Ottawa, le 18 décembre 2020
Par Eddy Cavé
Jean Alcide (À l’âge mûr, à New York) |
Au début des années 1960, il y avait à
Jérémie trois figures particulièrement attachantes que, par
une affection fortement teintée de civilité, la population avait pris
l’habitude d’appeler Mèt. C’étaient Mèt Fé, Mèt Emil et Mèt Jan.
On l’aura deviné, le premier, c’était le flamboyant et redoutable avocat
Félix Philantrope, le deuxième, le pittoresque poète et auteur de Marabout
de mon cœur et du Caïman étoilé. Le troisième, c’était le professeur Jean
Alcide. Certes, il y avait d’autres mèt dans la ville et même
beaucoup d’autres, mais c’était plutôt des mèt au sens français de
« maître », réservé théoriquement aux avocats, aux notaires, aux
professeurs de lycée. Mais, dans mes souvenirs du moins, l’appellation de mèt accolée
aux prénoms de ces trois Jérémiens de mon temps comportait une charge affective
que je ne trouve pas dans la plupart des autres utilisations de ce mot et de
son frère jumeau « maître».
Comme Mèt Fé et comme Mèt
Emil, Mèt Jan était spécial. Et les marchandes du Carré La Place, comme
les badauds de la ville entière et ses amis l’appelaient indifféremment Mèt
Jan ou Jan-Alsid, comme si le court prénom Jean était
incompatible avec les dimensions du personnage. Au propre et au figuré.
La nouvelle du décès de mon grand ami Jean Alcide est tombée dans la soirée du vendredi 18 décembre en cours et elle m’a naturellement causé une profonde tristesse. Depuis que j’ai commencé à limiter mes déplacements, je l’ai rarement revu. Dans les dernières années, je l’ai même perdu de vue. C’est donc par amis interposés et par le téléphone que la grande amitié qui nous unissait s’est entretenue au fil des quelque dix dernières années.
Photo (De Mémoire de Jérémien d'Eddy Cavé) |
Au début des années soixante, où j’ai commencé ma carrière d’employé de banque, Mèt Jan et moi appartenions au cercle des amis qui se rencontraient tous les jours ou presque et faisaient un tas d’activités ensemble : plage, sports, lodyans, musique, pique-niques dansants, etc. Cette génération s’est graduellement éteinte, ce qui avait vite fait de nous des survivants. Après les départs de Jean Martineau, Gérard Noël, Willy Verrier, Toussaint et Gérard Thémistocle Léonidas, Yvan Philoctète, Harry Lestage, Agnus Alexis, Mercier Jusma, Xavier Benjamin, et j’en passe, il ne restait plus que trois survivants dans le cercle des réguliers de la Galerie Gérard Noël : Mèt Jan, Cécil Philantrope et moi. C’est pour cette raison que Cécil m’a téléphoné dans les minutes qui ont suivi l’annonce du décès pour me dire que j’étais tout désigné pour allumer le premier cierge marquant le départ de ce grand frère pour l’au-delà. De cet ami irremplaçable et du grand bonhomme qu’a été Jean-Alcide.
En ce début des années soixante, notre
point de chute à tous était la galerie du cabinet d’avocat de Gérard Noël
(photo-ci-dessous), situé à un des coins de la Place Dumas, entre la cathédrale
Saint-Louis, le temple adventiste et le ciné Fox. Que ce soit pour aller au
cinéma, pour tuer le temps, changer d’air ou simplement regarder les passants,
nous nous voyons tous les jours une fois libérés des corvées journalières du
boulot. Jean enseignait l’espagnol à l’École Professionnelle de La
Source. Cécil était directeur de l’École de Numéro Deux et moi caissier
débutant à la Banque Nationale.
Le coin inférieur droit était notre point de rencontre |
Quand je pense aujourd’hui aux belles
années que nous avons pu vivre à Jérémie ce début des années soixante, je me
demande s’il était vraiment nécessaire de s’expatrier pour connaître le
mieux-être et les avantages incontestables que nous a réservés l’exil
volontaire… Mais, c’est vrai aussi qu’il y avait également beaucoup
d’ombres au tableau…
Quand, en 1964, je décide d’aller
poursuivre mes études en banque et en économie à l’étranger, j’opte pour le
Chili sous les conseils de Louis Lamothe, de l’Institut Lope de Vega. Mais je
ne connais pas un mot d’espagnol. Mes deux premiers professeurs seront Mèt
Emil et Mèt Jan. Le premier me donnait ses cours durant de
longues promenades à La Pointe ou sur le wharf, où nous discutions davantage de
poésie créole que de verbes irréguliers espagnols. Quant à Mèt Jan, il
venait à la maison le soir et on s’installait au balcon transformé en salle de
cours pour la circonstance.
