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Wednesday, March 14, 2018

Les problèmes de la gourde haïtienne dans les souvenirs du Jérémien

Deuxième  partie

Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com   



Ottawa, ce jeudi 8mars 2018
   

Dans la  première partie de l’article, l’auteur a  effectué un survol rapide des problèmes de la gourde que qu’il a observés dans le cadre de ses fonctions à  la Banque Nationale de la République d’Haïti, la BNRH, entre  1967 et 1970.  Dans cette deuxième partie, il effectue un rappel de quelques notions générales sur la monnaie et les changes, puis il aborde à vol d’oiseau quelques-uns des problèmes que pose l’abolition de la liberté absolue des changes en Haïti.

Le complexe ultramoderne de la Banque de
la République d'Haïti à la rue du Quai.         
Dans la confusion généralisée provoquée par la publication surprise de l’Arrêté Jovenel Moïse faisant de la gourde « la seule monnaie qui a cours dans le pays »,  il me paraît utile de rappeler ici quelques notions économiques de base et de lancer, sans prétention aucune, quelques idées dans le débat passionné qui s’annonce entre les partisans et adversaires de la mesure. L’idée de la circulation unique de la gourde sur le territoire national n’est en rien une nouveauté. Tout en étant conscient de ses limites et de ses dangers, je la préconisais déjà comme un moindre mal en 1968 quand je travaillais au Études économiques  à la BNRH. Je la voyais alors assortie d’une forme de contrôle de change préparée, méthodique et concertée. En déclarant, en son article 2, que « la gourde est la seule monnaie qui a cours dans le pays », l’Arrêté Jovenel Moïse du 28 février 2018 ouvre une boîte de Pandore et me semble davantage créer des problèmes que d’apporter des solutions.

Un rappel de quelques  notions générales sur le sujet
La monnaie
D’abord,  c’est quoi la monnaie et quels sont ses liens avec le niveau des prix en général et le taux de change en particulier? Selon une des définitions les plus courantes, la monnaie est une marchandise universelle qui sert d’intermédiaire dans les échanges. Elle a un pouvoir d’achat  intérieur qui varie en sens inverse de l’évolution des prix et elle se vend sur les marchés internationaux au prix, fixe ou variable, qu’est le taux de change. Sa valeur reflète à la fois le volume des biens et services qu’elle permet d’acheter sur le marché intérieur et la quantité de devises étrangères qu’elle procure par le biais du taux de change. Quand les prix intérieurs augmentent, le pouvoir d’achat de la monnaie diminue,  de sorte qu’il faut davantage d’unités de la monnaie nationale pour acheter une même quantité de biens et services, ainsi qu’une unité de monnaie étrangère. Quand la hausse des prix dépasse un certain seuil, on parle d’inflation. Dans le scénario inverse, la chute des prix, on parle de déflation.

Le taux de change
Et le taux de change, c’est quoi?  C’est, sur une base unitaire, la quantité de monnaie nationale qu’il faut débourser pour acheter une unité de devise étrangère, le dollar par exemple. Quand tous les prix augmentent  dans l’économie et que le prix de la devise étrangère, le taux de change, reste stable, la devise étrangère devient la marchandise la moins chère  disponible sur le marché. Dans les conjonctures d’instabilité économique et politique, les agents économiques se ruent sur elle, et les réserves de la banque centrale stagnent, diminuent  ou s’épuisent même. À la limite, ce phénomène peut priver le pays  des moyens nécessaires au financement de son développement. Durant les années 1960, cela s’est produit dans la plupart des pays d’Amérique latine qui ont institué le contrôle des changes en dérogeant aux prescriptions du Fonds monétaire en la matière. 

