. La vue était complètement dégagée et j’ai eu un instant le sentiment tragique que nous étions, ma grand-mère, ma sœur, mon frère et moi, les seules personnes à avoir survécu à la catastrophe. Pour moi, le reste du monde avait disparu.

Ce qui reste de La Pointe. Courtoisie d’Émile Hilaire
Ma mère, qui était diabétique, se blessa à la jambe en traversant un amas de décombres. La blessure qu’elle se fit lui fut fatale. Elle décédait un mois plus tard »

Au fil du temps,  à mesure que la famine gagnait du terrain et que la population s’enfonçait dans la misère et les privations, les secours externes aidaient à alléger tant soit peu les souffrances. Et la nature devait graduellement reprendre ses droits. Des bourgeons sont d’abord apparus, puis des feuilles, puis des branches. Puis d’autres feuilles et d’autres branches. Jusqu’à ce que la région retrouve les apparences de ce qu’elle était avant cette terrible nuit d’octobre.  De l’avis de la plupart des observateurs, elle ne s’est jamais véritablement relevée des blessures de cette nuit du 12 au 13 octobre.

Aujourd’hui encore, je crie Pitié pour les victimes de cette catastrophe et pour celles des autres qui ne cessent de frapper cette ville livrée et ce pays livrés à eux-mêmes, malgré les apparences à l’effet contraire!  Saisissons ce moment pour prier une fois de plus pour le repos des âmes des victimes de cette nuit tragique!

Sunday, October 12, 2014

Y a-t-il vraiment eu un »Jean-Claudisme » ?

Par Hugues Saint-Fort
Dans le récent ouvrage collectif  qu’ils ont dirigé, «  Le Prix du Jean-Claudisme. Arbitraire, parodie, désocialisation », Pierre Buteau et Lyonel Trouillot ont réuni un peu plus d’une demi-douzaine  d’intellectuels et d’universitaires haïtiens  parmi les plus incisifs et les plus lucides pour réfléchir sur ce qu’ils appellent le « jean-claudisme ». Y a-t-il ici un abus d’-isme ? Pourquoi devrions-nous considérer le « jean-claudisme » comme le « duvaliérisme dans sa deuxième phase », (pg.13) ainsi que Trouillot le définit peut-être un peu trop vite dans son introduction ? Etant donné la fortune de ces termes en –isme dans le vocabulaire politique en général en tant qu’ils désignent un corpus d’idées, de valeurs, et de comportement politique, parler de « jean-claudisme » renvoie à un imaginaire philosophique rationnel, cohérent et porteur d’une stratégie.

C’est dans ce sens qu’on peut parler  de « gaullisme », de « mitterrandisme »,… Or, ce « duvaliérisme dans sa deuxième phase », pour répéter Lyonel Trouillot,  pendant les quinze années où il a sévi en Haïti s’est révélé d’une inanité, d’une incompétence à gouverner, et d’une médiocrité à tout point ridicule.  Il n’a  fait que  perfectionner une entreprise de  corruption et de pillage du Trésor public qui a préfiguré ce que nous vivons actuellement en 2013 sous le régime du musicien indécent, obscène et sans vergogne, devenu depuis son accession à la présidence le fier et conscient destructeur  du prestige de la fonction présidentielle.

En questionnant la définition du jean-claudisme proposée par Lyonel Trouillot, je ne préconise nullement une défense ou un retour à l’orthodoxie du duvaliérisme. Loin de là. Mon point de vue est le suivant : le duvaliérisme a représenté un totalitarisme et un fascisme tropical (Pierre-Charles 1973 ; M-RTrouillot 1990) dont les marqueurs de reconnaissance sont les suivants : un faux et virulent nationalisme, un anticommunisme et un antimarxisme primaires, la haine de la démocratie et du régime parlementaire, le culte du parti unique et du chef suprême possédant des qualités charismatiques et des pouvoirs dictatoriaux, l’établissement de la violence et du mysticisme vodou érigé en force de manipulation des masses paysannes (Cf. mon texte « Qu’est-ce que l’extrême-droite haïtienne ? » (3ème et dernière partie, février 2013).


