Ottawa, ce 6 octobre 2018
PREMIÈRE DES CINQ PARTIES
Comme il a été annoncé la semaine dernière, je
commence aujourd’hui avec la première des cinq parties de ces Dialogues.
J’espère que vous nous tiendrez
compagnie tout au long de ce périple et que vous serez encore avec nous au port
de destination.
La genèse de ces Dialogues
Décembre 2007.
Cela fait 20 ans que je suis responsable des publications françaises à la
banque centrale du Canada. Dans le cadre de mes fonctions, je rédige une
feuille mensuelle intitulée «Écrivons sans bavures», dans laquelle j’expose le
fruit de mes réflexions sur la rédaction et sur les problèmes d’écriture en
général. Cela m’amène à me pencher tous les mois sur un sujet de mon choix et
me force à tout lire et relire d’un œil très critique.
À ce poste, je
place au premier rang de mes préoccupations la facilité avec laquelle nos
lecteurs doivent comprendre les textes que nous envoyons chaque mois à
l’imprimerie. Dans mes discussions et mes rencontres avec les auteurs des
textes à publier, je fais une observation pour le moins paradoxale : il
est beaucoup plus facile d’exprimer des idées complexes en écrivant des textes compliqués et difficiles à lire qu’en
rédigeant des textes clairs et simples.
En même temps, je
m’efforce surtout d’assurer l’uniformité des publications de la maison. C’est
dans ce but que je distribue en 1998 la première édition du Guide de rédaction
de la Banque du Canada. J’approfondis aussi ma réflexion sur les questions
pratiques de rédaction en milieu bilingue et je me rends compte graduellement
d’une réalité qui m’avait échappé
jusque-là : on rencontre tous les jours un tas de gens qui se disent être parfaitement
bilingues, mais très peu d’entre eux osent affirmer qu’ils maîtrisent
parfaitement le français ou l’anglais. Déroutant! En effet, comment peut-on manier
deux langues à la perfection et ne pas maîtriser l’une d’elles? Ou ni l’une ni
l’autre? C’est peut-être la modestie qui entre en jeu quand on en vient à
parler de sa langue maternelle!
Le bilinguisme créole-français en Haïti
Cette observation
m’amènera progressivement à examiner sous un jour nouveau certains problèmes du
bilinguisme créole-français en Haïti. Le paradoxe y est encore plus frappant.
Tous les Haïtiens scolarisés se présentent comme de parfaits bilingues
(créole-français), mais la plupart de ceux et celles qui ont terminé leurs
études avant la réforme Bernard de 1982 ne peuvent ni lire ni écrire le créole.
De même, un bon
pourcentage des élèves formés sous le régime Bernard, au début des années 1980,
ont de graves lacunes en français. C’est cette grave lacune de notre
enseignement qui fera dire à l’un de mes amis : « Je viens d’un pays
où l’on parle une langue que l’on écrit pas et où l’on écrit une langue que
l’on ne parle pas. »
Depuis, je me pose
sans cesse la question de savoir comment combler le fossé séparant ces deux
groupes. Un fossé qui se manifeste de manière parfois virulente dans les
échanges de vues et les polémiques des internautes des clubs de discussion.
La découverte du plain language américain
Durant des
vacances de rêve passées à Jérémie à l’été 2004, je lis à l’heure de la sieste
les derniers ouvrages américains achetés durant mon transit à Miami. Quelle
clarté! Quelle simplicité! Le plain language, que nous appelons en français le
langage clair et simple, s’est imposé aux États-Unis à un tel point qu’on ne
dénote plus sa présence. Qu’il apparaît même aux yeux de l’observateur peu
averti comme une manière naturelle d’écrire. Et pourtant, elle est le résultat
d’un effort conscient et d’un apprentissage laborieux!
En ce début du
nouveau millénaire, il a envahi la plupart des secteurs de l’édition des
États-Unis et est en train de faire des percées remarquables en Australie et,
au Canada anglais, en Colombie-Britannique. Assis à l’ombre d’un manguier, je me surprends
de temps à autre à penser à réécrire à la lumière des exigences du langage
clair et simple le Guide de rédaction dont j’ai déjà réalisé deux éditions pour
mon principal client d’Ottawa.
