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Le survivant Gilbert Jean, 97 ans, se rappelle des souvenirs douloureux de Parsley massacre. |
Par:Louis J Auguste, MD, MPH
Le 3 octobre 2021 ramena le 84e anniversaire du massacre des Haïtiens sur la frontière haïtiano-dominicaine
par l’armée dominicaine, sous les ordres du dictateur Rafael Leonidas Trujillo.
En deux semaines, entre 15 et 30,000 Haïtiens, selon les sources, furent
décapités, pendus ou tués par balles, pendant que des milliers d’autres
s’échappaient avec des blessures sévères ou ont dû s'enfuir laissant tout ce
qu’ils avaient accumulé au fruit de leur labeur. Je me demande qui pensera aux
victimes de ce triste événement connu sous le nom de « Vêpres dominicaines. »
Combien de nos quotidiens ou hebdomadaires, combien de nos animateurs
d’émissions radiodiffusées ou télévisées rappelleront à la nation le sort de
ces malheureux concitoyens ? Combien de nous aurons une petite pensée à leur
mémoire ?
Beaucoup de nos concitoyens y
verront l’opportunité de blâmer l’incompétence et l’incurie de nos leaders
politiques. Certes, je ne saurais ne pas le reconnaître. Cependant, l’origine de
ce conflit ne peut échoir uniquement sur les épaules des Haïtiens. Il faut
remonter à 1697 quand à la signature du Traité de Ryswick, l’Espagne concéda à
la France le tiers occidental de l’île de Saint-Domingue ou Hispaniola. La
ligne tracée lors devait définir les limites orientales de la république
haïtienne créée en 1804.
Cependant, cette frontière, au
cours de plus de trois cents ans d’existence a été modifiée plus d’une fois,
non seulement officiellement, mais aussi de facto, en fonction des conflits
militaires dont les deux pays ont été la scène, quand par exemple, Toussaint
Louverture s’est battu à tour de rôle sous le pavillon français, puis espagnol
et enfin de compte encore sous le pavillon français, réarrangeant à plusieurs
reprises le territoire contrôlé par les Français. Finalement, la population des
zones frontalières, à l’instar de la population de l’Alsace et de la Lorraine
entre la France et l’Allemagne devait voir encore changer leur nationalité
quand Boyer à l’invitation des Dominicains eux-mêmes prit possession de toute
l’île, jusqu'à l’expulsion des armées haïtiennes sous le gouvernement de
Faustin Soulouque.
Peu informés et à la fois peu
soucieux des changements incessants dans les deux capitales qui se partagent
l’hégémonie de l’Ile, les habitants de la zone frontalière s’accrochaient à
leur lopin de terre qu’ils avaient occupé depuis déjà plusieurs siècles.
Les deux premières décennies du
XX ème siècle virent l’occupation des deux pays voisins par les États-Unis
d’Amérique. Au terme de cette double occupation, le Président Calvin Coolidge
exhorta les deux nations à résoudre leur dispute frontalière. En grande partie,
le tracé de 1697 fut accepté avec la différence que Haïti devait céder une
bande de terre au nord et la Dominicaine une bande au sud pour la construction
d’une autoroute frontalière. Ainsi des centaines de familles haïtiennes se
trouvaient tout d’un coup sur le territoire dominicain, sans qu’aucun
dédommagement ne leur fût versé et apparemment sans qu’aucun émissaire du
gouvernement se soit soucié de les informer de leur nouvelle nationalité. En
fin de compte, avec la disparition des aînés et l’arrivée des nouvelles
générations intégrées par la langue, les coutumes et le système d’éducation, le
problème aurait pu se résoudre spontanément et à la longue.