Face à cette perspective sur le duvaliérisme (1957-1971), il est difficile de parler d’un « jean-claudisme ». En effet, le régime du fils (1971-1986) n’a pas élaboré ni laissé un corpus d’idées et de valeurs.  Pire, le changement de cap que le fils a prétendu inaugurer : « Mon père a fait la révolution politique, moi, je ferai la révolution économique » s’est révélé un échec total dans la perspective d’un réel développement économique.
Si je questionne l’utilisation du terme « jean-claudisme » implicitement présenté en tant que doctrine alors  que ce régime devrait être considéré comme un régime nul, un vulgaire ramassis d’individus incompétents réunis autour d’un soi-disant chef, chroniquement dépassé par les enjeux de la présidence, il reste que  les contributeurs à l’ouvrage collectif dirigé par Pierre Buteau et Lyonel Trouillot ont produit des textes d’une rare lucidité qui décortiquent  un pouvoir incompétent et aveugle.

Leurs contributions peuvent être divisées en deux grandes catégories : une catégorie d’analyses relevant de l’éducation, du développement économique, de l’idéologie et de l’évolution de la société haïtienne dans son ensemble d’une part ; et d’autre  part, une  catégorie de narratives ou de portraits qui examinent le fils du dictateur , les séances de torture auxquelles lui et ses comparses ont présidé, ou qui interrogent l’homme lui-même revenu récemment au pays pour narguer ceux et celles qu’il a fait tant souffrir, ou encore qui mettent en perspective le dictateur et son gouvernement.


L’Histoire haïtienne : de la tragédie à la farce
Lyonel Trouillot
L’introduction de Lyonel Trouillot intitulée Le duvaliérisme de Jean-Claude  (pages 9-20) ne reste pas dans la tradition des exposés introductifs chers aux universitaires quand ils dirigent des ouvrages collectifs. En effet, ce n’est pas une présentation explicative de la problématique développée par les différents contributeurs dans leurs textes respectifs. L’introduction de Trouillot représente sa propre contribution à ce volume. Trouillot part de la célèbre remarque de Karl Marx (dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852) relisant Hegel et écrivant : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »

A partir de là, le ton est donné et Trouillot  déroule son argumentation :
« En effet, entre François Duvalier, médecin originaire des classes moyennes défavorisées, bucheur, ascète jusqu’au mysticisme, idéologue culturaliste, politique patient ayant fait carrière dans la fonction publique, posé ses bases dans certains milieux en opérant une perversion efficace de la sensibilité populaire (question de couleur, injustices sociales, contradiction ville campagne…), dompté les forces armées, levé un corps de Volontaires de la Sécurité Nationale à sa solde, bataillé contre le Vatican et les Etats-Unis, réduit à néant toutes les forces politiques et la société civile haïtiennes ; et Jean-Claude Duvalier, profession : fils de président ; mérite politique : fils de président ; origine sociale : fils de président ; manière de vivre : dépenses et bamboche, il semble bien y avoir un monde. On pourrait donc partir de la personnalité de Jean-Claude Duvalier, avoir recours à la psychologie ou à une sociologie des héritiers pour analyser comment et pourquoi, ayant reçu une dictature en cadeau, Jean-Claude Duvalier s’est contenté d’en jouir jusqu’à ce qu’un jour l’Histoire vienne lui dire : citoyen, la fête est finie. » (Pages 9-10).


Si j’ai tenu à citer ce long passage de l’introduction de Lyonel Trouillot, c’est parce qu’il peint à grandes touches et avec une justesse sans égale des portraits saisissants des deux dictateurs. Pour Lyonel Trouillot, « le jean-claudisme a épuisé la pauvreté discursive du duvaliérisme en gardant quelques slogans démentis par l’évidence des comportements sociaux des tenants du pouvoir, ou en rompant tout simplement avec ces slogans. Avec Jean-Claude, le duvaliérisme ne veut, ne peut plus rien dire. Il perd jusqu’aux prétextes qui avaient fondé sa rhétorique démagogique. Il est fini le temps des « œuvres essentielles » » Réflexions lumineuses ! Lyonel Trouillot touche ici le point fondamental que je tache d’exposer qui est la vacuité du discours jean-claudien, discours qui ne mérite pas qu’on l’érige en une doctrine en-isme.
Le sabotage de la réforme éducative du ministre J. Bernard
Guy Alexandre
Le titre du texte de Guy Alexandre « La politique éducative du jean-claudisme. Chronique de l’échec « organisé » d’un projet de réforme » explique en quoi le régime de Jean-Claude Duvalier a décapité une réforme éducative qui s’avérait nécessaire et portait en elle des éléments de réussite certaine. A mon sens, ce texte s’avère d’une lecture indispensable pour comprendre les enjeux politiques de toute réforme éducative en Haïti et se rappeler  que la question de l’éducation en Haïti passe inévitablement par la résolution de la question de la langue. Guy Alexandre sait de quoi il parle : entre 1979 et 1983, il a été membre  de la Direction des Etudes de l’Institut Pédagogique National (IPN), avec pour responsabilité la « mise en place d’une unité de recherches en Sciences sociales ». Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, l’IPN a joué un rôle de premier plan dans la mise en place de structures nouvelles destinées à assurer le succès de la réforme Bernard (une nouvelle orthographe pour la langue créole, orthographe IPN devenue depuis l’orthographe officielle de la langue créole, l’officialisation de l’usage du créole dans les écoles haïtiennes, l’utilisation du créole comme langue d’enseignement et objet d’enseignement dans les écoles haïtiennes).