Pierre-Paul Shweitzer Dir. gén. du FMI et Eddy Cavé
à Washington en 1969.                                                
Je me rappelle avoir eu, en 1968, à expliquer à une délégation du FMI de passage à Port-au-Prince un certain nombre de  mesures sans gravité aucune prises par Haïti pour pallier la rareté du dollar et pour stimuler la production d’articles de consommation locale comme la patte de tomates, les allumettes, la cire à chaussures. Pour avoir étudié la méthodologie de la balance des paiements à l’Institut du FMI à Washington et les stratégies de politique commerciale à la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) à Santiago du Chili, je savais que ces mesures étaient largement appliquées dans les pays en développement et faisaient partie de la marge de manœuvre dont disposent les États souverains pour assurer leur croissance. Quelle absurdité!

La double circulation monétaire
SirThomas Gresham
1519 - 1579
Ce phénomène a été examiné dès le 16e siècle par le financier britannique Thomas Gresham qui en a exposé les méfaits dans sa fameuse loi : « La mauvaise monnaie chasse la bonne.»  Dans la pratique, lorsque deux monnaies circulent simultanément sous un régime de taux de change fixe, les agents économiques se défont tout naturellement de la moins forte des deux et ils utilisent la plus forte comme instrument de thésaurisation ou  d’épargne. Plus de quatre siècles après avoir été formulée, cette découverte de Gresham demeure d’une étonnante actualité.  La solution la plus courante aux  problèmes de ce type est l’abolition de la double circulation et l’adoption de son antidote, le contrôle des changes.  Plus facile à dire qu’à faire.

En reliant les deux sujets que nous venons d’aborder, nous voyons que  la monnaie, étant une marchandise comme une autre, son prix doit suivre celui de l’ensemble des autres prix, qui est mesuré par l’indice des prix à la consommation. Cela tempère au moins l’attrait de la devise étrangère comme valeur refuge et ralentit le processus d’épuisement des réserves de la Banque centrale. Et comme les agents économiques n’effectuent pas nécessairement leurs transactions dans l’optique des intérêts nationaux ou du bien commun, l’État est en quelque sorte forcé de recourir à la coercition des lois et des règlements pour poursuivre ses objectifs de stabilisation des prix et du taux de change et de protection des réserves de change du pays.  La presque totalité des études réalisées sur les stratégies de développement adoptées en Amérique latine après la Deuxième Guerre mondiale confirment cette assertion. Haïti a été une des exceptions notoires. Il est peut-être temps de corriger les errements commis, mais cela ne peut pas se faire de n’importe quelle façon.

Dollarisation et Dédollarisation
Un terme qui revient souvent dans les analyses de conjoncture des deux dernières décennies et même dans les conversations courantes en Haïti est celui de dollarisation. Ce terme désigne en général la disparition graduelle de la monnaie nationale au profit du dollar dans les transactions commerciales  locales. Dans le cas d’Haïti, toutefois, la dollarisation s’est étendue dans les moindres aspects de la vie, y compris dans les rapports et les dons entre pères et fils, entre  frères et sœurs, entre conjoints, entre amis, etc. Tout se passe en dollars.

Pour des raisons de commodité sans doute, les autorités monétaires ont pris l’habitude de mesurer la dollarisation de l’économie haïtienne par la proportion des dépôts bancaires tenus en dollars. Ce chiffre est certainement un indicateur très utile, mais il sous-estime grandement l’ampleur du phénomène. 

Décriée par le mouvement altermondialiste comme portant atteinte à la souveraineté des États économiquement faibles, la dollarisation a indiscutablement présenté beaucoup d’aspects positifs pour Haïti, mais elle a pris de telles proportions au cours des 20 dernières années qu’elle en est venue à menacer l’existence même de la gourde. De fait, ils ne sont pas rares les gens qui estiment que le dollar pourrait facilement remplacer la gourde et que la banque centrale pourrait avantageusement se transformer en une simple caisse d’émission. On l’a vu dans de nombreux pays, par exemple au Maghreb en 1989, en Argentine en 1991, en Bulgarie en 1997, etc. L’Équateur est le premier pays à avoir procédé à la dollarisation totale de son économie. Précisons que, sous le régime de la caisse d’émission, l’intégralité de la circulation monétaire est couverte par les avoirs en devises de la Caisse. 