Jean Alcide (durant sa retraite en Floride) |
Excellent professeur, Mèt
Jan avait adapté en espagnol la méthode du professeur d’anglais
Amiclé Beaugé, et son enseignement était très méthodique. J’ai beaucoup appris
en très peu de temps avec lui, mais là encore, les cours étaient toujours mwatyé
panyòl, mwatye lodyans. Ma pauvre mère, qui nous apportait chaque fois une
collation, était désespérée de me voir si peu motivé, mais les
choses sont finalement bien passées. À ma grande satisfaction et à
celle de Mèt Jan. Maintenant que les connaissances qu’il m’a inculquées en
espagnol se sont fondues dans celles acquises au pays d’accueil, ce que je
retiens de plus des années passées aux côtés de Mèt Jean, ce sont
plutôt ses leçons de vie.
La première leçon que je garde de nos
années d’amitié a trait à sa vision de la vie en général. Mèt Jan voyait
dans la vie sur terre un passage où il fallait, à la manière de Rudyard
Kipling, « accepter d’un même front la victoire et la défaite ». Sa
bonne humeur et sa sagesse étaient permanentes, ce qui pouvait donner à ce
colosse des allures de perpétuel ado. Je ne l’ai jamais vu ni en colère ni en
proie à une tristesse quelconque. Toujours souriant, prêt à tendre une main
généreuse à qui que ce soit, prêt à se redresser à chaque chute. Sa
persévérance dans les sports fera de lui le plus bel athlète de tous les temps
de la ville. Comédien à ses heures, il n’hésitait pas, malgré un léger
bégaiement, à prendre le micro dans les circonstances les plus
variées pour créer de l’animation.
Lors de la création de l’orchestre Jérémia vers1960, Joe Bontemps désespère presque de trouver un trompettiste :
-- Mèt
Jean : Ou konn jwe trompèt ?
--Non, men mwen
kab aprann.
Mèt Jan se mit tout de suite au solfège et à la trompette. À la sortie du groupe, il faisait partie de la ligne des cuivres avec Jeannot Magloire et les saxophonistes.
Des leçons de sagesse qu’il m’a données et que je n’ai jamais pu suivre, l’une des plus importantes était celle relative à la gestion du budget personnel : « Eddy, me disait-il, tu ne devrais jamais dépenser une seule gourde avant de l’avoir gagnée et encaissée. Méfies-toi du crédit comme de la peste. »
Après avoir acheté au comptant, du
père Lebreton, sa première moto, Jean voulait s’acheter une belle
voiture. Je l’ai vu économiser la plus grande partie de son chèque mensuel
jusqu’au jour où il accumula l’intégralité du montant visé. Ce
jour-là, il a vidé en ma présence son compte de banque et il s’est présenté
chez Clara Rey avec une enveloppe pleine de billets de 100 gourdes pour acheter
la jolie Chevrolet noire de cette dame. Une voiture à l’état neuf
qui n’avait jamais quitté les limites de la ville.
À mon avis, la plus grande qualité de
Mèt Jan, c’était le sens de l’autodérision. Impossible de raconter des blagues
sur Jean Alcide, car il est toujours le premier à rire de lui-même. Le soir de
l’achat de cette voiture, il stationne en face de la galerie Gérard Noël et
descend de l’auto en se tordant de rire. En traversant le marché
pour nous retrouver, il venait de se faire interpeler par une marchande qui lui
cria :
Jan Madan Aréyis,
sé pa oto Klara Ré a? Sa wap fè ladan?
Du même souffle, il répond :
Non frekan. Pa pèmèt ou. Koul ye a, se auto pam. Mwen fenk achte l pou twa
mil pias.
Dans le contexte de la société
jérémienne de l’époque, la revendeuse du marché ne pouvait pas imaginer Jean
Alcide faisant une balade dans la voiture de cette aristo aux cheveux platine
qu’était Clara Rey. Et elle ne cacha pas son étonnement. Comble d’ironie,
elle interpella Mèt Jan comme « le fils de Madame Aréus » et non
par son nom Jean Alcide. Cela l’amusa au plus haut point et il raconta cette
blague pendant des semaines. Aujourd’hui, je suis peut-être un des rares amis à
s’en souvenir.
