(Première de deux parties)
Dans la première partie de cet article, l’auteur de De mémoire de Jérémien, un ancien cadre de la Banque Nationale de la
République d’Haïti, examine, à la lumière de ses souvenirs, les questions liées
à la double circulation monétaire pratiquée en Haïti depuis près d’un siècle. La
deuxième partie contient un rappel de quelques notions économiques de base et
un aperçu des solutions qui s’imposent.
Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com
Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com
Ottawa, ce lundi 5 mars 2018
Je viens de lire avec autant d’étonnement que d’appréhension l’arrêté du
président Jovenel Moïse déclarant en son article 2, que la gourde la seule monnaie ayant cours sur le territoire national.
Ce libellé ne peut manquer d’étonner quand on sait qu’Haïti pratique un régime de
liberté absolue des changes depuis plus d‘un siècle et qu’il n’y avait aucun
débat sur ce sujet. Avant de tenter la moindre analyse de la mesure, je me crois forcé de
faire l’hypothèse que les rédacteurs du texte voulaient désigner « le cours légal » et que l’adjectif légal, d’importance capitale
ici, a accidentellement disparu du texte final. Si, en revanche, le libellé de
l’article était intentionnel, il faudrait penser que l’idée d’un cours forcé a été au moins
envisagée comme porte de sortie éventuelle à des scénarios extrêmes, ce qui
serait tout aussi plus grave.
Cela dit, la publication de cet arrêté m’aurait comblé de joie en d’autres temps et dans d’autres circonstances, car l’objectif poursuivi est en tout point conforme aux idées que je préconisais déjà à la fin des années 1960. J’occupais alors un poste d’économiste-statisticien au département de La Statistique et des Études Économiques de la Banque Nationale, la BNRH, et je pensais dur comme fer qu’il fallait réglementer ou même contrôler le marché des changes. Aujourd’hui, la lecture de cet arrêté produit chez moi l’effet contraire : la mesure vient trop tard dans un monde trop vieux et semble avoir été adoptée dans l’improvisation, à la va-vite et n’augure rien de positif.
Des souvenirs difficiles à
repousser
Depuis que j’ai commencé une fascinante opération de préservation de la
mémoire avec la rédaction du premier tome de De mémoire de Jérémien, ma boîte à souvenirs s’ouvre toute seule
chaque fois que je reçois une très bonne ou une très mauvaise nouvelle. Je
m’installe alors devant mon ordinateur et je me plonge dans le vécu de la
période concernée. Cela s’est produit
vendredi dernier après la lecture de l’Arrêté Moïse, et les images de mes
débuts dans la banque centrale se sont mises à déferler dans ma mémoire. Que
d’espoirs déçus! Que d’amis et de collègues disparus en cours de route! Que de
souvenirs qui risquent de s’évanouir dans la mémoire collective!
Recevant le diplôme d'études bancaires des mains du directeur Hermann Max et un prix d'excellence du Secrétaire de l'Institut. |
Mars 1966. Je me revois d’abord à la Banque centrale du Chili où je
participe au programme de formation de
l’Institut d’études bancaires Guillermo Subercaseaux. Un matin, le professeur d’économie monétaire, M. Hermann
Max, que tout le monde appelait Doctor Max, affirme sans ambages que les trois monnaies les plus stables de
l’Amérique latine sont le peso mexicain, le peso colombien et la gourde haïtienne. Dans le cas du Mexique et de la Colombie, la belle tenue de la
monnaie nationale s’explique, à son avis,
par le dynamisme de l’économie en particulier, tandis qu’en Haïti ce
résultat est plutôt un indice de la stagnation de l’activité économique.
