Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Tuesday, April 22, 2025

Le C.T Jean Claude Samedy

C.T (chef de troupe) Jean-Claude Samedy

Cette disparition me tombe sur le crâne comme un violent coup de poing: une atteinte vitale. L’esprit engourdi, secoué de toutes mes fibres, dévasté. Je n’ai jamais pu anticiper l’inévitable. Comment imaginer Jean Claude Samedy hors de la vie et de toute vie? 

Physiquement quelque chose est aspiré hors de moi, quelque chose a volé en éclats. Des pensées, des émotions, des affects, des souvenirs se succèdent inlassablement en moi. D’un coup, la vie m'a l’air fragile et précaire; je prends conscience que nous sommes jetés sur terre pour un temps et des raisons inconnues.  Je revois la vie dans sa finitude, sa mortalité. Suis-je normal ou suis-je dépressif ? Je m’entends réciter ce poème de KiplingSi quil ma fait apprendre dans ladolescence comme un véritable bréviaire de force intérieure. Ce n’est pas seulement le souvenir, c’est sa présence qui continue de vivre intensément en moi 

Le chef de file 

Dans les années 50, le scoutisme était pour la jeunesse de Jérémie une admirable école de formation virile et rayonnante qui correspondait aux aspirations et aux besoins de nombreux jeunes. On dirait une sorte de service militaire, une armée organisée, encadrée, disciplinée. Des personnalités brillantes, de belles sources d’inspiration Bido, Cazo, Maxime Antoine, Robert Samedi guidaient le scoutisme. 

Au milieu de la décennie, Jean Claude Samedy vint. Il a en charge la troupe. De valeurs morales, éthiques, altruistes élevées, il est animé   de rêves grandioses. Ce jeune C.T s’élance en vainqueur à la conquête de nouvelles tâches, de nouvelles responsabilités. Sa présence constitue un appui, une force. Il est capable de faire travailler les scouts en commun, d’utiliser les capacités de chacun, de donner à tous le sens de leur responsabilité. Il inspire le respect, il est respectable et respecté. Lorsqu’il parle, les autres écoutent, il a les mots parfaitement adaptés au bon moment.  

L’aumônier à l’époque était le père Rio, autoritaire, tant soit peu dominant, cassant, avec des accès de colère. L’autorité supérieure. Oui, le commandant ! Il érige les lois et les règlements et les fait respecter, une des prérogatives essentielles du commandement. Jean Claude Samedy avec cette prestance, cette présence, cette façon de parler éclipse le père Rio. Il n’a pas besoin de réclamer le silence comme le fait l’aumônier. Le silence se fait tout naturellement lorsqu’il parle. Aucun des scouts n’échappe à cette impression de force qui émane de cet homme. 

Jean Claude ne se contente pas d’être le chef qui transforme le scoutisme, il est comme un éducateur qui développe vis-à-vis des co-équipiers une disposition bienveillante. Cet homme qui vit de livres et d’idées est un symbole de l’esprit chevaleresque dans ses meilleurs aspects. L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile sont des besoins vitaux qu’il veut inculquer. Son message est centré sur l’être individuel et sa croissance. Il intéresse les scouts à tous les domaines du savoir et met très haut les joies de l’esprit. Chaque scout possède un immense potentiel, la réalisation de ce potentiel doit être désormais le but. La vie peut-être parfois difficile, douloureuse, injuste. Il veut que le scout se prépare à traverser des caps difficiles. Tituber, tomber, se relever et réapprendre à marcher fut son leitmotiv. 

Toutefois ce sérieux, cette rigueur, cette image d’ascète abstinent ne plaisait pas à tous. Le droit au plaisir et au désir est moins admis chez lui. Il prône une forme de contrôle des pulsions, la chasteté en pensée et en action. Il ne s’intéresse pas aux seins et aux fesses des jolies filles comme c’était habituel chez les garçons de son âge. 

La force de l’amitié 

Jean Claude Samedy était connu comme un homme capable d’actes étonnants. Des jeunes s’assemblent autour de lui et le suivent. Son succès indéniable. J’avais environ 10 ans quand j’ai eu la chance insigne, le privilège de le rencontrer.  L’émerveillement fut immédiat, un immense échange d’amour vrai s’est établi entre nous. Une amitié dure et magnifique s’installe chez nous, ininterrompue, comme un vrai partage entre deux êtres de ce qu’ils sont et de ce qu’ils aiment.  On passe cinq, dix ans sans se voir, mais dès qu’on se retrouve la flamme de l’amitié se rallume instantanée. Une amitié sélective, gratuite.  

Jean Claude savait que je n’avais pas d’attirance particulière pour les maths et qu’à finir les études secondaires à Jérémie je risquerais d’échouer au baccalauréat. Un jour il m’a fait venir derrière sa maison au bord de mer pour me demander de considérer la section A à Port-au-Prince. Le grec n’était plus enseigné à Jérémie. Il s’est engagé à me donner des leçons de grec pendant son année sabbatique après la philo pour me faire sauter l’équivalent de 3 années de grec. Chose dite, chose faite.  

