Le journaliste québécois, Alain Dubuc, après un séjour en Haïti, nous propose une
série de quatre textes où il livre ses impressions sur ce pays qu’on ne connaît
pas si bien et où il essaie de répondre à la question qui hante tous ceux qui
se préoccupent du sort de ce pays accablé par la pauvreté, ravagé par les
catastrophes naturelles. Haïti peut-il s’en sortir ?
ALAIN DUBUC
ÉCONOMISTE, AUTEUR ET CONFÉRENCIER
Le Québec a vécu un débat désolant l’été
dernier avec l’arrivée massive de migrants à nos frontières, chassés des
États-Unis par le décret du président Trump mettant fin à leur droit d’asile.
Le chef caquiste François Legault avait
alors lancé : «Nous avons plutôt l’impression que la frontière du Québec est
devenue une véritable passoire», inquiet qu’on ouvre «grand les bras» à ces
«migrants illégaux». Le chef péquiste Jean-François Lisée surenchérissait
: « Il y a un problème d’acceptabilité sociale, c’est très au clair
au Québec face à ces migrants.»
Qui étaient ces migrants qui avaient
traversé notre frontière de façon irrégulière ? La grande majorité d’entre eux
étaient des Haïtiens. Ils appartenaient à la principale communauté
d’immigration au Québec, si intégrée qu’elle est maintenant une composante de
l’identité québécoise, et qui, en outre, en ces temps d’angoisse identitaire,
ne pose aucune menace linguistique ou religieuse.
Où était donc le problème
d’acceptabilité sociale ? Il me semblait plutôt que l’arrivée d’environ 8000
Haïtiens, même si elle était massive, n’avait pas à susciter l’inquiétude quand
on connaît le cheminement des 143 165 Québécois d’origine haïtienne dénombrés
par le recensement de 2016, quand on sait le succès remarquable de cette
immigration, sa contribution à la société québécoise, l’harmonie des relations
avec la majorité, malgré l’obstacle important qu’est l’appartenance à une
minorité visible dans une société d’accueil homogène.
Il ne fallait pas oublier non plus
que les Haïtiens chassés par l’administration Trump se retrouvaient en terre
américaine parce qu’ils avaient été les victimes d’une des pires catastrophes
humanitaires, le tremblement de terre de janvier 2010 et ses quelque 225
000 morts.
Quand on veut évoquer ce succès, on
pense aux Québécois d’origine haïtienne qui se sont illustrés, comme Dany Laferrière, Michaëlle Jean ou Dominique Anglade.
C’est bien. Mais il faut aussi parler
de tous les autres, ces Haïtiens ou enfants d’Haïtiens moins connus, mais
qui se sont distingués dans le monde universitaire, dans celui de la
médecine, de la politique, de la culture, des sports, de tous ceux qui, dans
leur vie quotidienne et leur travail, contribuent à bâtir le Québec.
Nous avons publié l’automne dernier,
dans ces pages Débats, un texte éclairant du Dr André Arcelin sur ce sujet.
Le président Trump a récemment ramené
l’immigration haïtienne
dans l’actualité quand il a déploré l’arrivée sur le sol américain de
tous ces gens provenant de « shit holes », de
trous pourris, notamment Haïti. Il est vrai qu’Haïti est dans une situation
catastrophique. Mais le ton et le vocabulaire du président suintaient le
racisme. Et surtout, ce n’est pas parce qu’un pays va mal que ceux qui le
quittent seraient des arrivants indésirables. On le voit au Québec, on le voit
aussi aux États-Unis, leur principal point de chute.
Mais on ne peut pas vraiment aborder
la question de l’immigration haïtienne sans parler d’Haïti que des
milliers et des milliers d’habitants ont quitté en vagues successives
pour fuir la dictature, la misère et maintenant, les catastrophes
naturelles. Pourquoi ils partent, pourquoi ils ne retournent pas ? Comment
aussi expliquer le contraste saisissant entre l’impuissance des Haïtiens chez
eux et leur succès dans leurs pays d’accueil, comme le Québec ?