Cependant, c’était sans compter
avec le facteur de race. Car les Dominicains ne voulaient absolument pas de ces
paysans haïtiens en majorité peu métissés et donc de complexion noire. En
effet, alors que les Haïtiens de par la Constitution de 1805 se décrétaient une
nation noire et offraient la nationalité haïtienne à tout individu d’origine
africaine, les Dominicains ont toujours renoncé à la contribution africaine de
leur héritage. Le dictateur Trujillo lui-même partiellement d’origine haïtienne
de par sa grand-mère honnissait le simple fait d’y penser. Il gardait
soigneusement parmi ses articles de toilettes un coffret de maquillage qui lui
permettait de faire pâlir son teint.
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Ce monument près de la frontière dans la ville de Capotillo marque le début de cette guerre. |
Durant les préambules de la
Deuxième guerre mondiale, il s’empressa d’inviter les juifs persécutés en
Europe à trouver asile chez lui, avec l’idée que cet apport de sang caucasien
pourrait aider à blanchir davantage la population dominicaine.
Le troisième volet du triptyque
est d’ordre économique. Pendant l’occupation américaine, les industriels
américains investirent beaucoup plus dans l’économie dominicaine qu’ils ne
firent en Haïti.
Sans doute, il y a eu la HASCO,
mais ils construisirent plusieurs usines sucrières notamment dans la région de
la Samana. Pour se procurer une main d’œuvre à bon marché, ils sollicitèrent
l’envoi de paysans haïtiens dans l’autre partie de l’île. A ce moment-là,
l’industrie sucrière prospérait et les industriels dominicains virent
l’occasion d’exploiter la main d’œuvre haïtienne aussi à leur profit.
Cependant, c’était sans compter
avec la chute de la bourse de New York en 1929. Le prix de la livre de sucre
tomba vertigineusement et désormais cette main d’œuvre devait rivaliser avec
les ouvriers dominicains pour les emplois. Maintenant, les Haïtiens au lieu de
représenter une occasion pour les Dominicains de s’enrichir devenait un
problème. En fait, depuis lors, nous voyons dans les discours des officiels
dominicains une nouvelle expression. Le problème haïtien ! Il faut résoudre le
problème haïtien.
Quelle occasion pour n’importe
quel politicien convoitant un poste de gouvernement de gagner des votes ! Trujillo
toujours en quête de se faire accepter de la bourgeoisie dominicaine y vit
l’opportunité d’asseoir sa popularité. Prétextant que les Haïtiens sur la
frontière volaient le bétail des rancheros dominicains, il décida tout comme
son idole le Führer allemand allait faire des juifs, de mettre fin au problème
haïtien. Pendant l’été de 1937, il entama une campagne de démonisation des
Haïtiens et mit sur place un plan sordide pour maximiser les pertes de vie
haïtiennes, tout en donnant le change et prétendant que c’était une réaction
spontanée de la paysannerie dominicaine. Les soldats chargés de ce travail
reçurent des instructions strictes d’éviter d’utiliser leurs armes à feu ou
leurs baïonnettes et de couper les têtes de préférence à la machette. Les premières
têtes commencèrent à rouler le 3 octobre 1937. Bien sûr, les masses
dominicaines participèrent et comme des hordes de loups assoiffés de sang, ils
poursuivirent les Haïtiens partout où ils se réfugièrent. La petite histoire
nous dit que le test de nationalité consistait simplement à demander à un
individu de prononcer le mot espagnol « perejil » qui veut dire persil. Si
l’individu n’était pas à même de rouler le « r » comme un Dominicain, la peine
de mort lui était octroyée ipso facto. En fait, le massacre atteint une
dimension bien au-delà de la nationalité.
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Rafael Trujillo, l'un des dictateurs les plus sanglants des Amériques. |
Le dictateur voulait purger son
pays du sang noir, et de nombreux Dominicains de couleur noir furent exterminés
aussi. Il n’était même pas question de les renvoyer en Haïti, puisque ceux qui
s’enfuyaient vers la frontière étaient fauchés par les balles des soldats
dominicains, encore même qu’ils essayaient de franchir la rivière du
Massacre, qui entre parenthèses tient son nom d’un autre massacre, au temps de
la colonisation. Les horreurs de ces deux semaines ont été bien capturées dans
le roman de l’écrivain haïtien Edwige Danticat intitulé « The Farming of Bones.
