Par Eddy Cavé,
Ottawa, le 8 octobre
2014
Eddy Cavé Courtoisie de Fabre Nephtaly Gauthier
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En m’installant ce matin à l’ordinateur, j’ai
cliqué sur l’interprétation de la chanson réalisée par Oswad Genois et que m’a
fait parvenir mon ami Jean-Claude Icart. Puis, j’ai mis en arrière plan de
l’écran la photo de l’hôpital décapité
prise par Robert Large, alors âgé de 12 ans. J’ai fermé les yeux, et les
souvenirs se sont mis à débouler d’eux-mêmes.
Dans le style volontairement provocateur de
sa poésie, l’illustre parolier des Cayes plante d’emblée son décor :
Il était douze heures du soir,
Le temps était bien noir,
Les feuilles de tôle planaient
Les brigands méditaient.
Avec le recul, je me demande si l’ère des zenglendo n’avait pas déjà commencé,
mais je ne veux pas interrompre cette rêverie à peine déclenchée :
Depuis un bon moment
Venait le ronflement,
Les portes s’entrebâillaient
De loin on écoutait
Je revois maintenant le chanteur du trio
jérémien Étincelles, tcha tcha en main, annonçant les premières bourrasques de
la nuit :
«
Fiou, fiou… Fiou, fiou… Le vent! »
Robert Mollin dans les années 1960 -Courtoisie de G. Condé |
Arrivés à la maison, les parents de chacun d’entre nous nous expliquent
l’ampleur du drame auquel il faut s’attendre. Ils ont tous vécu l’inondation de
1935 qui fit des milliers de victimes, rasa les campagnes environnantes et
emporta même l’ancien pont sur la Grand’Anse. Construit sous le gouvernement de
Florvil Hypollite dans les années 1890, ce pont venait à peine d’être remplacé
par le président Estimé et on se demandait s’il résisterait. Les parents ne cachent pas leurs inquiétudes et nous
assomment de directives et d’injonctions.
À l’heure du souper, il fait déjà nuit. La compagnie privée d’électricité créé par Elie Lestage dans les années
Les vents atteignant durant la
nuit des vitesses de plus de 125 km/heure, ils s’en prennent d’abord aux
maisons les moins solides, les moins bien protégés, et tout se passe dans la
ville comme dans la chanson de Mollin. Les feuilles de tôle s’envolent, forçant
l’insouciant troubadour à créer des mots nouveaux pour poursuivre sa
narration. Sa bouteille de rhum en main, il reprend :
Le cyclone avionnissait
Les feuilles de tôle planaient
Les arbres chevauchaient
Tandis que je courtisais.
Les mamans consolaient
Les enfants qui pleuraient
Quand aux pieds d’une bébé
Je récitais mon salvé.
Les bateauxTi-Florida
et Sirène résistant à un nordé dans la rade de Jérémie |
Ayant peu de souvenirs personnels
du sauve-qui- peut de ce matin du 13 octobre, j’ai sollicité le concours
de quelques amis qui m’ont bombardé de données intéressantes.
De Montréal, Guy Cupidon m’a
raconté qu’il était beaucoup trop jeune pour savoir ce qui s’est véritablement passé
dans la nuit du 12 au 13. Il se souvient, toutefois, qu’assis sur une petite
chaise il a écouté toute la nuit le bruit étourdissant du vent, de la pluie sur
le toit de tôle, des arbres déracinés. Chaque fois que les parents entrebâillaient
timidement une porte ou une fenêtre, c’était pour voir les fragments de toit
qui s’envolaient comme des feuilles de papier. Comme presque tout le monde, il
ne verra la catastrophe que le lendemain matin.
Claudette Cavé, ma cousine, son
épouse, a vécu ce cauchemar de façon un peu différente dans la maison basse de
Tante Lauréa, au Fond Augustin, en face de l’église protestante :
« Vers 6 heures du matin, on
entendit frapper et des cris de détresse. C’était Gérard Desgraff, vêtu d’un immense
pardessus jaune, accouru au secours des voisines dont l’ancienne maison de
trois étages venait de s’effondrer.