Gustav Cassel |
Ce jour-là, l’illustre économiste chilien d’origine allemande, qui
savait de quoi il parlait en traitant de l’inflation, ne faisait pas seulement
référence au taux de change, mais aussi au pouvoir d’achat interne de ces
monnaies. Deux données toujours examinées en parallèle à cette époque où la
théorie de la parité des pouvoirs d’achat de l’économiste suédois du 19e
siècle Gustav Cassel domine encore la réflexion sur les questions économiques
internationales. Je devais me rendre
compte de la justesse du commentaire d’Herman Max durant un voyage particulièrement instructif en
Colombie et au Mexique. Aux taux de change en vigueur, on pouvait
alors se procurer, avec l’équivalent d’un dollar, un panier de biens et
services comparable à celui de la ménagère des États-Unis. À la différence
qu’il était beaucoup mieux rempli.
À mon retour à Port-au-Prince en 1967, je fais le même constat : la
course de taxi est encore de 50 centimes, comme en 1949, l’année du
Bicentenaire de Port-au-Prince; le billet d’entrée au cinéma, de 1
ou 2 gourdes, selon la salle. Le gallon d’essence coûte toujours 2,50
gourdes; un paquet de cigarettes
Splendid, 1 gourde. Et le taux de change de 5 gourdes pour 1 dollar
est le même qu’en 1919, l’année de la
Convention établissant la parité fixe de la gourde. Sans aucun doute, la stagnation de l’économie
a facilité cette stabilité des prix, mais on ne saurait oublier un autre
élément d’une grande importance : la disposition de la Convention fixant
un plafond à l’émission monétaire et obligeant la BNRH à maintenir en tout
temps une réserve en or et en monnaies fortes équivalant à 30% de son
passif-émission.
La BNRH,l'actuelle Banque Nationale de crédit dans les années 1950. (Photo Archives Eddy Cavé ). |
Même si la discipline monétaire imposée par cette disposition n’a pas
toujours été rigoureusement observée, elle avait contribué jusque-là à contenir
la croissance de la masse monétaire, à assurer la stabilité des prix et à
maintenir une certaine parité des pouvoirs d’achat. En l’absence de stimulants
efficaces et d’un climat politique rassurant, l’appareil de production s’était,
de son côté, maintenu dans un immobilisme proche de la léthargie. De juillet
1967 à mars 1968, je travaille à titre
d’inspecteur adjoint au département de Contrôle de la BNRH, où je suis affecté au suivi du compte à la Chase
Manhattan Bank, sur lequel la BNRH tire
un gros volume de chèques en devises. Mon collègue Fito Hyacinthe, qui a son
bureau à côté du mien, s’occupe du compte à la First National City Bank of New
York, la FNCB. À ce poste d’observation, nous avons une vue directe sur le
chemin que prennent les chèques en devises émis chaque jour par la BNRH au taux
de change fixe de 5 gourdes pour 1 dollar. Un vrai scandale aux yeux du
jeune cadre que j’étais et qui revenait d’un stage à la Banque centrale du
Chili, qui gérait un contrôle des changes
de manière méthodique et efficace. Qui orientait en priorité les devises
du pays vers l’importation de biens d’équipement et d’intrants essentiels à la
croissance économique. Chez nous, c’était au contraire la liberté totale des
changes en l’absence de toute conscience nationale. Un fort pourcentage des
chèques en dollars achetés sur place était déposé dans des comptes personnels
tenus à l’étranger et nous était retourné tous les mois, avec les autres
bien-entendu, aux fins de conciliation des données. Je ne resterai que six mois
à ce poste.
Au cœur des problèmes de la
gourde
À la mi-janvier 1968, je passais au département de la Statistique et des
Études Économiques, où je serai
responsable, dans un premier temps, de la préparation des bilans consolidés du
système bancaire et monétaire, puis de la tenue des statistiques de la dette
publique. Dès ma première journée à mon nouveau poste, je découvre l’état
catastrophique des réserves de change et je m’affole presque en pensant aux
correctifs à apporter. Non seulement le coefficient des réserves-encaisse prévu
dans l’Accord de 1919 n’est pas respecté, mais le chiffre des engagements
en devises de la BNRH est de loin supérieur à celui des avoirs, de sorte que le
montant net de notre réserve-encaisse est négatif. Autrement dit, le pays n’a plus de réserves nettes de liquidités internationales,
et la gourde n’a aucune assise monétaire.
