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C.T (chef de troupe) Jean-Claude Samedy |
Physiquement quelque chose est aspiré hors de moi, quelque chose a volé en éclats. Des pensées, des émotions, des affects, des souvenirs se succèdent inlassablement en moi. D’un coup, la vie m'a l’air fragile et précaire; je prends conscience que nous sommes jetés sur terre pour un temps et des raisons inconnues. Je revois la vie dans sa finitude, sa mortalité. Suis-je normal ou suis-je dépressif ? Je m’entends réciter ce poème de Kipling “Si” qu’il m’a fait apprendre dans l’adolescence comme un véritable bréviaire de force intérieure. Ce n’est pas seulement le souvenir, c’est sa présence qui continue de vivre intensément en moi
Le chef
de file
Dans les années 50,
le scoutisme était pour la jeunesse de Jérémie une admirable école de formation
virile et rayonnante qui correspondait aux aspirations et aux besoins de
nombreux jeunes. On dirait une sorte de service militaire, une armée organisée,
encadrée, disciplinée. Des personnalités brillantes, de belles sources
d’inspiration Bido, Cazo, Maxime Antoine, Robert Samedi guidaient le scoutisme.
Au milieu de la
décennie, Jean Claude Samedy vint. Il a en charge la troupe. De valeurs
morales, éthiques, altruistes élevées, il est animé de rêves
grandioses. Ce jeune C.T s’élance en vainqueur à la conquête de nouvelles
tâches, de nouvelles responsabilités. Sa présence constitue un appui, une
force. Il est capable de faire travailler les scouts en commun, d’utiliser les
capacités de chacun, de donner à tous le sens de leur responsabilité. Il
inspire le respect, il est respectable et respecté. Lorsqu’il parle, les autres
écoutent, il a les mots parfaitement adaptés au bon moment.
L’aumônier à l’époque
était le père Rio, autoritaire, tant soit peu dominant, cassant, avec des accès
de colère. L’autorité supérieure. Oui, le commandant ! Il érige les lois et les
règlements et les fait respecter, une des prérogatives essentielles du commandement.
Jean Claude Samedy avec cette prestance, cette présence, cette façon de parler
éclipse le père Rio. Il n’a pas besoin de réclamer le silence comme le fait
l’aumônier. Le silence se fait tout naturellement lorsqu’il parle. Aucun des
scouts n’échappe à cette impression de force qui émane de cet homme.
Jean Claude ne se
contente pas d’être le chef qui transforme le scoutisme, il est comme un
éducateur qui développe vis-à-vis des co-équipiers une disposition
bienveillante. Cet homme qui vit de livres et d’idées est un symbole de
l’esprit chevaleresque dans ses meilleurs aspects. L’initiative et la
responsabilité, le sentiment d’être utile sont des besoins vitaux qu’il veut
inculquer. Son message est centré sur l’être individuel et sa croissance. Il
intéresse les scouts à tous les domaines du savoir et met très haut les joies
de l’esprit. Chaque scout possède un immense potentiel, la réalisation de ce
potentiel doit être désormais le but. La vie peut-être parfois difficile,
douloureuse, injuste. Il veut que le scout se prépare à traverser des caps
difficiles. Tituber, tomber, se relever et réapprendre à marcher fut son
leitmotiv.
Toutefois ce sérieux,
cette rigueur, cette image d’ascète abstinent ne plaisait pas à tous. Le droit
au plaisir et au désir est moins admis chez lui. Il prône une forme de contrôle
des pulsions, la chasteté en pensée et en action. Il ne s’intéresse pas aux
seins et aux fesses des jolies filles comme c’était habituel chez les garçons
de son âge.
La force de l’amitié
Jean Claude Samedy
était connu comme un homme capable d’actes étonnants. Des jeunes s’assemblent
autour de lui et le suivent. Son succès indéniable. J’avais environ 10 ans
quand j’ai eu la chance insigne, le privilège de le rencontrer.
L’émerveillement fut immédiat, un immense échange d’amour vrai s’est établi
entre nous. Une amitié dure et magnifique s’installe chez nous, ininterrompue,
comme un vrai partage entre deux êtres de ce qu’ils sont et de ce qu’ils
aiment. On passe cinq, dix ans sans se voir, mais dès qu’on se retrouve
la flamme de l’amitié se rallume instantanée. Une amitié sélective,
gratuite.
Jean Claude savait
que je n’avais pas d’attirance particulière pour les maths et qu’à finir les
études secondaires à Jérémie je risquerais d’échouer au baccalauréat. Un jour
il m’a fait venir derrière sa maison au bord de mer pour me demander de
considérer la section A à Port-au-Prince. Le grec n’était plus enseigné à
Jérémie. Il s’est engagé à me donner des leçons de grec pendant son année
sabbatique après la philo pour me faire sauter l’équivalent de 3 années de
grec. Chose dite, chose faite.
À l’examen
d’admission en seconde au lycée Pétion, le professeur de grec Raoul Fréderic,
étonné des résultats, voulait savoir d’où j’ai appris le grec. Je lui ai dit
que c’était l’ouvrage de Jean Claude Samedy. Il a vite fait de communiquer avec
le père, inspecteur scolaire à Jérémie pour lui présenter ses compliments.