L'arrêté de Jovenel déclarant
la gourde,seule monnaie ayant
coiurs en Haïti.                          
Au vu des dangers  de la dollarisation au chapitre de la souveraineté nationale et au vu de  ses limites sur le plan économique,  les économistes et les décideurs de différents pays, dont la Chine et la Russie, ont entrepris ces derniers temps de dédollariser leur l’économie, le mot étant pris dans le sens de réduction de l’influence de toutes les monnaies fortes, notamment l’euro. En Haïti,  Le Nouvelliste sonnait  l’alarme le 5 décembre 2017 en publiant un article de l’économiste Junior Armel Bélizaire intitulé : « Se dirige-t-on vers une dédollarisation de l’économie haïtienne? » Cet article faisait écho à une circulaire du 11 août 2017 obligeant les banques  commerciales et les sociétés de cartes de crédit à régler exclusivement en gourdes toutes les opérations effectuées avec une carte de crédit émise en Haïti, quel que soit le lieu où elles ont été faites. On voit maintenant que la balle avait été lancée à ce moment-là, mais personne n’a vu venir le smash mortel.

Les défis à surmonter
C’est dans le contexte de la dédollarisation implicitement annoncée de l’économie qu’est survenue sans préavis la publication de l’Arrêté Jovenel Moïse. Instituer la circulation exclusive de la gourde implique au moins une dédollarisation partielle et progressive de l’économie, ce qui ne se fait pas du jour au lendemain. Pour donner une idée de l’ampleur du défi que constitue, à tous les niveaux de l’économie, l’abolition de la double circulation monétaire, il suffit de rappeler qu’au cours des dernières années, les agents économiques ont complètement perdu confiance dans la gourde et qu’ils ont converti en dollars la plus grande partie de leurs avoirs liquides haïtiens. Voyons ce qu’en dit sur le sujet, à la page 37, Le Rapport annuel 2015 de la Banque centrale :

« Au 30 septembre 2015, la structure de la dette publique externe par type de devises a fait ressortir un niveau de dollarisation relativement élevé. En effet, le portefeuille de dette externe est à 93,76 % exprimé en dollars tandis que les droits de tirage spéciaux (DTS) n’ont représenté que 6,24 %. »

À la page 57, les auteurs du Rapport ajoutent :

« En hausse de 1,93 point de pourcentage, la part des dépôts en devises dans les dépôts totaux s’est établie à 59,28 %, en raison, d’une part, de la croissance plus soutenue (+17,8 %) des dépôts en devises converties que celle (+8,78 %) des dépôts en gourdes et, d’autre part, de l’appréciation substantielle (+14,46 %) du taux de change entre septembre 2014 et septembre 2015. »

Spécimen d'une gourde haïtienne en 1887
Dans un contexte pareil, les décideurs doivent-ils pratiquer une politique incitative de taux d’intérêt alléchants sur les dépôts en gourdes, porter, de gré ou de force, les titulaires des dépôts en devises de les reconvertir en gourdes en l’absence de tout stimulant économique ou recourir à la persuasion morale? Ce sont certainement des options qui ont donné des résultats ailleurs, mais qui n’ont  jamais été essayées chez nous. De fait, toutes les grandes banques centrales occidentales pratiquent la persuasion morale, en anglais moral suasion, dans la poursuite de leurs objectifs opérationnels et stratégiques. La tâche est immense, et le défi énorme. Mais il y a un pays à sauver, et le moindre faux pas risque de relancer la spéculation sur le dollar et produire l’effet contraire à celui qui est recherché. Et nous ne savons toujours rien des mesures envisagées pour dédollariser l’économie et réaliser en douceur la circulation d’une seule et unique monnaie sur le territoire d’Haïti.

Étant donné que les réflexes de multiplication et de division par 5 n’ont toujours pas disparu dans nos habitudes de conversion de devises, peut-être qu’il y aurait certains avantages à sortir de l’ombre le dollar fictif haïtien de 5 gourdes souvent évoqué dans les conversations et lui donner vie! Une nouvelle gourde valant 5 ou 50 anciennes  pourrait être aussi une idée. Cela faciliterait au moins les calculs. 