Antonio André, Ex PDG de la Banque Centrale. |
Les
correctifs à adopter me semblent évidents, même si, dans le contexte de la
dictature de François Duvalier, le pari est très risqué : intervention
énergique de l’État; adoption d’une législation bancaire bien adaptée aux
réalités et aux besoins du pays; création d’un organisme de supervision des
banques privées; institution d’un contrôle des changes, etc. Le FMI avait alors
placé à la BNRH un représentant à
demeure qui veillait au grain, mais il passait le plus clair de son temps à se
bagarrer avec le gouverneur de la Banque, Antonio André, et avec Clovis Désinor, le ministre des
Finances. Deux hommes forts qui ne s’entendaient pas et qui ont dominé les
pratiques monétaires, fiscales et budgétaires de leur époque.
Clovis Désinor, le redouté ministre des Finances. |
Dans les semaines et les mois qui suivent, la question de la double
circulation monétaire revient continuellement dans les discussions avec mes
collègues et avec mes supérieurs hiérarchiques. J’étais alors convaincu que
l’attitude d’insouciance tranquille adoptée par les autorités monétaires du
pays face à une gourde menacée d’effondrement était de nature à conduire le
pays vers la catastrophe, à moyen ou à long terme.
Sorti des laboratoires d’expérimentation de stratégies de développement
économique et de politique commerciale d’Amérique latine, je voyais le contrôle
des changes au moins comme une avenue prometteuse à explorer. Mais le PDG de l’institution
refusait même d’en entendre parler. Ce banquier de gros calibre formé sous la
première occupation américaine défendait aveuglément l’orthodoxie du Fonds
monétaire international (FMI) et se battait sur tous les fronts pour colmater
les brèches. En outre, il était seul maître à bord dans un milieu où la
collégialité de la prise de décision est partout ailleurs une exigence
fondamentale. Sans parler de ses conflits incessants avec le ministre des
Finances et avec le deuxième personnage de la hiérarchie de la Banque, le
vice-président Vilfort Beauvoir.
Au sujet de la mauvaise santé de la gourde, les signes avant-coureurs de
la crise étaient toutefois apparus dès l’été 1967. La FNCB et la Chase, les
deux principales banques correspondantes de la BNRH, avaient alors pris
l’habitude de retourner, pour insuffisance de provision, des chèques tirés par
cette dernière sur leurs caisses, même
pour des montants dérisoires d’une centaine de dollars. Au lieu de prendre
le taureau par les cornes et d’adopter les mesures radicales qui s’imposaient,
les autorités monétaires préférèrent recourir à des expédients. C’est ainsi que
la BNRH décida de ne vendre des chèques sur l’étranger qu’après vérification de sa marge disponible
à la FNCB ou à la Chase. Cela devait se faire chaque jour à la fermeture des
opérations et prolongeait la durée des opérations ordinaires de vente de
change.
Dans la pratique, les parents haïtiens ayant des enfants aux études à
l’étranger devaient, dans un premier temps, déposer une demande d’achat de
change à la Banque, puis revenir le lendemain ou le surlendemain pour l’achat
effectif du chèque. La formalité et le dérangement étaient les mêmes pour les
gros montants et pour tous les agents économiques, du simple particulier ayant
un paiement à effectuer à l’étranger jusqu’aux importateurs. Dans le même
temps, les exportateurs avaient la pleine jouissance de leurs devises et les
plaçaient même à l’étranger en toute quiétude. Aucune disposition, légale ou
autre, ne les obligeait par exemple à rapatrier leurs profits, ce qui était une
pratique courante en Amérique latine.
L’autre bouée de sauvetage était le recours aux crédits Stand-By du FMI.
Mais les réserves de devises étaient si faibles que la Banque dut trouver
d’autres moyens de les renflouer. Avec la masse de billets verts que la
première vague d’expatriés travaillant dans les Bahamas envoyait dans le
Nord-Ouest pour l’entretien de leurs familles, la succursale de Port-de-Paix devint
pour nous une source de devises. Elle prit ainsi le relais des grands hôtels et
autres fournisseurs de devises de Port-au-Prince, envoyant ses excédents au
siège social par le camion blindé de la Banque.