» Dans la préparation de ce roman, Mme Danticat passa plusieurs semaines sur la
frontière haitiano-dominicaine a interviewer les survivants de cet enfer. Leurs
témoignages lui ont permis de reconstruire les péripéties vécues par nos
compatriotes. Elle met le récit suivant dans la bouche d’un de ses personnages
: « … Now the others circled Yves and me… (We) were lifted by a mattress of hands
and carried along next to Tibon’s body… The young toughs waved parsley sprigs
in front of our faces.
- Tell us what this is, one
said. Que diga perejil !
… Yves and I were shoved down
onto our knees. Our jaws were pried open and parsley stuffed into our mouths.
My eyes watering, I chewed and swallowed as quickly as I could, but not nearly
as fast as they were forcing the handfuls into my mouth…
Yves fell headfirst, coughing
and choking. His face was buried in a puddle of green spew. He was not moving… A
few more people were lined up next to us to have handfuls of parsley stuffed
down their throats… I coughed and sprayed the chewed parsley on the ground,
feeling a foot-pound on the middle of my back. Someone threw a fist-sized rock,
which bruised my lip and my left cheek… A sharp blow to my side nearly stopped
my breath. The pain was like a stab from a knife or an ice pick… Rolling myself
into a ball, I tried to get away, from the worst of the kicking horde. I
screamed, thinking that I was going to die… What was the use of fighting? »
Traduction non-officielle: «
…Maintenant, les autres nous entouraient, Yves et moi… Nous fumes soulevés par
un matelas fait de mains humaines pour être déposés à côté du corps inanimé de
Tibon… Les petits vagabonds agitaient devant nous des branches de persil en
répétant:
- Dites-nous comment cela
s’appelle! Dites « perejil! » Yves et moi fumes jetés sur nos genoux. Ils nous
forcèrent à ouvrir grandes nos mâchoires et les remplirent de persil. Les
larmes aux yeux, je me mis à mâcher et à avaler aussi vite que je pouvais, mais
je n’arrivais pas au rythme qu’ils forçaient le persil dans ma bouche.
.. Yves toussant sans arrêt et
à demi asphyxié tomba la face contre terre, atterrissant dans sa vomissure
verdâtre… Il ne bougeait plus… Ils alignèrent d’autres Haïtiens à nos côtés
pour continuer à leur fourrer des poignées de persil dans la gorge… Je me mis à
tousser à mon tour et expulsai en un jet le persil mâché, au même moment que je
recevais un coup de pied au milieu de mon dos. Quelqu’un lança contre moi une
pierre aussi grosse qu’un poing qui m’attrapa aux lèvres et à la joue gauche..
Un coup sec aux côtes me coupa presque le souffle. La douleur était comme celle
d’un coup de couteau ou d’un pic à glace. Me pliant en boule, j’essayai de
m’éloigner de ceux qui frappaient le plus dur. Je hurlai, pensant que j’allais
mourir… A quoi servait-il de se battre ? »
Un autre incident décrit par
Danticat dans son roman vaut bien d’être reproduit ici :
« I am coming back, he said,
from buying charcoal outside the mill where I work, when two soldiers take me
and put me on a truck full of people. The people who fight before going on the
truck, they whip them with bayonets until they consent. After we’re all on the
truck, some of us half dead, not knowing whose blood is whose, they take us to
a high cliff over the rough seas in La Romana. They make us stand in groups of
six at the edge of the cliff, then it’s either jump or go against a wall of
soldiers with bayonets pointed at you and some civilians waiting in a circle
with machetes… Then they come back to the truck to get more. They have six jumps
over the cliff, then another six, then another six… Last they come for me… When
I jump off the cliff, Tibon continued, I tell myself not to be afraid… I tell
myself, today you are a bird… It’s a long way from the cliff to the sea… I fall
and fall, passing the rocks where many of the bodies land on the way down. And
then me, I fall in the water… When I look at the beach, there are peasants
waiting with their machetes for us to come out of the water, some even wading
in to look for the spots on the necks, where it’s best to strike with machetes
to cut off heads… »
Traduction non officielle: «
Comme je revenais au moulin où je travaillais, après avoir acheté du charbon au
dehors, deux soldats se saisirent de moi et me jetèrent sur un camion qui était
déjà rempli de monde. Ceux qui avaient résisté avant de monter sur le camion,
ils les avaient battus à la baïonnette.
