Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Sunday, August 16, 2020

MES SOUVENIRS DE KONPÈ FILO

Anthony Pascal  alias Konpè Filo

Par Eddy Cavé
J’ai rencontré Konpè Filo pour la première fois à l’édition 2011 de Livres en folie à Port-au-Prince et ce fut immédiatement le coup de foudre. Pour avoir quitté Haiti en 1970, donc à un moment où il s’appelait encore Anthony Pascal et où Konpè Filo n’existait pas encore, je n’avais pas pu connaître le personnage politique ou médiatique qu’il était devenu.  Je partageais ce jour-là un stand avec Kettly Mars, Leslie Péan et une très jeune auteure, Marie Flore Morett, qui venait d’être couronnée  Miss Annaïse. J’en étais à mon premier livre de sorte que j’étais un auteur complètement inconnu sur ma terre natale. Cette expérience se révéla une des plus belles, des plus fructueuses et des plus instructives de ma vie de semi-retraité.
Konpè Filo s'amuse pendant que les auteurs se préparent
Accompagné de mon ami Claude C. Pierre, aujourd’hui disparu, j’étais arrivé très tôt sur le site pour explorer les lieux et m’installer avec mes amis écrivains. Dès le coup d’envoi, donné à 10 heures du matin, le site est envahi par une foule de jeunes qui, une fois les tourniquets franchis, se bousculent aux guichets, prennent leurs livres et se présentent aux divers stands pour les dédicaces. Kettly, Leslie et moi, qui croyons avoir beaucoup de choses à dire, nous nous tournons les pouces en conversant entre nous pendant que notre voisine de table, Marie Flore, est assaillie par une flopée de jeunes lecteurs qui réclament les autographes. Une grande leçon d’humilité pour nous trois.

Marie Flore a seulement 23 ans et est étudiante en relations internationales dans un institut privé de diplomatie. Elle m’explique qu’elle a fait ce choix  parce que les programmes sont trop longs à l’Université d’État, et j’apprends du même coup qu’elle est la gagnante du concours Miss Annaïse, dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. Ce matin-là, Marie Flore signait, elle aussi, son premier livre, un fascicule d’une cinquantaine de pages qui attira une file impressionnante de jeunes.

Michel Martelly, qui venait de prêter serment comme président, non pas du konpa mais de la République, avait décidé ce matin-là d’aller faire un tour au Salon. Une première dans l’histoire de cette activité. Arrivé très tôt à notre stand, il ne put résister à la tentation de se mêler à la troupe joyeuse des admirateurs de la jeune auteure :
-          Tu es très jeune, lui dit-il, d’un ton admiratif ! Mais quel âge as-tu?
-          Vingt-trois ans.
-          Compliments! Faut persévérer. Hein!

Une minute de gloire pour la jeune auteure
Après avoir salué Kettly et moi, sans grand enthousiasme, il donne à Leslie, qu’il a bien connu durant sa carrière de musicien, et s’isole un instant avec lui pour converser un peu. Dans le brouhaha causé par la présence de ce visiteur insolite, j’entends une voix qui crie : « Men La Grandans desann. Se pou Eddy Cavé wi! (La Grand’Anse est en crue. C’est  pour saluer Eddy Cavé!). Pendant que Martelly continue son bain de foule, j’accueille mon préfacier, le Dr Simphar Bontemps accompagné de son frère Aramys, ma sœur Monique Cavé Martineau, l’ancienne directrice d’école Eddie Saint-Louis, mes amis Marc-Antoine Gauthier, Guiton Dorimain … et devinez : Konpè Filo. 

Marc-Antoine Gauthier, Guiton Dorimain, Konpè Filo et
Monique Cavé Martineau.                                                
Filo et moi, nous nous connaissions de nom, mais c’était la toute première fois que nous échangions une poignée de mains. Enthousiasmé par cette visite aussi inattendue que la précédente, je déclenche sans arrêt ma Nikon sur lui et sur ces membres de ma tribu, oubliant de me faire photographier avec eux. C’est ainsi que je n’ai  retrouvé dans ma collection aucune photo de moi prise ce jour-là en compagnie de Filo. Nous avons toutefois trouvé le temps de converser un peu dans la journée, mais, faute de temps, je n’ai pas pu enregistrer avec lui l’entrevue offerte sur le livre que je signais ce jour-là : le tome I de  De mémoire de Jérémien. Ainsi est née une de ces amitiés de l’exil qui s’entretiennent par le souvenir, les rencontres fortuites et très espacées sur la terre natale ou la patrie d’adoption et, de temps à autre, par un échange de courriels.