Une autre leçon de Mèt Jan a trait à
l’indépendance de son jugement et à une certaine imperméabilité au milieu
ambiant dans le contexte de l’émigration. Arrivé aux États-Unis vers 1966, Jean
continua à vivre comme à Jérémie, travaillant avec discipline et acharnement et
refusant toutes les offres de crédit. À l’époque la Volkswagen de base se
vendait 2500 dollars. Un samedi matin, Jean se présente chez un concessionnaire
avec ce montant pour en acheter une et il veut la payer en billets verts qu’il
a en poche. Le vendeur a beau lui expliquer que le prix de base affiché est un
prix théorique et qu’il y a toujours une option, la radio par exemple et qu’il
y a aussi des facilités de paiement. Il est inflexible : « Je veux le
modèle de base. Une manuelle, sans radio et sans option. Voici mon
argent ». On finit par lui en trouver une et il la remplacera chaque année
par le nouveau modèle, se dispensant de toutes les tracasseries de l’entretien.
Je dois avouer que je l’ai vu triste,
au moins une fois. C’était juste après la mort de Belger Tabuteau,
vers 1963. Fervent de la bòlèt, Jean était réputé avoir « la tête
juste » et gagnait souvent à cette loterie. Cette nuit-là, nous
raconte-t-il, il voit Belger en songe et ils se mettent à parler. Mais l’ami
défunt a l’air pressé et il lui dit brusquement : Mèt Jan,
mwen pati an katastròf. Al di manman m pou l jwe tel nimero nan bòlèt.
Réveillé en sursaut, Mèt Jan écrit
le numéro et se rendort. Au réveil, il se rend chez la mère Tabuteau, qui est
en larmes et au bord du désespoir. Dans l’atmosphère de veillée mortuaire qui
règne dans la maison, il n’a pas le courage de la déranger pour lui parler de
borlette et, après de nombreuses hésitations, il repart en direction de notre
point de chute. Comme d’habitude, Jean a au moins deux billets de
50 gourdes dans son portefeuille, et il décide de s’en défaire. Il
s’arrête donc à chaque marchand de loterie et s’empiffre de ce numéro et du
revers. Ce jour-là, il achète non seulement à la loterie traditionnelle, mais à
toutes les rafles annoncées sur son passage : radios à
transistors, dont c’était la mode, des poules, des dindes, des
cabris, que sais-je encore? Le lendemain matin, il est
tranquillement assis sur son perron quand les gens
défilèrent pour lui apporter l’argent et les objets gagnés… Quand on pense que
le premier lot était égal à 50 fois la valeur de la mise, on peut imaginer
sa joie ce jour-là.
Naturellement, il avait raconté le
rêve à la blague sur la galerie et tout le monde en avait ri.
Mais le bruit courut dans toute la ville que le numéro lui avait été
donné en songe pour la mère Tabuteau et qu’il avait omis de transmettre le
message. Il en sortit profondément attristé.
Mon très cher Jean, mes meilleurs souvenirs t’accompagnent dans ton trajet vers l’éternité. Je n’oublierai jamais la contribution que tu as apportée à mes études; les leçons de sagesse que tu m’as prodiguées; le long voyage que tu as fait de New York jusqu’à Ottawa pour me visiter en 1972; mes séjours à New York en la résidence familiale en compagnie d’Yvonne, Tante So, de Grand’Mère Cédieu et de Louly. Les gâteries dont vous tous m’avez comblé durant mes fréquents voyages à East New York où vous habitiez. Je garde aussi un excellent souvenir de mes visites dans le South West de Miami où la famille s’est installée pour une paisible retraite dans un climat qui rappelle beaucoup celui de notre enfance… Mes meilleures pensées les accompagnent dans cette dure épreuve.
Dans le bel âge, toi et moi, nous nous
sommes remis au solfège et nous nous sommes convertis au piano électronique.
Cette petite merveille dont mon ami Joe Jacques m’a dit un jour, avec l’humour
qu’on lui connait, que le synthétiseur, c’était la musique mise à la portée des
paresseux et des sous doués de la musique. J’ai découvert en cours
de route qu’il n’avait pas tort !
Mèt Jean, je penserai toujours à
toi, en particulier en pianotant durant les jours de pluie où l’on
s’ennuie ici à mourir. Un exutoire extraordinaire!
Que ton âme repose en
paix!
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