En guise de conclusion
Comme nous l’avons vu, l’application de l’Arrêté Moïse implique au moins deux décisions radicales intimement liées l’une à l’autre : une dédollarisation de l’économie et l’institution d’un contrôle des changes. Il appartiendra aux pouvoirs publics de décider s’ils vont ou non avancer dans cette voie. Il est toutefois permis de se demander dès maintenant quelles sont, en théorie du moins, les conditions du succès et les modalités d’application de l’éventuel contrôle des changes? D’abord, l’existence d’un État fort, qui inspire confiance aux administrés, qui a mis en place un dispositif administratif et juridique approprié, qui prêche par l’exemple et entretient une communication honnête et efficace avec les agents économiques. Du côté de ces derniers, il faudra un tel souci de l’intérêt national et du bien commun que les particuliers et les entreprises  accepteront non seulement de renoncer aux avantages et aux privilèges que la dollarisation leur accordait, mais aussi d’accepter les sacrifices découlant du nouveau régime. Ils devront aussi s’interdire les nombreuses initiatives susceptibles de faire dérailler le processus de stabilisation envisagé. Un rêve en couleurs!

Force est donc d’admettre qu’aucune de ces conditions n’existe en Haïti aujourd’hui, et je ne suis pas convaincu non plus qu’elles étaient réunies non plus en 1967, quand je prêchais dans le désert pour l’instauration d’un contrôle des changes. Pas plus qu’en 1974, quand le jeune ministre du Commerce Serge Fourcand a tenté, au péril de sa vie, de vendre aux pouvoirs publics l’idée d’abolir la double circulation monétaire en Haïti. Dans la vie des peuples, comme dans celle des individus, rien de grand ne se construit dans la facilité. L’instauration en Haïti d’une monnaie unique est un objectif grandiose. Et il incombera aux dirigeants de trouver les moyens de le réaliser.  

L’éducation des agents économiques n’ayant jamais été faite au pays, l’instruction civique étant devenue  un vague souvenir, les particuliers et  les entreprises  ne comprennent pas qu’en plaçant leurs économies à l’étranger, ils se tirent une balle dans le pied et agissent à long terme  contre leurs propres intérêts et contre ceux du pays. La sensibilisation des citoyens est pour cette raison un élément primordial de toute tentative de redonner au pays la maîtrise de sa monnaie et de son avenir économique. Cela ne peut se faire sur un coup-de-tête ni en un tournemain,  peu de temps après une semaine de carnaval qui a englouti des millions, dollars et gourdes confondus.

Au cours des 50 dernières années, l’autorité de l’État s’est effondrée, la corruption s’est généralisée dans la gestion de la chose publique,  le patriotisme a fait place à la démagogie et à un nationalisme de mauvais aloi. Parallèlement, le pays perdait le gros des ressources humaines et matérielles indispensables à la mise en œuvre de tout projet économique et social de grande  envergure. S’il est trop tard pour donner le signal de départ et pour sonner le rassemblement nécessaire à l’enterrement du régime séculaire de la double circulation monétaire, il est trop tard également pour les autorités monétaires et politiques de se rétracter sans plan d’évacuation. Cela sera d’autant plus difficile qu’elles ne sont même pas sur la même longueur d’ondes même quand elles parlent de questions de base comme l’ouverture de comptes en devises ou d’opérations commerciales. À cela s’ajoutent la tiédeur du secteur privé  dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il digère mal d’avoir été complètement tenu à l’écart de la décision du 28 février dernier.

Dans la société civile, c’est également la débandade, car il n’y a eu aucun débat sur ce sujet qui non seulement interpelle chaque citoyen, mais vient renverser sans préavis des habitudes séculaires dont presque personne n’a jamais pris le temps d’évaluer les bons et les mauvais côtés. Nous sommes donc à l’entrée d’une tour de Babel dont personne ne sait qui détient la clé. Retour à la première partie...