" Loy, dit-il à ma tante, la maison d’à-côté vient de s’effondrer. En
attendant le jour, je dépose les deux voisines chez toi, Dèdette (Stoodly) et Millie
(Monval). Elles ne pourront pas marcher jusqu’à chez
moi. "
Le
vieux lycée de la Haute Ville fut gravement endommagé,
mais il resta debout. Courtoisie de Patricia
Balandie
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Le poète et romancier Robert
Large, à qui je dois les deux seules photos des dégâts du cyclone, m’a envoyé
sans tarder un courriel dans lequel il
raconte la catastrophe en ces termes :
«… Ma mère et moi,
nous habitions alors à Bordes. Les
bourrasques furieuses redoublèrent leurs efforts vers les 11 heures du soir, si
bien que le toit en tôle commença à se détacher, deux ou trois feuilles à la
fois. La pluie parvint ensuite à envahir la maison. Ma mère et moi, nous dûmes nous
refugier sous le portique assez large de l’entrée du salon. C’est de ce
point qu’accroché aux gonds solides d’une porte de sauvetage, j’ai observé les
ravages qu’effectuait le vent au-dehors. C’est alors que je vis le toit de la
maison des Lavaud (actuelle demeure du sénateur Maxime Roumer) s’envoler dans
les airs comme une soucoupe volante, avant d’aller s’écraser aux flancs du
morne Castaches.
L’hôpital Saint-Antoine,
13 octobre 1954.
Courtoisie de Robert Large
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Autre souvenir :
l’arrivée du Président Magloire. Il
visita les quartiers les plus affectés de la ville, accompagné du
commandant du District, le capitaine
Laurenceau. Cette visite du président coïncida par ailleurs avec l’apparition,
à l’horizon de la ville, d’une douzaine d’hélicoptères de l’armée américaine,
qui se mirent ensuite à papillonner un peu partout dans le ciel de la
Grand’Anse. Les Blancs Meriken distribuèrent des boites de Corn-Beef, de
sardines, des sacs de riz, de mais moulu, et, ce qui nous étonna le plus, des
conteneurs de lait en poudre. C’était pour la première fois qu’on en buvait à
Jérémie, si bien qu’on en parlait dans tous les salons. Les Blancs offrirent
aussi des balles de linge (qu’on appelle ces jours-ci des Pèpè) dont les points
de distributions dans notre quartier, je m’en souviens, étaient chez les dames
patronnesses Mme Pierre Sansaricq et Mme Numa Chassagne…»
Le bord de mer dévasté, 13 octobre 1954.
Courtoisie
de Robert Large
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Très différents des souvenirs qui
précèdent, ceux de Valère-Cécil Philantrope jettent un éclairage
particulièrement intéressant sur le sujet. Parti pour Port-au-Prince le samedi
d’avant le cyclone pour poursuivre son secondaire, Cécil n’a rien vu de ces
journées d’horreur. C’est à son retour dans la ville pour les vacances de Noël
qu’il a vu de ses yeux ce qui s’était passé.
À mesure que le bateau s’approchait du port, il remarquait que le
paysage avait changé. Beaucoup changé. Puis brusquement, il reçût un choc qu’il
n’a toujours pas oublié : de tous les arbres restés debout, aucun n’avait gardé
ses feuilles. Certains avaient encore des branches, mais aucun n’avait de
feuilles!
Aramys Bontemps a
fait la même remarque à l’Anse du Clerc, d’où sa mère Lucélia était originaire.