Eddy Cavé, Simphar Bontemps, Eddie Saint-Louis et Aramys
Bontemps (De la gauche vers la droite)                                    
J’ai toutefois revu Filo à plusieurs reprises par la suite. C’était chaque fois au rendez-vous du vendredi soir au Café des Arts de Maggy Rigaud à Pétionville. J’y allais à toutes mes visites au pays  en compagnie de  mon cousin Boy Cavé et de sa compagne Yanick Louis et j’étais toujours certain et content d’y rencontrer Filo. Si j’ai appris cette semaine seulement par son ancien complice  Konpè Plim que Filo connaissait aussi le piano, j’avais découvert, en fréquentant le Café des Arts, que cet original était aussi un parfait homme du monde et surtout un fin danseur et un passionné des danses sociales.

L’idée qu’on se fait de ces personnages publics à partir de la télévision, de la radio et des spectacles est très différente de la réalité. À regarder et à écouter les émissions de Filo sur le vodou, on imagine facilement que c’est un homme de péristyle qui ne danserait occasionnellement  que la musique rasin. Grave erreur! Qu’il s’agisse de konpa, de boléro ou de salsa, Filo est dans son élément. Il investit la piste de danse, attirant vers lui les regards admiratifs de toutes celles et ceux qui sont restés à leurs tables. J’étais fasciné de le voir danser avec tant de brio, de gaieté de cœur et d’élégance. Entre deux sets de musique, nous trouvons un court moment pour échanger quelques mots. Rien de plus, à cause du bruit infernal qui couvre les voix.

En prenant congé de Filo, je tombe sur Cary Hector, décédé prématurément depuis. Il est assis avec notre ami commun Leslie Péan et Gladys, une cousine de ce dernier. Un peu en retrait par rapport à l’atmosphère endiablée que créent les vieux succès du répertoire de Ju Kann, Cary s’amuse à observer cette faune qui se déhanche à la limite de la transe. Après deux chaleureuses accolades, il me dit avec son sourire désarmant : « Ça fait un bon moment que je t’observe. Je viens d’ailleurs de dire à Leslie : « Gade Eddy. Gade l byen. La p obsève pou l al ekri  (Regarde Eddy. Regarde-le bien. Il observe pour raconter ensuite) ".  Il avait en partie raison.

Rose-Anne Auguste, Eddy Cavé, Leslie Péan, Kettly Mars
(De la gauche vers la droite)
J’étais en effet plongé dans l’observation de cette foule habitée par une incontrôlable joie de vivre durant une période où l’insécurité inquiétait déjà. Absorbé surtout par l’observation des pas de danse que Filo exécutait sur la piste avec maîtrise et une rare élégance. Mais comment Cary pouvait-il prévoir qu’un jour j’aurais à relater par écrit le souvenir de cette soirée ? Intuition géniale ou perspicacité du chercheur qui, habitué à chercher sans trouver, trouve souvent sans devoir chercher ? Qui sait! Toujours est-il que cette soirée se déroule en boucle dans mes pensées depuis que j’ai appris le départ de Filo et que je me suis installé à l’écran pour ce témoignage.

En terminant cette page, je vois défiler les amis présents à cette soirée et qui ont fait depuis le grand voyage : Cary lui-même, parti pendant l’été 2017; Ricot Labrousse, rentré de Montréal et rencontré sur les lieux par pur hasard avec sa femme Carole;  mon cousin Boy Cavé, parti en 2015; Roger Nicolas, qui se remettait d’une longue maladie. Et au cœur du groupe, celui qui était pour moi la vedette de la soirée : Konpè Filo.  

De retour au Canada, j’ai pris l’habitude de suivre ses émissions à TELE GINEN, ce qui m’a permis de découvrir sa philosophie de la vie et la spiritualité qu’il pratiquait avec ferveur. Cela m’a en outre donné la possibilité d’entretenir dans l’éloignement et l’absence un souvenir qui aurait pu s‘éteindre de lui-même s’il ne s’agissait pas d’un homme au charisme peu commun et d’une stature exceptionnelle. Tout cela me donne aujourd’hui l’impression de ne l’avoir jamais perdu de vue.

Filo, tu seras toujours dans mes pensées!

Eddy Cavé,
Ottawa, ce 12 août 2020

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