Sur la question de la langue et de l’avenir de tout projet de réforme éducative en Haïti, il est immensément utile de méditer sur l’anecdote vraie racontée par Guy Alexandre, au sujet du ministre Chanoine narguant une délégation du ministère de l’Education venue le rencontrer officiellement et composée de Raymond Chassagne,  Guy-Serge Pompilus et  lui-même, et leur déclarant effrontément : « Le message du Président que vous évoquez …porte de belles phrases pour de beaux discours…La vérité est que, …dans les avenues du pouvoir, il y a des gens puissants qui sont opposés à ce projet. » (Page 30).


Guy Alexandre ne s’en tient pas à ce seul témoignage. Dans un texte intitulé « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti » (1989), il écrit ceci : « Ce qu’il faut voir en termes concrets, c’est que voulue, passionnément voulue, par le ministre Bernard, portée avec enthousiasme par les techniciens de l’Institut Pédagogique National (IPN) et du ministère de l’époque ; appuyée par les institutions de coopération ou d’assistance internationale, cette réforme n’a pas été désirée par l’Etat et le gouvernement. Qui, au contraire, de diverses manières, passeront leur temps, de 1979 à 1986, à la saboter proprement de façon plus ou moins ouverte ou plus ou moins larvée, selon les moments. »
Aujourd’hui, près de trente ans après l’échec « organisé » de la réforme éducative initiée par le courageux ministre Joseph Bernard, le système éducatif haïtien reste dans un état déplorable et la question de la langue, malgré les initiatives héroïques tentées par des linguistes haïtiens de l’intérieur et de l’extérieur, fait toujours face à une impasse.  Il est temps que les Haïtiens comprennent que les retards de toutes sortes accumulés par la société  haïtienne depuis plus de deux siècles persisteront et s’aggraveront tant que l’Etat haïtien n’aura pas donné à la langue maternelle de tous les locuteurs haïtiens la place qu’elle doit occuper dans notre système éducatif.
L’aggravation de la pauvreté sous Jean-Claude Duvalier
Dans sa contribution intitulée Les stratégies de développement du régime des Duvalier, (pages 65-93), Frédéric Gérald Chéry, universitaire et professeur d’économie à l’Université d’Etat d’Haïti, entreprend de faire le point sur les conditions d’une certaine « croissance » en Haïti au cours du régime de Jean-Claude Duvalier, les contraintes politiques qui ont sous-tendu les éléments de cette « croissance » et le contexte international dans lequel tout cela s’est développé. Selon le professeur Chéry, il y a eu des avancées qui ont été réalisées dans la gestion de l’économie nationale, comme la création du Ministère du Plan en 1978 soutenu par le renforcement d’un institut haïtien de statistique, indispensable dans la « collecte et le traitement de l’information économique ». Cependant, le professeur Chéry nous met tout de suite en garde : « Il ne s’agit pas d’affirmer que les statistiques haïtiennes étaient de bonne qualité, mais d’admettre qu’une certaine routine s’est instituée autour du traitement des données statistiques afin d’orienter les choix économiques. » (page 71).