Nous étions tous dans le
camion, certains presque morts. Le sang était partout sans que nous sachions de
qui il provenait. Ils nous emmenèrent au bord d’une grande falaise dominant la
mer agitée de la Romana.
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Vue partielle des cadavres lors du massacre |
Ils nous alignèrent par groupes
de six devant la falaise. On devait ou bien sauter du haut de la falaise ou
bien faire face à une rangée de soldats avec leurs baïonnettes pointées dans
notre direction et quelques civils à l’attente avec leurs machettes. Ils les
firent sauter par groupe de six, puis un autre groupe de six, puis un autre
groupe de six…Finalement, c’était mon tour. Je me dis qu’aujourd’hui, j’étais
un oiseau et que je ne devais pas avoir peur. Il y avait une longue distance du
haut de la falaise au niveau de l’eau. La chute sembla interminable et comme je
tombais, je vis les cadavres empilés sur les rochers ou accrochés à la
montagne. Et moi, j’atterris dans la mer…
Quand je tournai les yeux vers
la plage, je vis les paysans à l'attente, certains déjà à mi-jambe dans l’eau,
armés de leurs machettes et impatients d’accomplir leur tâche de couper les
têtes comme on leur avait appris à le faire. »
Cet épisode est rapporté avec
une légère nuance par Michele Wucker dans son ouvrage: « Why the cocks fight »
Nous citons: The Haitians were transported like cattle to isolated killing
grounds, where the soldiers slaughtered them at night, carried the corpses to
the Atlantic port of Montecristi, and threw the bodies to the sharks. For days,
the waves carried uneaten body parts onto Hispaniola beaches. »
Traduction non officielle: «
Les Haïtiens étaient transportés comme du cheptel vers des zones désertées ou
ils les exécutaient pendant la nuit et transportaient les cadavres au port de
Montecristi donnant sur l’Océan Atlantique. Là, ils les jetaient aux requins.
Pendant des jours et des jours, des parties de corps non dévorées apportées par
les vagues, venaient échouer sur les plages d’Hispaniola. »
Le bilan de ces atrocités varie
selon la source consultée. On s’attendrait certainement à ce que le
gouvernement dominicain le minimise. Le ministre des Affaires étrangères
intérimaire à l’époque déclara un total de 17,000 morts. Cependant, il est très
surprenant que le gouvernement haïtien crût bon de réduire davantage le nombre
de victimes à 12,168 comme le rapporta le Président Elie Lescot. Cependant,
l’historien dominicain Bernardo Vega estima qu’au moins 35,000 Haïtiens
périrent durant ce que les Dominicains appelèrent « El Corte » ou la moisson,
et c’est ce chiffre que m’avait cité mon père, déjà dans la trentaine au moment
de ce massacre.
Les questions qui doivent
brûler les lèvres de tout bon Haïtien ou simplement tout être humain digne
d’appartenir au genre dit civilisé sont sans doute les suivantes : Où était le
reste du monde ? Quelle a été la réaction des Dominicains ? Quelle a été la
réaction en Haïti ? Quelle a été la réaction du gouvernement américain ?
Plusieurs familles dominicaines
qui utilisaient des domestiques haïtiens les protégèrent de la furie des
soldats et de la foule. Plusieurs industriels américains qui opéraient des
usines sucrières en Dominicanie et qui employaient des ouvriers haïtiens
refusèrent de les remettre aux soldats qui étaient venus les chercher pour les
éliminer. Trujillo chercha à minimiser l’incident, l’expliquant par une simple
réaction spontanée des paysans dominicains fatigués des déprédations des
illégaux haïtiens.