Au fil des ans, le problème s’est
atténué avec les concours reçus du FMI
et on a même pu avoir l’impression qu’il
s’était réglé de lui-même à la mort de François Duvalier. Une fois rouvertes
les vannes de l’aide étrangère, après l’accession de Jean-Claude Duvalier au pouvoir, les
mauvaises habitudes associées à la circulation parallèle de la gourde et du
dollar reprirent de plus belle. Dans le sillage de la décision prise par
Richard Nixon à l’été 1971 de détacher le dollar de l’or et après l’abandon graduel du régime des parités fixes
institué à Bretton Woods, on a vu apparaître, dans le taux de change de la gourde, une décote de quelques points de
pourcentage qui n’a jamais cessé de croître depuis.
Un pas en avant, deux pas en
arrière
Dans le brassage d’idées provoqué dans le monde entier par
l’effondrement du régime des parités fixes au début des années 1970, des voix
se sont élevées en Haïti pour dénoncer notamment la double circulation du
dollar et de la gourde. En 1974, l’ancien
économiste en chef de la BNRH Serge Fourcand, devenu ministre du Commerce
et de l’Industrie, proposait au
gouvernement un audacieux projet de désarrimage de la gourde au dollar. Le tout-puissant
PDG de la BNRH s’y opposa vigoureusement, et le projet fut tué dans
l’œuf. Non seulement ce farouche
partisan de la complète liberté des changes en Haïti n’a jamais accepté, durant
ses mandats successifs, que la BNRH remette en cause la soumission totale d’Haïti au FMI, la double circulation
monétaire et la parité fixe de 5 pour 1, il a jusqu’à sa mort entraîné dans son
sillage tous les jeunes gouverneurs qui sollicitaient ses lumières. Serge Fourcand Lesly Delatour deux technocrates d'une nouvelle génération, aux idées diamétralement opposées. |
Après le renversement de
Jean-Claude Duvalier1986, l’arrivée de l’économiste Lesly Delatour, de l’École
de Chicago, à la tête du ministère des Finances, puis de la Banque de la
République d’Haïti, viendra renforcer considérablement les lignes de défense du
libéralisme économique en Haïti. À la fin de son mandat de gouverneur en
décembre 1997, j’ai participé, en qualité de rédacteur-conseil, à la production
de son dernier Rapport annuel. Parmi
les sujets qui revenaient le plus souvent dans les discussions tenues en marge
de la rédaction de ce document, il y avait la bidonvilisation de Port-au-Prince
et la dollarisation de l’économie haïtienne. Si le premier problème ne relevait
pas de sa compétence du gouverneur, Leslie Delatour a de toute évidence
contribué à aggraver le second. Aujourd’hui que l’économie haïtienne est
dollarisée à 63 %, la politique inaugurée avec l’Arrêté Jovenel Moïse
devra commencer par viser une dédollarisation
au moins partielle et progressive de l’économie. Reste à savoir si
l’équipe actuelle a les compétences, moyens, le courage, la détermination et
les appuis nécessaires pour réaliser ce périlleux exercice.
Dans le climat d’optimisme mesuré de l’après-Duvalier père, la
conjoncture favorable des prix des matières premières et la reprise de l’aide
extérieure, l’implantation des premières industries d’assemblage et un certain
renouveau du tourisme, la tentative de réglementation du marché des changes
avait quelques chances de succès en 1974. Mais l’expérience n’ayant pas été
tentée, il ne sert à rien de s’y attarder. Toutefois, les choses se sont
tellement détériorées depuis et la publication de l’Arrêté a été accueillie par
les milieux financiers avec tant de
froideur qu’il est permis de douter que le projet de circulation exclusive de
la gourde puisse être mené harmonieusement à bon port. D’où peut-être
l’utilité, recherchée ou non, de la formulation de l’article 2 qui dispose :
« La gourde est la seule monnaie qui a cours dans le pays.» (Å
suivre)
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