Selon le professeur Chéry, le régime de Jean-Claude Duvalier, sur le plan économique, a voulu combiner  deux stratégies de développement : « la promotion des exportations à laquelle était adjointe une stratégie de substitution aux importations » (page 72). D’après le professeur Chéry, ces deux stratégies représentaient en fait deux politiques tout à fait opposées. On était alors en plein conflit qui se traduisait par une concentration de la richesse en faveur des capitalistes couplée avec l’aggravation de la pauvreté dans le pays.
Pour le professeur Chéry, les choix économiques du régime de Jean-Claude Duvalier ont généré des obstacles qui perdurent et scellent jusqu’à ce jour l’insuccès des politiques économiques en Haïti. Il  identifie  ces obstacles comme : le poids de l’héritage du noirisme, le ciblage inadéquat des porteurs du développement, le poids écrasant du président au cœur des décisions économiques, et finalement l’absence de politique de formation de la main d’œuvre de la part de l’Etat. (page 80). Plus d’un quart de siècle après la chute de Jean-Claude Duvalier, ces obstacles jouent encore un puissant rôle dans l’évolution de l’économie nationale.
La contribution de Guy Gérard Ménard intitulée Aksyon patriyotik : Yon mouvman politik e kiltirèl (pages 143-167) tranche de deux façons : d’abord, elle est rédigée en créole ; ensuite, elle présente et analyse un aspect de la lutte contre la dictature des Duvalier que des Haïtiens ont menée dans l’émigration. Ménard rappelle le contexte national (les débuts de la répression menée par François Duvalier contre la population haïtienne, l’exil forcé des cadres haïtiens vers l’Afrique et l’Amérique du Nord) et international (l’émergence des mouvements armés de gauche dans le Tiers-Monde en général, la guerre du Vietnam et les répercussions qu’elle a eues sur le monde étudiant de la majeure partie des pays occidentaux…) dans lequel a pris naissance  Aksyon patriyotik. Loin d’être déphasé par rapport aux objectifs du livre, le texte de Guy Gérard Ménard se présente comme un excellent rappel du rôle qu’ont joué les opposants haïtiens à la dictature des Duvalier au cours des années 1960-1970.
Qu’est-ce que la petite-bourgeoisie haïtienne ?
Il est évident pour tous les lecteurs de l’historien et anthropologue Michel-Rolph Trouillot récemment décédé que son texte intitulé Pour une Anthropologie du Jean-Claudisme (pages 190-227) est un texte de jeunesse, à l’époque où il commençait sa carrière de brillant universitaire qu’il est devenu. Les références des chercheurs contemporains qu’il cite ne vont pas au-delà des années 1980 et le texte lui-même se ressent de certaines avancées  pas toujours très assurées. Malgré cela, on perçoit clairement la profondeur de l’analyse, la solide argumentation, les nuances superbes de l’exploration sociale haïtienne caractéristique de M-R Trouillot, telles que révélées au grand jour dans l’un de ses plus grands textes, State Against Nation : The Origins and Legacy of Duvalierism (1990).
Dans ce texte, Pour une Anthropologie du Jean-Claudisme, M-R Trouillot tache de mettre en lumière les conséquences du  dépérissement des valeurs et des pratiques bourgeoises haïtiennes à la fin du dix-neuvième siècle. Trouillot souligne le nombre alarmant des familles d’affaires haïtiennes à faire faillite au cours des deux dernières décennies du dix-neuvième siècle, et en même temps la pénétration au sein de la hiérarchie commerçante haïtienne des hommes d’affaires allemands ou  «syriens ». (Ici,  je signale la note citée au bas de la page 199: « En langage haïtien, le terme « syrien » recouvre bien plus que des originaires de la Syrie. Il embrasse toute une gamme d’immigrants Levantins : Palestiniens, juifs ou catholiques Libanais, Syriens, etc. »).

Central dans la thèse de M-R Trouillot est l’argument selon lequel la référence constante aux pratiques et aux valeurs bourgeoises ne résiste pas au comportement de « l’élite » haïtienne que Trouillot  définit ainsi : C’est « le chevauchement socio-culturel et politique de la bourgeoisie des comptoirs et de ses alliés petit-bourgeois. En tant que tel, l’élite est un ensemble toujours ouvert et changeant. Il inclut ceux qui par leur position dans la structure économique (commerçants, industriels), leur couleur, leurs souches généalogique, leur localisation spatiale et sociale dans la République de Port-au-Prince, leur mode de paraitre (fréquentation, « gros frottement », école, langage, tenue vestimentaire ont droit à la nomination de « bourgeois » au sens Créole-Haïtien du terme ».

