Antoine Jean 24 juin 1920 -24 juin 2020 |
Un autre Hazel secoue la Grande-Anse. L'homme de Versailles s'est effacé. Il est parti, éteint, parti pour toujours. Les gens s’appellent, s’interpellent autour du départ de cette figure rassurante et crédible. L’atmosphère pesante morbide. Une réalité qui surprend tout le monde. Je veux en quelques mots saluer la réussite personnelle de cet homme d'engagement et d'action.
Ma vraie rencontre avec Antoine eut lieu il y a environ 30 ans,
alors qu’il était venu en tant que patient à la clinique de Miami. Une relation
sincère et spontanée s'est nouée dès l'instant. Je lui raconte mon entrée en
amour à Versailles. Ma première idylle avec cette femme assise à ma droite dont
la beauté m'a saisi. J'en étais affolé. Antoine, qui aime les ambiguïtés du
cœur humain, qui aime raconter, faire raconter, étaler, fouiller, l'homme
charmeur au verbe agile qui aime ces choses-là, me bombarde d'anecdotes
cocasses dont Versailles est la scène. Vite je découvre en cet homme une
attraction, un puits d'histoires. On prend rendez-vous chez sa nièce, puis
suivent des visites à répétition chez moi en Floride. Voilà le début d'une
relation de parenté, persistante, sincère, fidèle. De mutuelles affections
garanties, jurées.
Je l'invite à Montréal avec l'intention de réunir quelques amis
de Jérémie pour un B.B.Q. de retrouvailles et de vigueur. Seulement au bruit de
sa présence au Canada les cœurs étincellent et s'enflamment. D'autres groupes
veulent se partager Antoine. On décide alors d’une fête pour tous, à sa mesure,
au Château Champlain de Montréal. Le tapis rouge déroulé pour le distingué
visiteur. Une célébration joyeuse et optimiste, grandiose et intimiste. Le
bruit de la fête diffuse comme l'éther. La radio et la télévision en font écho
longtemps.
À son retour à Jérémie, Antoine n'a cessé de m'y inviter.
L'occasion s'est présentée lors des funérailles du Dr Pierre Mayas, l'ancien
préfet. Un défilé grandiose autour de la place Dumas. Je lui ai susurré qu'à
son enterrement ce sera pareil, processionnellement la ville le conduira au cimetière.
La Covid-19 en a décidé autrement.
Au cours d’entretiens interminables, il me conte tout depuis son
débarquement, pauvre et nu, dans la ville des poètes, son immersion dans le
milieu, ses rêves, ses réalisations. Enfin Versailles, son plus beau titre de
gloire,fait après tant d’obstacles vaincus, à force de sacrifices. Aucun autre
coin ne séduit aussi habilement. Il kidnappe le cœur.Ce n’était pas un ''Night
club''. Ce fut un cadre de référence, une structure sociale dans laquelle les
gens se situaient en tant qu’êtres humains, qu’individus, en dehors des
dualités, des chicanes de classes, des étiquettes, des présupposés tenaces qui
étaient une caractéristique de la ville de Jérémie. Par-delà des confessions
religieuses différentes, des niveaux de culture différents, un rapport
différent à la chose civile, publique, à l'école même, il érige une société
plurielle où les gens dansent, s'embrassent, débattent ensemble dans le respect
et la bienveillance. On y va également pour jouir de la fraîcheur de l’air, du
murmure des vagues, de la tombée du crépuscule. Il a fallu de l'émotion, de
l'effort, du jugement, une capacité d'adaptation aux milieux, au temps, à
l'histoire de la région. Un travail sublime.
Arrivé au sommet de la montagne il continue néanmoins de
grimper, donnant du travail et du pain au plus grand nombre possible
d’individus. Il s’investit dans le commerce, dans l'industrie, dans la
restauration, dans le domaine bancaire, touchant à tous les secteurs. Un homme
qui s'est construit, s'est libéré du poids du regard arbitraire de l'autre qui
a trop tendance à le déterminer.
“Yo di ke mwen se moun vini, disait-il, mais Jérémie est ma vraie patrie, ma maison. C'est là que le destin m'a donné rendez-vous ; c'est là que j'ai mûri“. Antoine était content d'avoir servi la région avec ce dynamisme, cette fougue et tant de zèle.
Aujourd'hui, c'est un puits de force qui s'en va. Une volonté
forte qui brise le destin. Une très haute figure de l’Haïtien.Quoique parvenu à
une aisance certaine, Antoine n'a jamais négligé ces visites discrètes auprès
des plus démunis, souvent à pied, dans des quartiers marqués par la misère et
l'indigence, faisant un geste candide de partage.
Antoine Jean, un visionnaire, un rêveur. Bref, une étoile qui
tombe.
Toute l'histoire de l'homme est faite de rêves. Les grands
progrès de l'humanité se sont accomplis parce que d'autres humains ont souhaité
une meilleure vie pour les autres et ont tout fait pour y parvenir.
Adieu Antoine. Partez en paix.
Vous partez, Immortel, dans le cœur de plusieurs générations de
Jérémiens !
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