Eddy Cavé,
Écrivain

Monday, March 12, 2018

Les problèmes de la gourde haïtienne dans les souvenirs du Jérémien

(Première de deux parties)


Dans la  première partie de cet article, l’auteur de De mémoire de Jérémien, un ancien cadre de la Banque Nationale de la République d’Haïti, examine, à la lumière de ses souvenirs, les questions liées à la double circulation monétaire pratiquée en Haïti depuis près d’un siècle. La deuxième partie contient un rappel de quelques notions économiques de base et un aperçu des solutions qui s’imposent.


Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com                              



Ottawa, ce lundi 5 mars 2018

Je viens de lire avec autant d’étonnement que d’appréhension l’arrêté du président Jovenel Moïse déclarant  en son article 2, que  la gourde la seule monnaie ayant cours sur le territoire national. Ce libellé ne peut manquer d’étonner quand on sait qu’Haïti pratique un régime de liberté absolue  des changes depuis plus d‘un siècle et qu’il n’y  avait aucun débat sur ce sujet. Avant de tenter la moindre analyse de la mesure, je me crois forcé de faire l’hypothèse que les rédacteurs du texte voulaient désigner « le cours légal »  et que l’adjectif légal,  d’importance capitale ici, a accidentellement disparu du texte final. Si, en revanche, le libellé de l’article était intentionnel, il faudrait penser que l’idée d’un cours forcé a été au moins envisagée comme porte de sortie éventuelle à des scénarios extrêmes, ce qui serait tout aussi plus grave.

Cela dit, la publication de cet arrêté m’aurait comblé de joie en d’autres temps et dans d’autres circonstances, car l’objectif poursuivi est en tout point conforme aux idées que je préconisais déjà à la fin des années 1960.  J’occupais alors un poste d’économiste-statisticien au département de La Statistique et des Études Économiques de la Banque Nationale, la BNRH, et je pensais dur comme fer qu’il fallait réglementer ou même contrôler le marché des changes. Aujourd’hui, la lecture de cet arrêté produit chez moi l’effet contraire : la mesure vient trop tard dans un monde trop vieux et semble avoir été adoptée dans l’improvisation, à la va-vite et n’augure rien de positif.

Des souvenirs difficiles à repousser
Depuis que j’ai commencé une fascinante opération de préservation de la mémoire avec la rédaction du premier tome de De mémoire de Jérémien, ma boîte à souvenirs s’ouvre toute seule chaque fois que je reçois une très bonne ou une très mauvaise nouvelle. Je m’installe alors devant mon ordinateur et je me plonge dans le vécu de la période concernée.  Cela s’est produit vendredi dernier après la lecture de l’Arrêté Moïse, et les images de mes débuts dans la banque centrale se sont mises à déferler dans ma mémoire. Que d’espoirs déçus! Que d’amis et de collègues disparus en cours de route! Que de souvenirs qui risquent de s’évanouir dans la mémoire collective!

Recevant le diplôme d'études bancaires des mains
du directeur Hermann  Max et un prix d'excellence
du Secrétaire de l'Institut.                                           
Mars 1966. Je me revois d’abord à la Banque centrale du Chili où je participe au programme de formation de  l’Institut d’études bancaires Guillermo Subercaseaux. Un matin, le  professeur d’économie monétaire, M. Hermann Max, que tout le monde appelait Doctor Max, affirme sans ambages  que les trois monnaies les plus stables de l’Amérique latine sont le peso mexicain, le peso colombien et la gourde haïtienne. Dans le cas du Mexique et de la Colombie, la belle tenue de la monnaie nationale s’explique, à son avis,  par le dynamisme de l’économie en particulier, tandis qu’en Haïti ce résultat est plutôt un indice de la stagnation de l’activité économique.