Vers 1975, explique Trouillot, à partir de l’Affaire des Timbres, un changement s’effectue dans le contenu généalogique de l’élite, « mais aussi dans ses critères de sélection de plus en plus accommodants ». Le déclin bourgeois s’accélère et, nous dit Trouillot, « contribue autant à des changements de pratiques économiques, politiques et socio-culturelles qu’à des changements dans la perception et la valorisation idéologique de ces pratiques. »  La source du « jean-claudisme » se retrouve « dans la continuité d’un déplacement qui commence avec la grande Dépression 1873-1896 et se vérifie avec les années folles du début de ce siècle. »

Trouillot pose en toile de fond de la structure sociale haïtienne la  faiblesse structurelle de ce qu’il appelle la bourgeoisie des comptoirs. Cette bourgeoisie est incapable, selon Trouillot, de reproduire en son sein ou d’imposer pleinement au reste de la nation les codes idéologiques et culturels qui caractérisent les bourgeoisies du Centre. Pour Trouillot, « la bourgeoisie haïtienne n’a jamais été hégémonique au sens où elle n’a jamais conquis le droit moral et social de diriger ce pays. » Dans ces conditions, c’est la petite bourgeoisie qui va prendre la relève de l’idéologie bourgeoise. Elle va le faire avec conviction et foi dans des valeurs qui ont nom : culture, éducation, intellectualisme. Trouillot explique : « Des individus sortis du gros des classes moyennes –donc à deux naissances près d’un passé paysan –se battront pour devenir des hommes de culture, une appellation qui leur donne droit au statut d’élite. » (page 207). L’histoire de l’éducation formelle en Haïti se confond ainsi avec les mécanismes de reproduction des valeurs et des codes bourgeois dans la société haïtienne. « L’émergence de la petite bourgeoisie intellectuelle et professionnelle comme un secteur particulier de la population urbaine va créer « l’élite », lieu de rencontre de la bourgeoisie et des « brillants » de la petite bourgeoisie. » (page 212). L’institution scolaire et la culture qu’on y acquiert deviennent ainsi les facteurs les plus sûrs de la mobilité sociale en Haïti. Mais, explique Trouillot, « en renforçant ses propres mécanismes de promotion sociale, la petite bourgeoisie établit aussi un mécanisme puissant de reproduction de l’idéologie bourgeoisie relativement indépendant de la bourgeoisie elle-même. » (C’est moi qui souligne).


Le changement du jean-claudisme tel que le perçoit M-R Trouillot consiste en ceci : « quelque part entre la fin de la Dépression et la mort de François Duvalier, le gros des classes moyennes a cessé de croire aux valeurs bourgeoises et le secteur-guide de ces classes (la petite bourgeoisie) a cessé de les reproduire. Le Jean-Claudisme, c’est aussi la déprime intellectuelle et culturelle au sein de la petite bourgeoisie, déprime qui contraste avec l’élan et la fougue qui marquent ce secteur de 1915 à 1965 environ. » (page 222).
Il est regrettable qu’on n’ait pas accès à la deuxième partie de ce texte de M-R Trouillot qui est pourtant annoncée dans le corps de l’article.

J’ai placé dans la même catégorie les contributions de l’historien Pierre Buteau (M. le Président, pages 39-61), et de Mme Magali Comeau Denis (Pour lui, pour elles et pour eux, pour tous nos enfants…, pages 117-123). Dans ces deux textes en effet, les contributeurs décrivent, interrogent et apostrophent le dictateur qui est revenu au pays pour se la couler douce après tant d’années de répression politique, d’enrichissement personnel, de silence imposé.

La contribution de Patrice Dumont intitulée Le Jean-claudisme ou idéologie du paraitre, pages 125-139 caractérise  ainsi le régime : « Le jean-claudisme fut une mystification du peuple haïtien par l’affirmation d’un mode d’être et de faire clinquants, superficiels et corrompus de ses tenants au mépris du peuple souffrant. » Pour exacte qu’elle soit, cette description de Dumont est dépassée par le comportement  actuel du régime du musicien devenu président. Haïti, c’est le pays où l’histoire bégaie continuellement.