Par flatterie pour le
Généralissime ou par peur de rétributions, les politiciens et les intellectuels
dominicains restèrent cois ou nièrent que le massacre eut lieu. Certains
célébrèrent même l’acte « glorieux» posé par le dictateur pour le bien de la
nation. Il faut chercher dans les écrits des membres des partis d’opposition en
exil pour trouver une condamnation de cet acte de barbarie par des
intellectuels dominicains.
Les victimes qui survécurent aux
plaies par arme blanche ou par balles espéraient que leur gouvernement allait
passer à l’action et prendre leur défense. Comme Danticat fait dire à l’un des
ses protagonistes dans « The Farming of Bones » : Tell me why don’t our people
go to war because of this ?…Why won’t our president fight ? (Dis-moi pourquoi
nos compatriotes ne déclarent-ils pas la guerre ? Pourquoi notre président ne
se bat pas pour nous ?).
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Les Haïtiens dans les plantations dominicaines |
Tandis qu’un autre observe avec
beaucoup de clairvoyance : -Poor people are sold to work in the cane fields so
our own country can be free of them. (Les pauvres sont vendus pour aller trimer
dans les plantations de canne à sucre, juste pour que le pays en soit
débarrassé.)
Ils n’avaient raison qu’en
partie. Certes le président Sténio Vincent ne leva pas le petit doigt pour réagir contre ce crime
d’une ampleur jamais rivalisée sur l’île d’Haïti. Cependant les jeunes Haïtiens
de toutes les couches sociales du pays, noirs ou mulâtres, s’indignèrent face à
la passivité du gouvernement. Partout dans les villes frontalières et même à
Port-au-Prince et au Cap-Haïtien, ils commencèrent à organiser des milices pour
aller défendre leurs concitoyens.
Je le tiens de mon père et Mme
Dumayric Charlier l’a confirmé à plusieurs reprises dans ses causeries. Cependant, le
président qui ne voulait pas utiliser son armée pour combattre la sauvagerie
des Dominicains, n’hésita pas à menacer nos jeunes patriotes de bastonnade ou
d’emprisonnement s’ils persistaient à vouloir se battre. Qui pis est, au
lendemain du massacre, le 15 octobre 1937, l’ambassadeur haïtien a
Santo-Domingo, M. Evremont Carrié de concert avec le chancelier dominicain
Joaquim Balaguer émit la déclaration conjointe qui suit :« La relation cordiale
qui existe entre la République Dominicaine et la République d’Haïti n’a
souffert le moindre dommage. Que l’amitié qui a toujours lié l’honorable
Président Trujillo et l’Honorable Président Vincent constitue la force la plus
effective pour prévenir la destruction de l’harmonie qui règne entre les deux
peuples et les œuvres patriotiques de ces deux leaders illustres, œuvres qui
par leurs hautes valeurs spirituelles et morales de justice ont mérité les
applaudissements de tout le monde civilisé.»
Aux États-Unis, il se produisit
des remous superficiels dans la presse, mais pas le tollé auquel on aurait dû s’attendre.
Collier Magazine envoya un reporter pour visiter les deux pays et se rendre
compte de visu de la gravité de la situation. Il vit les mutilés dans les
hôpitaux haïtiens, femmes hommes et enfants, sans bras, avec des plaies
profondes du cou ou de la tête. Cependant quand il rencontra Trujillo, celui-ci
insista que l’incident avait été exagéré par la presse et que ce n’était qu’un
simple règlement de compte entre les paysans des deux côtés de la frontière.
Le sénateur américain Hamilton
Fish, un républicain, président du comité des Affaires étrangères fut l’un des
rares à pousser les hauts cris. Il demanda une rupture des relations diplomatiques
entre les États-Unis et la Dominicanie, mais après avoir reçu un chèque
important de Trujillo, il changea sa chanson et l’affaire n’eut plus de suite.