À l’examen d’admission en seconde au lycée Pétion, le professeur de grec Raoul Fréderic, étonné des résultats, voulait savoir d’où j’ai appris le grec. Je lui ai dit que c’était l’ouvrage de Jean Claude Samedy. Il a vite fait de communiquer avec le père, inspecteur scolaire à Jérémie pour lui présenter ses compliments. Autrement dit, Jean Claude apprenait ma réussite avant que je ne le lui aie dit. 

Parti pour l’Argentine après l’année passée à Jérémie, la correspondance entre nous se maintient active, vivante. À la fin de mes études secondaires, je suis admis aux Hautes Études Internationales. Jean Claude n’a pas cessé ses lettres vives, adaptées, persuasives, signées “kabrit nan mòn” à “chatte nan lèt” nos totems scouts. Il voulait me persuader de considérer d’abord un métier, une profession me permettant de vivre librement sans dépendre d’un chèque de l’État haïtien. Avoir le souci du bien-être, du bonheur, de l’avenir d’un ami est aussi important pour lui. Combien d’autres cas concrets, des expériences, des fragments de réalité de ma vie le captivent et le préoccupent ! 

Premier Haïtien en médecine à Cordoba, il a été pour les étudiants après lui un compagnon, un partenaire d’une constante bienveillance. 

Une délégation officielle arrive à Buenos Aires avec le président d’Haïti René Préval. On cherche une figure haïtienne, rassurante et crédible et perçue comme telle. On fait appel à Jean Claude à mille cinq cents kilomètres de la capitale. Le lendemain il était déjà sur la route, en vieux routier de toujours, avec la même vocation de chevalier, la vraie vocation de croisé. Ses interventions ont eu un tel impact que son aura s’est immédiatement répandue. 

Souvent Jean Claude passe ses vacances chez moi tantôt à Montréal tantôt en Floride. Un voisin de Miami nous observant discuter à longueur du jour et de la nuit, fasciné par cette relation humaine, chaleureuse, différente, est venu nous demander bien poliment si on était “2 straight”. C’est qu’il avait de la difficulté à nous suivre, il nous voyait comme un bloc radicalement étrange et ferme et mystérieux. 

Héritage de Jean Claude Samedy 

Cet homme remarquable a eu plusieurs épisodes dans sa vie. De Haïti à Cordoba puis Catamarca, Tinogasta en Argentine, c’est un chemin long, sinueux. Il a certes connu les tribulations de la vie avec ses hasards, ses embûches et ses pièges. Les gens peuvent le voir différemment et avoir sur lui des approximations et des interprétations inévitables. Jeanco Parisien, écrivain et poète jérémien , l’ami fidèle de Jean Claude, assis avec moi sur un banc dans le Vieux-Québec, on contemple ensemble l’étendue du Saint-Laurent, la danse des vagues qui se préparent, montent, s’accroissent et se brisent. On se reconnecte aux autres, on se projette dans le passé. On revoit Jérémie, nos promenades à Lapointe, ce havre de quiétude, apaisant et revitalisant au cœur de son environnement matériel. C’est alors qu’il me fait part de son intention d’écrire un livre sur Jean Claude Samedy. Non pour exalter l’homme, mais pour exposer à la jeunesse ce garçon de quinze ans, déjà formateur en développement personnel, le coach qui insuffle l’espoir, communique la flamme. Il est le dernier C.T de Jérémie, de toute la Grand’Anse. Après lui, le scoutisme s’est évanoui, éteint. Il doute qu’ailleurs en Haïti on trouve un autre échantillon de cette humanité. Il est difficile de trouver dans la jeunesse d’aujourd’hui des jeunes qui rêvent et font partager aux autres l’idéal dont ils vivent. Ce livre est une nécessité.  Il a la conviction d’avoir à transmettre sa mémoire et son message. Nul ne peut le faire à sa place. À ceux qui pensent que Jean Claude d’âge mûr n’est certes pas celui de l’adolescence, il répond qu’il est illusoire de penser que notre force physique, notre énergie intérieure restent identiques tout au long de la vie. 

Six mois plus tard, ce fut un coup de téléphone de Jeanco m’annonçant un cancer au poumon dépisté chez lui et sa mort dans six mois. Ce livre, certes, n’est pas écrit. Jeanco nous a fait ses adieux. Pour lui Jean Claude Samedy se résume surtout à ces années d’adolescence qui transmettent une sagesse de vie par la force de l’exemple. Il a changé certes, il a mûri, mais l’essentiel demeure intact. C’est la même matrice, le même chromosome, la même unité de foi : un homme qui se passionne pour une affaire qui n’est pas son affaire. 

Jean Claude Samedy, 70 ans d’amitié non interrompue. Cette amitié contient une vérité et une beauté absolues. Une réussite humaine incontestable, un trésor impalpable. Il y a dans cette amitié quelque chose d’indestructible, de divin que même la mort ne peut détruire. 

Pierre Michel Smith 

Montréal 15 Avril 2025 

 

 


2 comments:

  1. Un tres beau texte. Je l’ai savoure tout en me demandant qui est l’auteur. My guess was right.

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  2. Merci Pierre Michel. Médecin comme nous, notre chef de troupe (CT), il a contribué à notre formation et nous a conduits dans maintes excursions à travers les banlieues de Jérémie. Le pouce de la main droite recouvrant l'auriculaire, les trois doigts du milieu se dirigeant vers le ciel, d'un respectueux salut scout, je salue Jean Claude au-delà des étoiles.

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