Gustav Cassel
Ce jour-là, l’illustre économiste chilien d’origine allemande, qui savait de quoi il parlait en traitant de l’inflation, ne faisait pas seulement référence au taux de change, mais aussi au pouvoir d’achat interne de ces monnaies. Deux données toujours examinées en parallèle à cette époque où la théorie de la parité des pouvoirs d’achat de l’économiste suédois du 19e siècle Gustav Cassel domine encore la réflexion sur les questions économiques internationales.  Je devais me rendre compte de la justesse du commentaire d’Herman Max durant un  voyage particulièrement instructif en Colombie et  au Mexique.  Aux taux de change en vigueur, on pouvait alors se procurer, avec l’équivalent d’un dollar, un panier de biens et services comparable à celui de la ménagère des États-Unis. À la différence qu’il était beaucoup mieux rempli.

À mon retour à Port-au-Prince en 1967, je fais le même constat : la course de taxi est encore de 50 centimes, comme en 1949, l’année du Bicentenaire de Port-au-Prince; le billet d’entrée au cinéma, de  1  ou 2 gourdes, selon la salle. Le gallon d’essence coûte toujours 2,50 gourdes;  un paquet de cigarettes Splendid, 1  gourde. Et le taux de change de 5 gourdes pour 1 dollar est  le même qu’en 1919, l’année de la Convention établissant la parité fixe de la gourde.  Sans aucun doute, la stagnation de l’économie a facilité cette stabilité des prix, mais on ne saurait oublier un autre élément d’une grande importance : la disposition de la Convention fixant un plafond à l’émission monétaire et obligeant la BNRH à maintenir en tout temps une réserve en or et en monnaies fortes équivalant à 30%  de son passif-émission. 

La BNRH,l'actuelle Banque Nationale de crédit dans
les années 1950. (Photo Archives Eddy Cavé ).       
Même si la discipline monétaire imposée par cette disposition n’a pas toujours été rigoureusement observée, elle avait contribué jusque-là à contenir la croissance de la masse monétaire, à assurer la stabilité des prix et à maintenir une certaine parité des pouvoirs d’achat. En l’absence de stimulants efficaces et d’un climat politique rassurant, l’appareil de production s’était, de son côté, maintenu dans un immobilisme proche de la léthargie. De juillet 1967 à mars 1968, je travaille à  titre d’inspecteur adjoint au département de Contrôle de la BNRH, où je  suis affecté au suivi du compte à la Chase Manhattan Bank, sur lequel  la BNRH tire un gros volume de chèques en devises. Mon collègue Fito Hyacinthe, qui a son bureau à côté du mien, s’occupe du compte à la First National City Bank of New York, la FNCB. À ce poste d’observation, nous avons une vue directe sur le chemin que prennent les chèques en devises émis chaque jour par la BNRH au taux de change fixe de 5 gourdes pour 1 dollar. Un vrai scandale aux yeux du jeune cadre que j’étais et qui revenait d’un stage à la Banque centrale du Chili, qui gérait un contrôle des changes  de manière méthodique et efficace. Qui orientait en priorité les devises du pays vers l’importation de biens d’équipement et d’intrants essentiels à la croissance économique. Chez nous, c’était au contraire la liberté totale des changes en l’absence de toute conscience nationale. Un fort pourcentage des chèques en dollars achetés sur place était déposé dans des comptes personnels tenus à l’étranger et nous était retourné tous les mois, avec les autres bien-entendu, aux fins de conciliation des données. Je ne resterai que six mois à ce poste.                                                  
Au cœur des problèmes de la gourde
À la mi-janvier 1968, je passais au département de la Statistique et des Études Économiques,  où je serai responsable, dans un premier temps, de la préparation des bilans consolidés du système bancaire et monétaire, puis de la tenue des statistiques de la dette publique. Dès ma première journée à mon nouveau poste, je découvre l’état catastrophique des réserves de change et je m’affole presque en pensant aux correctifs à apporter. Non seulement le coefficient des réserves-encaisse prévu dans l’Accord de 1919  n’est  pas respecté, mais le chiffre des engagements en devises de la BNRH est de loin supérieur à celui des avoirs, de sorte que le montant net de notre réserve-encaisse est négatif. Autrement dit, le pays n’a plus de réserves nettes de liquidités internationales, et la gourde n’a aucune assise monétaire.