Cependant, on en parlait dans les milieux politiques au point que Franklin
Delanoë Roosevelt se sentit obligé de pousser les deux pays à résoudre le
conflit à l’amiable. Avec Roosevelt comme arbitre, Haïti ne pouvait s’attendre
à aucune justice. Ce même Roosevelt n’avait-il pas dit auparavant que: «
Trujillo is a bastard, but he is our bastard » D’autre part, il avait dit
d’Haïti,: If we can manage to keep the Haitians with shoes fighting against the
Haitians without shoes, we have nothing to fear from Haïti. »
(Traduction de l’auteur) : Si
nous pouvons maintenir le conflit entre les Haïtiens avec souliers et les
Haïtiens sans souliers, nous n’aurons rien à craindre d’Haïti. »
Trujillo accepta de payer
$750,000 en réparation au gouvernement haïtien, somme qui devait être
distribuée aux victimes. Il importait donc de connaître exactement le nombre et
les noms des victimes.
Si selon le gouvernement
haïtien, il y avait eu seulement 12,000 morts, ça aurait fait $60 par tête
d’haïtien. Mais s’il y avait eu 35,000 victimes, cela représentait à peine $20
par tête, ce qui veut dire encore utilisant une phrase de Mme Charlier qu’un
Haïtien valait moins qu’un cochon à l’abattoir.
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Le président Sténio Vincent accompagné de son ministe Elie Lescot visite le dictateur Rafael Trujillo en 1935. |
En plus, combien de familles
reçurent cette infime compensation ? Quel recensement sérieux le gouvernement
de Sténio Vincent avait-il fait des morts et des blessés, de tous les traumatisés
émotionnels, des pertes économiques des Haïtiens qui vivaient légalement et
s’adonnaient au commerce en Dominicanie ?
Non content de cela, l’accord
signé par les deux présidents plaça le blâme sur les immigrants haïtiens et le
gouvernement haïtien, faisant injonction à ce dernier de prendre les mesures
nécessaires pour empêcher que leurs ressortissants ne traversent la frontière
sans permis de travail.
Pour mettre ce massacre en
perspective, c’est comme si les Américains décidaient de massacrer les Mexicains
qui vivent illégalement chez eux ou bien encore rendaient le gouvernement
mexicain responsable du flux d’immigrants illégaux à travers leur frontière
commune. Ou bien encore, c’est comme si les Allemands ou les Français se
mettaient à massacrer les habitants de l’Alsace et de la Lorraine, chaque fois
que le tracé de la frontière était révisé vers l‘est ou vers l’ouest.
Les pauvres Haïtiens ont été
traités différemment parce qu’aux yeux des Dominicains et des Américains, ils
étaient des infrahumains ?
Parce qu’aux yeux de leurs
propres concitoyens, ils étaient et ils demeurent des indésirables dont on n’a
que faire. Comme disait le Président Jacinto Peynado, « au royaume des poulets,
les blattes n’ont aucun droit. »
Soixante-dix ans plus tard, les
paysans haïtiens sont retournés en République Dominicaine. Ils ne sont pas
mieux traités et ils sont gardés dans des villages dénommés les « Bateys » sans
avoir accès à l’éducation ou aux soins médicaux.
Leurs enfants et leurs
petits-enfants nés en République dominicaine et ne parlant que l’espagnol ne
pourront jamais avoir la nationalité dominicaine alors qu’un Allemand ou tout
autre individu à la peau blanche peut obtenir cette nationalité dominicaine en
moins de temps qu’il ne leur faut pour épeler son nom.
Les chauffeurs guides indiquent
en passant devant ces villages sordides aux touristes qui visitent leur pays,
qu’il n’y a que des Haïtiens à y vivre, comme on montre les animaux sauvages
enfermés dans leurs cages au jardin zoologique. En plus, le lavage de cerveau
continue et chaque politicien en quête de popularité n’hésite pas a recourir à
la démagogie raciste et à s’acharner contre les Haïtiens. On fait peur aux
enfants en les menaçant que les Haïtiens vont les manger.