Les deux dernières contributions, celle de Marvel Dandin (28 novembre 1980 : le dernier tango du « Prince », pages 97-113) et celle de Michel Soukar (Le Gouvernement de Jean-Claude Duvalier (22 avril 1971-7 février 1986) , pages 171-189)  sont consacrées, l’une à un travail de mémoire , l’autre à un travail d’historien. Comme on le sait, histoire et mémoire relatent chacune à leur manière leur impression du passé. La mémoire, territoire du collectif, instance du vécu, est traitée littérairement par le journaliste, tandis que l’histoire telle qu’elle est comprise par les historiens, mobilise un savoir, une connaissance qui s’attache à restituer le passé en se pliant aux exigences des faits, de la vérité, grâce au recul et à une distance par rapport à la mémoire personnelle.

Marvel Dandin remplit merveilleusement bien sa tache de journaliste dans une contribution dominée par le souvenir, les sentiments, les réactions des protagonistes. Les points de vue, souvenirs, et prises de position  qu’il a laissés conservent encore plus de trente ans après les événements, une formidable source de reconstruction de ce qui s’est passé en ce jour de novembre 1980 et durant la période de la dictature du président-dictateur. Le texte de Dandin constitue un modèle de journalisme littéraire que devraient lire tous les aspirants journalistes haïtiens vivant en Haïti.

Quant à la contribution de Michel Soukar, c’est une présentation en raccourci  de ce qu’a été le régime de Jean-Claude Duvalier : l’homme d’abord, son adolescence étouffée « dans un milieu composé surtout des valets et des sbires de son dictateur de père », « dernier en classe »,  « propulsé au pouvoir contre sa volonté ». L’Héritage de son père ensuite. Soukar expose en quoi a consisté la fameuse promesse du jeune président à vie : « Mon père a fait la révolution politique, je ferai la révolution économique. » : d’abord, des micro-projets économiques, des milliers de tonnes d’équipements divers et de surplus agricoles,  « une circulation artificielle  d’argent, [une] animation et [une] prospérité apparentes, [des] commerçants satisfaits… » ; ensuite, toujours selon Soukar, la création d’une zone d’industrie de sous-traitance dans les environs de la capitale. En fait, malgré la soi-disant relance de l’économie accompagnée d’un semblant de libéralisation dictée par les Etats-Unis, le régime de Jean-Claude Duvalier fonctionnait encore comme une dictature. En témoigne ce qui s’est passé le 28 novembre 1980 (cf. la contribution de Marvel Dandin) et les assassinats de journalistes comme Gasner Raymond ou Ezéchiel Abellard.

Un documentaire reflétant la vraie signification du Jean-Claudisme... 

Soukar considère le mariage de Jean-Claude Duvalier avec Michèle Bennett comme l’ouverture d’une brèche dans l’édifice du pouvoir. Cette union permit « l’instauration des monopoles des Duvalier/Bennett sur le café, le sucre, le transport, les allumettes, le cacao, etc… D’où mécontentement d’un secteur de la bourgeoisie d’affaires qui avait pactisé avec le régime. La base sociale du « jean-claudisme » se réduisit. Le pouvoir se mit à couver un conflit interne, la mouvance démocratique s’étendait, la crise économique s’aggrava. Choc pétrolier : escalade des prix du transport et de la nourriture, chute des prix du café sur le marché mondial, baisse des rentrées en Haïti. »

Dans la mesure où cette contribution de l’historien Soukar ne visait nullement à l’exhaustivité (sans quoi, l’auteur ne l’aurait pas publiée dans le cadre d’un ouvrage collectif mais en aurait fait un plein volume), on peut dire que c’est un bon texte d’exploration historique haïtienne contemporaine. Mais, nous souhaitons tout de même une étude historique fortement documentée de cette période qui puisse rendre intelligible ce passé récent qui continue encore avec le régime du musicien d’extrême droite devenu président.



Hugues Saint-Fort
New York, août 2013
Références citées:

Le Prix du Jean-Claudisme. Arbitraire, parodie, désocialisation

Sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot – C3 éditions, 2013, Port-au-Prince, HAITI
1.    Marx, Karl (1852) [2007] Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. Paris : Flammarion.
2.    Pierre-Charles, Gérard (1973) Radiographie d’une dictature: Haïti et Duvalier. Montréal : Editions Nouvelle Optique.

3.    Trouillot, Michel-Rolph (1990) Haïti: State Against Nation. The Origins and Legacy of Duvalierism. New York: Monthly Review Press.



Un documentaire sur les déboires de J-C Duvalier en France