Antonio André,  Ex PDG
de la Banque Centrale.   
Les correctifs à adopter me semblent évidents, même si, dans le contexte de la dictature de François Duvalier, le pari est très risqué : intervention énergique de l’État; adoption d’une législation bancaire bien adaptée aux réalités et aux besoins du pays; création d’un organisme de supervision des banques privées; institution d’un contrôle des changes, etc. Le FMI avait alors placé à la BNRH  un représentant à demeure qui veillait au grain, mais il passait le plus clair de son temps à se bagarrer avec le gouverneur de la Banque, Antonio André,  et avec Clovis Désinor, le ministre des Finances. Deux hommes forts qui ne s’entendaient pas et qui ont dominé les pratiques monétaires, fiscales et budgétaires de leur époque.        

Clovis Désinor, le redouté
ministre des Finances.   
Dans les semaines et les mois qui suivent, la question de la double circulation monétaire revient continuellement dans les discussions avec mes collègues et avec mes supérieurs hiérarchiques. J’étais alors convaincu que l’attitude d’insouciance tranquille adoptée par les autorités monétaires du pays face à une gourde menacée d’effondrement était de nature à conduire le pays vers la catastrophe, à moyen ou à long terme.

Sorti des laboratoires d’expérimentation de stratégies de développement économique et de politique commerciale d’Amérique latine, je voyais le contrôle des changes au moins comme une avenue prometteuse à explorer. Mais le PDG de l’institution refusait même d’en entendre parler. Ce banquier de gros calibre formé sous la première occupation américaine défendait aveuglément l’orthodoxie du Fonds monétaire international (FMI) et se battait sur tous les fronts pour colmater les brèches. En outre, il était seul maître à bord dans un milieu où la collégialité de la prise de décision est partout ailleurs une exigence fondamentale. Sans parler de ses conflits incessants avec le ministre des Finances et avec le deuxième personnage de la hiérarchie de la Banque, le vice-président Vilfort Beauvoir.

Au sujet de la mauvaise santé de la gourde, les signes avant-coureurs de la crise étaient toutefois apparus dès l’été 1967. La FNCB et la Chase, les deux principales banques correspondantes de la BNRH, avaient alors pris l’habitude de retourner, pour insuffisance de provision, des chèques tirés par cette dernière sur leurs caisses,  même pour des montants dérisoires d’une centaine de dollars. Au lieu de prendre le taureau par les cornes et d’adopter les mesures radicales qui s’imposaient, les autorités monétaires préférèrent recourir à des expédients. C’est ainsi que la BNRH décida de ne vendre des chèques sur l’étranger  qu’après vérification de sa marge disponible à la FNCB ou à la Chase. Cela devait se faire chaque jour à la fermeture des opérations et prolongeait la durée des opérations ordinaires de vente de change.

Dans la pratique, les parents haïtiens ayant des enfants aux études à l’étranger devaient, dans un premier temps, déposer une demande d’achat de change à la Banque, puis revenir le lendemain ou le surlendemain pour l’achat effectif du chèque. La formalité et le dérangement étaient les mêmes pour les gros montants et pour tous les agents économiques, du simple particulier ayant un paiement à effectuer à l’étranger jusqu’aux importateurs. Dans le même temps, les exportateurs avaient la pleine jouissance de leurs devises et les plaçaient même à l’étranger en toute quiétude. Aucune disposition, légale ou autre, ne les obligeait par exemple à rapatrier leurs profits, ce qui était une pratique courante en Amérique latine.

L’autre bouée de sauvetage était le recours aux crédits Stand-By du FMI. Mais les réserves de devises étaient si faibles que la Banque dut trouver d’autres moyens de les renflouer. Avec la masse de billets verts que la première vague d’expatriés travaillant dans les Bahamas envoyait dans le Nord-Ouest pour l’entretien de leurs familles, la succursale de Port-de-Paix devint pour nous une source de devises. Elle prit ainsi le relais des grands hôtels et autres fournisseurs de devises de Port-au-Prince, envoyant ses excédents au siège social par le camion blindé de la Banque.