Récemment, j’ai eu l'occasion d’aller
dans ce pays, en profitant de la tenue d’un colloque sur la santé mentale
organisé par le département de psychiatrie de l’Université de Montréal, et par
le département de santé mentale de l’Université d’État haïtien – les frais ont
été assumés par La Presse. Le sujet est loin de mes champs de compétences, mais
ce colloque me fournissait un point d’ancrage, des contacts et un soutien
logistique pour découvrir ce pays.
C’était une occasion de pouvoir répondre
à plein de questions. Pourquoi Haïti va si mal, qu’il est si pauvre, qu’il ne
semble pas faire des progrès ? C’était aussi l’occasion de faire découvrir un
pays qu’on connaît très peu. Même si les Haïtiens sont parmi nous, même
si les Québécois ont manifesté leur solidarité dans les moments de crise
de ce pays, même si nos organismes sont très présents sur le terrain, nous
connaissons mal Haïti, parce que nous n’y allons pas – ce n’est pas une
destination de voyage naturelle comme Cuba ou la République dominicaine.
Ce que j’y ai découvert a été un
choc, comme pour la plupart de ceux qui mettent les pieds dans ce pays pour la
première fois.
D’abord, la capitale, Port-au-Prince,
n’est pas une ville au sens où nous l’entendons, avec un centre, une logique,
une structure. C’est plutôt une agglomération qui n’arrête pas de grossir et de
s’étendre sur un relief très accidenté, avec 2,6 millions d’habitants – le
quart de la population du pays – sans infrastructures suffisantes, sans axes
de circulation, et donc avec une terrible congestion. De l’intensité et
de la chaleur humaine, mais aussi du chaos, du désordre, de la pauvreté, des
bidonvilles, des zones détruites. Je ne connais pas l’Afrique, mais je n’avais
jamais vu rien de tel en Asie ou en Amérique latine.
Il n’y aura pas beaucoup de chiffres
dans mes chroniques, mais il faut rappeler qu’Haïti, avec un PIB par habitant
de 739,60 $US en 2016, est l’un des 20 pays les plus pauvres de la planète, le
plus pauvre des Amériques, l’un des derniers aussi, 163e sur 188 pays, pour
l’Indice de développement humain du programme des Nations unies pour le
développement.
Sur une population d’environ 11
millions d’habitants, on compte autour de 60 % de gens vivant sous le seuil de
pauvreté que l’on applique aux pays pauvres, 2,41 $ par jour, et 24 % qui sont
même sous le seuil de la pauvreté extrême, 1,23 $ par jour, ce qui n’est pas
assez pour satisfaire les besoins alimentaires.
Et derrière les chiffres, des enfants
qui ont faim, qui meurent plus qu’ailleurs, qui souvent ne vont pas à l’école,
qui n’ont pas accès à l’eau ou à l’électricité.
Cette misère, pour moi, a été
symbolisée par une image. Des femmes, au marché communal de Kenscoff, une
lointaine banlieue de Port-au-Prince perchée dans les montagnes, assises
par terre sur un tapis derrière les légumes qu’elles ont à vendre, à deux
mètres d’un énorme tas de déchets que les gens empilent sur le bord de la
route. Pour moi, tout était là : la pauvreté, l’économie de subsistance, les
risques sanitaires, la désorganisation et l’absence de services publics,
mais aussi l’impuissance. Mais aussi la résilience de ces femmes, leur
patience, leur courage, qui reflète bien la façon dont le peuple haïtien a
traversé une épreuve comme le tremblement de terre.
Mais pourquoi ? Quelles sont les
solutions ? Est-ce qu’Haïti peut s’extraire du cercle vicieux de la pauvreté ?
C’est le but des chroniques que je publierai dans les jours qui viennent. Le
problème, c’est que si j’ai beaucoup de questions, j’ai pas mal moins de
réponses. On ne peut évidemment pas prétendre comprendre un pays si
complexe en quelques jours, avec des chroniques qui seront nécessairement
impressionnistes. Surtout que personne n’a trouvé la recette magique pour
sortir Haïti de son marasme, ni le gouvernement haïtien, ni les
organismes internationaux qui se penchent sur son cas. Comment Haïti peut-il
s’en sortir reste donc la question à 100 000 gourdes – la monnaie du pays
A suivre...
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