Autrement dit, Jean Claude apprenait ma réussite avant que je ne le lui aie
dit.
Parti pour
l’Argentine après l’année passée à Jérémie, la correspondance entre nous se
maintient active, vivante. À la fin de mes études secondaires, je suis admis
aux Hautes Études Internationales. Jean Claude n’a pas cessé ses lettres vives,
adaptées, persuasives, signées “kabrit nan mòn” à “chatte nan lèt” nos totems
scouts. Il voulait me persuader de considérer d’abord un métier, une profession
me permettant de vivre librement sans dépendre d’un chèque de l’État haïtien.
Avoir le souci du bien-être, du bonheur, de l’avenir d’un ami est aussi
important pour lui. Combien d’autres cas concrets, des expériences, des
fragments de réalité de ma vie le captivent et le préoccupent !
Premier Haïtien en
médecine à Cordoba, il a été pour les étudiants après lui un compagnon, un
partenaire d’une constante bienveillance.
Une délégation
officielle arrive à Buenos Aires avec le président d’Haïti René Préval. On
cherche une figure haïtienne, rassurante et crédible et perçue comme telle. On
fait appel à Jean Claude à mille cinq cents kilomètres de la capitale. Le
lendemain il était déjà sur la route, en vieux routier de toujours, avec la
même vocation de chevalier, la vraie vocation de croisé. Ses interventions ont
eu un tel impact que son aura s’est immédiatement répandue.
Souvent Jean Claude passe ses vacances chez moi tantôt à Montréal tantôt en Floride. Un voisin de Miami nous observant discuter à longueur du jour et de la nuit, fasciné par cette relation humaine, chaleureuse, différente, est venu nous demander bien poliment si on était “2 straight”. C’est qu’il avait de la difficulté à nous suivre, il nous voyait comme un bloc radicalement étrange et ferme et mystérieux.
Héritage de Jean Claude Samedy
Cet homme remarquable
a eu plusieurs épisodes dans sa vie. De Haïti à Cordoba puis Catamarca,
Tinogasta en Argentine, c’est un chemin long, sinueux. Il a certes connu les
tribulations de la vie avec ses hasards, ses embûches et ses pièges. Les gens
peuvent le voir différemment et avoir sur lui des approximations et des
interprétations inévitables. Jeanco Parisien, écrivain et poète jérémien ,
l’ami fidèle de Jean Claude, assis avec moi sur un banc dans le Vieux-Québec,
on contemple ensemble l’étendue du Saint-Laurent, la danse des vagues qui se
préparent, montent, s’accroissent et se brisent. On se reconnecte aux autres,
on se projette dans le passé. On revoit Jérémie, nos promenades à Lapointe, ce
havre de quiétude, apaisant et revitalisant au cœur de son environnement
matériel. C’est alors qu’il me fait part de son intention d’écrire un livre sur
Jean Claude Samedy. Non pour exalter l’homme, mais pour exposer à la jeunesse
ce garçon de quinze ans, déjà formateur en développement personnel, le coach
qui insuffle l’espoir, communique la flamme. Il est le dernier C.T de Jérémie,
de toute la Grand’Anse. Après lui, le scoutisme s’est évanoui, éteint. Il doute
qu’ailleurs en Haïti on trouve un autre échantillon de cette humanité. Il est
difficile de trouver dans la jeunesse d’aujourd’hui des jeunes qui rêvent et
font partager aux autres l’idéal dont ils vivent. Ce livre est une
nécessité. Il a la conviction d’avoir à transmettre sa mémoire et son
message. Nul ne peut le faire à sa place. À ceux qui pensent que Jean Claude
d’âge mûr n’est certes pas celui de l’adolescence, il répond qu’il est
illusoire de penser que notre force physique, notre énergie intérieure restent
identiques tout au long de la vie.
Six mois plus tard,
ce fut un coup de téléphone de Jeanco m’annonçant un cancer au poumon dépisté
chez lui et sa mort dans six mois. Ce livre, certes, n’est pas écrit. Jeanco
nous a fait ses adieux. Pour lui Jean Claude Samedy se résume surtout à ces années
d’adolescence qui transmettent une sagesse de vie par la force de l’exemple. Il
a changé certes, il a mûri, mais l’essentiel demeure intact. C’est la même
matrice, le même chromosome, la même unité de foi : un homme qui se passionne
pour une affaire qui n’est pas son affaire.
Jean Claude Samedy,
70 ans d’amitié non interrompue. Cette amitié contient une vérité et une beauté
absolues. Une réussite humaine incontestable, un trésor impalpable. Il y a dans
cette amitié quelque chose d’indestructible, de divin que même la mort ne peut
détruire.
Pierre Michel Smith
Montréal 15 Avril 2025
Un tres beau texte. Je l’ai savoure tout en me demandant qui est l’auteur. My guess was right.
ReplyDeleteMerci Pierre Michel. Médecin comme nous, notre chef de troupe (CT), il a contribué à notre formation et nous a conduits dans maintes excursions à travers les banlieues de Jérémie. Le pouce de la main droite recouvrant l'auriculaire, les trois doigts du milieu se dirigeant vers le ciel, d'un respectueux salut scout, je salue Jean Claude au-delà des étoiles.
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