Au fil des ans, le problème s’est atténué  avec les concours reçus du FMI et on a même pu avoir l’impression qu’il  s’était réglé de lui-même à la mort de François Duvalier. Une fois rouvertes les vannes de l’aide étrangère, après l’accession  de Jean-Claude Duvalier au pouvoir, les mauvaises habitudes associées à la circulation parallèle de la gourde et du dollar reprirent de plus belle. Dans le sillage de la décision prise par Richard Nixon à l’été 1971 de détacher le dollar de l’or et après  l’abandon graduel du régime des parités fixes institué à Bretton Woods, on a vu apparaître, dans le taux de change de la  gourde, une décote de quelques points de pourcentage qui n’a jamais cessé de croître depuis.

Un pas en avant, deux pas en arrière
Dans le brassage d’idées provoqué dans le monde entier par l’effondrement du régime des parités fixes au début des années 1970, des voix se sont élevées en Haïti pour dénoncer notamment la double circulation du dollar et de la gourde.  En 1974, l’ancien économiste en chef de la BNRH Serge Fourcand, devenu ministre du Commerce et  de l’Industrie, proposait au gouvernement un audacieux projet de désarrimage de la gourde au dollar. Le  tout-puissant  PDG de la BNRH s’y opposa vigoureusement, et le projet fut tué dans l’œuf.  Non seulement ce farouche partisan de la complète liberté des changes en Haïti n’a jamais accepté, durant ses mandats successifs, que la BNRH remette en cause la soumission  totale d’Haïti au FMI, la double circulation monétaire et la parité fixe de 5 pour 1, il a jusqu’à sa mort entraîné dans son sillage tous les jeunes gouverneurs qui sollicitaient ses lumières. 

Serge Fourcand                     Lesly Delatour
deux technocrates d'une nouvelle génération, aux
idées diamétralement opposées.                               
Après le renversement  de Jean-Claude Duvalier1986, l’arrivée de l’économiste Lesly Delatour, de l’École de Chicago, à la tête du ministère des Finances, puis de la Banque de la République d’Haïti, viendra renforcer considérablement les lignes de défense du libéralisme économique en Haïti. À la fin de son mandat de gouverneur en décembre 1997, j’ai participé, en qualité de rédacteur-conseil, à la production de son dernier Rapport annuel. Parmi les sujets qui revenaient le plus souvent dans les discussions tenues en marge de la rédaction de ce document, il y avait la bidonvilisation de Port-au-Prince et la dollarisation de l’économie haïtienne. Si le premier problème ne relevait pas de sa compétence du gouverneur, Leslie Delatour a de toute évidence contribué à aggraver le second. Aujourd’hui que l’économie haïtienne est dollarisée à 63 %, la politique inaugurée avec l’Arrêté Jovenel Moïse devra commencer par viser une dédollarisation  au moins partielle et progressive de l’économie. Reste à savoir si l’équipe actuelle a les compétences, moyens, le courage, la détermination et les appuis nécessaires pour réaliser ce périlleux exercice.

Dans le climat d’optimisme mesuré de l’après-Duvalier père, la conjoncture favorable des prix des matières premières et la reprise de l’aide extérieure, l’implantation des premières industries d’assemblage et un certain renouveau du tourisme, la tentative de réglementation du marché des changes avait quelques chances de succès en 1974. Mais l’expérience n’ayant pas été tentée, il ne sert à rien de s’y attarder. Toutefois, les choses se sont tellement détériorées depuis et la publication de l’Arrêté a été accueillie par les milieux financiers  avec tant de froideur qu’il est permis de douter que le projet de circulation exclusive de la gourde puisse être mené harmonieusement à bon port. D’où peut-être l’utilité, recherchée ou non, de la formulation de l’article 2 qui dispose : « La gourde est la seule monnaie qui a cours dans le pays.» (Å suivre)