Les perceptions générales de la francophonie
Dans son ensemble,
le monde francophone me semble carrément
hostile à l’idée même du langage clair et simple. La France, l’Afrique
francophone, Haïti ne manifestent aucune ouverture d’esprit à cet égard, ce qui
tempère mon enthousiasme. Cela ne m’empêche toutefois pas d’en faire mon profit
à chaque page que j’écris ou que je révise avec mes clients.
Un tournant décisif
Au début de 2005, le
directeur général du Conseil des tribunaux administratifs canadiens (CTAC),
Arthur B. Trudeau, me fait part d’un ambitieux projet de promotion du langage
clair dans le domaine de la justice administrative au Canada. Ma participation
au projet consistera à traduire et à adapter en français les instruments de promotion du nouveau langage dans la pratique du droit administratif et à publier un certain nombre d'autres textes. L'occasion rêvée! Je fonce avec toute mon énergie dans le projet et nous publions coup sur coup deux ouvrages : L'alphabétisation et l'accès à la justice administrative au Canada en 2005 et Initiation à la justice administrative et au langage clair en 2007. Ma conversion au langage clair et simple était faite.
Comme le font René Depestre, de Jacmel, Dany
Laferrière, de Petit‑Goâve, et tant d’autres expatriés, je m’installe un matin
de pluie à ma table de travail, les yeux fixés sur une photo de ma ville natale
et je me mets à taper. Emporté par un tourbillon d’idées assez confuses au
départ, je commence à imaginer et à
rédiger un dialogue à saveur humoristique sur les mésaventures du langage clair
et simple en Haïti.
Jean-Claude Fignolé (1941 - 2016) |
Claude C. Pierre (1940 - 2016) |
Dans le monde de
mes proches, les réactions vont de l’enthousiasme modéré de mon vieux complice,
le professeur et académicien Claude C.
Pierre, à l’opposition radicale et sans
nuances de mon ami d’enfance et romancier
Jean-Claude Fignolé, de l’école spiraliste.
Tandis que le
premier partage mes idées sur le sujet et pense déjà à leur transposition dans l’écriture créole, le second s’en tient
à Boileau. Pour lui Boileau a déjà tout dit sur cette question, et mes idées ne
peuvent être qu’un dangereux carcan pour la créativité. Devant le peu d’intérêt
que suscite le sujet dans le monde de mes proches, je lui inflige le supplice bien connu du
tiroir. Il y restera cinq ans.
Bien que les deux
points de vue de ces deux références dans le domaine semblent irréconciliables,
ils s’expliquent très facilement et sont conformes à la logique du langage
clair et simple. En tant que professeur
de linguistique et poète engagé, Claude Pierre aborde l’écriture sous l’angle
de l’efficacité de la communication, donc du langage clair. De son côté,
Jean-Claude Fignolé privilégie la considération esthétique quand il aborde le
roman, ce qui est un choix personnel tout à fait compréhensible.
Je lui fais
remarquer que, quand il écrit dans les journaux ou communique avec les citoyens
de sa municipalité, c’est en langage clair et simple qu’il le fait; et son message
passe très bien. Sa mort soudaine en juillet 2016 a malheureusement interrompu
un dialogue qui devenait de plus en plus fructueux. Parti deux semaines avant
lui, Claude Pierre n’a pas pu, de son côté, terminer la traduction-adaptation créole du Langage clair et simple, un passage
obligé entreprise avec un de ses étudiants.
De retour au sujet. Au début de 2009,
je me lance dans une passionnante aventure de préservation de la mémoire
en rédigeant le premier tome de « De mémoire de Jérémien » dont chacune des pages porte l’empreinte de ce nouveau credo. Dans les
commentaires que je reçois de mes lecteurs, il y a toujours un mot sur la
clarté du style et la simplicité du langage. Le moment était venu de déterrer et de ressusciter les
Dialogues.
Eddy Cavé eddycave@hotmail.com
(Fin de la
première partie)
Eddy Cavé eddycave@hotmail.com
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