Il se souvient d’y être allé à pied, peu de temps après le cyclone, pour porter
du secours à des parents et amis sinistrés :
Le bord de mer avant le cyclone
Hazel - (Photo) CIDIHCA
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Ce sentiment
de fin de monde est partagé par divers amis qui ont vécu ces événements au bord du désespoir. Monique
Félix, de la Floride, m’a rapporté un fait qui avait complètement disparu de ma
mémoire : le retour des vents après une période d’accalmie. Le plafond de
la résidence familiale à trois étages ayant été fortement endommagé durant la
nuit, toute la maisonnée avait dû se réunir d’abord au deuxième étage, puis au
rez-de-chaussée :
« À
6 heures du matin, nous avons vu, dans l’entrebâillement d’une fenêtre,
s’affaisser la grande maison en bois de Mme Léon Montlouis qui donnait sur
notre cour arrière. À 8 heures, il y eut une accalmie et on a pu quitter la
maison pour un moment. Les vents, dit-on, avaient pris la direction des
montagnes de Bordes, détruisant tout sur leur passage. Mais le pire n’était pas encore passé, même
si la plupart des maisons du quartier étaient comme à
genoux.
Vers
10 heures, les "quatre vents " étaient de retour avec une force
renouvelée et ils mirent à plat tout ce qui avait été ébranlé. Cet épisode
terminé, je me suis rendue sur la galerie d’où nous pouvions voir la mer. La
vue était complètement dégagée et j’ai eu un instant le sentiment tragique que
nous étions, ma grand-mère, ma sœur, mon frère et moi, les seules personnes à
avoir survécu à la catastrophe. Pour moi, le reste du monde avait disparu.
Ce qui reste de La Pointe. Courtoisie d’Émile
Hilaire
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Au fil du temps, à mesure que la famine gagnait du terrain et
que la population s’enfonçait dans la misère et les privations, les secours
externes aidaient à alléger tant soit peu les souffrances. Et la nature devait
graduellement reprendre ses droits. Des bourgeons sont d’abord apparus, puis
des feuilles, puis des branches. Puis d’autres feuilles et d’autres branches.
Jusqu’à ce que la région retrouve les apparences de ce qu’elle était avant
cette terrible nuit d’octobre. De l’avis
de la plupart des observateurs, elle ne s’est jamais véritablement relevée des
blessures de cette nuit du 12 au 13 octobre.
Aujourd’hui encore, je crie Pitié
pour les victimes de cette catastrophe et pour celles des autres qui ne cessent
de frapper cette ville livrée et ce pays livrés à eux-mêmes, malgré les
apparences à l’effet contraire!
Saisissons ce moment pour prier une fois de plus pour le repos des âmes
des victimes de cette nuit tragique!
Les prochaines chroniques traiteront des lendemains de Hazel, des incidences
humaines, sociales, politiques et économiques de cette catastrophe. Elles
contiendront aussi d’autres témoignages et les photos que nos lecteurs voudront bien
vous envoyer.
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Ce reportage constitue un devoir de mémoire, extraordinairement bien conçu et réalisé. Les haïtiens ont la mémoire très courte. Grace à cet article, nous pouvons nous imaginer combien tragique fut le cyclone Hazel pour le pays. C'était en 1954, il y a donc 68 ans. En 2078, 68 ans après 2010, comment les haïtiens se souviendront-ils de ce qui s'était passé à Port-au-Prince et ses environs? Le meiux serait-il de ne pas s'attarder sur de tels souvenirs? Moi, je ne crois pas. Il faut se souvenir comme condition pour prévenir. En tout cas, je félicite vivement Eddy Cavé pour avoir pris le soin d'investiguer auprès de ses parents et amis et d'écrire cet article pour l'histoire, notre histoire de peuple.
ReplyDeleteMerci Mr Guy pour ce commentaire profondément réfléchi. Vous avez raison, la mémoire collective est un outil puissant pour comprendre notre passé et éviter de répéter les erreurs du passé. Le travail d'Eddy Cavé contribue justement à cet effort, en ravivant des moments douloureux mais nécessaires pour notre conscience historique. Se souvenir, c'est honorer les victimes, les efforts de reconstruction et les leçons apprises. Ignorer ces souvenirs, c'est risquer de sombrer à nouveau dans l'oubli et l'impréparation. Comme vous l'avez si bien dit, se souvenir est une condition essentielle pour prévenir et avancer.
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