Soixante-dix ans plus tard, les
incidents se multiplient.
En 2006, trois jeunes ouvriers
haïtiens ont été brûlés vifs dans un atelier. Quelques semaines plus tard, le
Président Préval était l’hôte de Leonel Fernandez, son homologue dominicain.
Quand la presse lui demanda
s’il avait des commentaires à propos de l’incident, il répondit et je
paraphrase : «mesie, pa fe-m di sa-m pa di ! Nou pa gen-yen oken problem avek
gouvenn-man dominiken. » Coïncidence étrange, n’est-ce pas ?
Le problème des Dominicains va
au-delà de leur mésentente avec les Haïtiens. Le peuple dominicain n’a jamais
pu résoudre son problème d’identité de race. En fait, la composition de leur
population est similaire à la nôtre, nonobstant le fait que le massacre des
blancs par Dessalines et les campagnes d’oppression menées sous les différents
régimes noiristes contre les éléments plus clairs de notre population ont
contribué à diminuer le pourcentage de métissés dans notre population.
Cependant, je pourrais mettre
50 Haïtiens à côté de 50 Dominicains et je défie quiconque de pouvoir me dire
juste par l’apparence qui est Haïtien et qui est Dominicain. On n’a qu’à
regarder les équipes américaines de baseball ; Sammy Sosa, Robinson Cano,
Wilson Benemit, Rafael Santana, David Ortiz sont tous des Dominicains qui font
honneur à leur pays. Qui pourrait nier leur ascendance africaine ?
Et pourtant, la couleur noire
continue de représenter un handicap majeur pour un citoyen dominicain.
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Sergia Galvan |
A l’appui, je veux citer la
féministe dominicaine Sergia Galvan : « La couleur noire est associée à l’opacité,
à l’illégalité, à la laideur, à la clandestinité. Il règne ici la dictature
d’un certain type de beauté et la pression sociale est extrêmement forte. Il y
a même des écoles où les tresses africaines et les cheveux crépus sont
interdits. » Ceci expliquerait l’incident quand une employée noire de
l’ambassade dominicaine à Santo Domingo s’est vue refuser l’entrée d’un
night-club, alors qu’on avait laissé passer ses compagnons blancs. A cette
époque, l’ambassade américaine avait émis un communiqué interdisant à ses
employés de fréquenter les boîtes de nuit à Santo Domingo.
On se demande alors pourquoi
les Haïtiens du pays et de la diaspora dépensent plus en tourisme en
Dominicanie que dans leur propre pays.
Certainement, le Dominicain
doit résoudre son problème de nuances épidermiques, mais l’Haïtien a lui aussi
son propre problème de couleur à résoudre. Alors seulement, commencera-t- on à
améliorer les rapports entre les deux pays. En attendant, je suggère que le
gouvernement érige au moins à Ouanaminthe, près de la Rivière du Massacre un
monument à la mémoire de nos frères et sœurs lâchement assassinés par les
sbires du caudillo dominicain et que le 3 octobre soit dorénavant dédié à la
commémoration de ce crime contre notre peuple. Une place consacrée à leur
mémoire pourrait aussi être aménagée à Port-au-Prince, ainsi qu’une section du
musée national pour rappeler ces «Vêpres dominicaines » aux futures
générations.
Je suggère que tous les
Haïtiens fassent un effort concerté pour attirer l’attention de la communauté
internationale sur le traitement des travailleurs haïtiens en Dominicanie et
finalement que les deux gouvernements entament des pourparlers visant à créer
des programmes d’échanges culturels et sportifs commençant en bas âge pour
apprendre aux deux peuples à mieux se connaître et s’apprécier.
Louis Joseph Auguste, MD, MPH
Illustration: HCC