Le symbole de la vie et de la mort de Me Monferrier Dorval transcende son existence terrestre. « Voilà l’homme qu’on a exécuté mais qu’on n’a pas tué », a discouru Me Bernard H. Gousse qui participait à la messe requiem à la mémoire du bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince organisée le vendredi 18 septembre 2020 en l’église Saint-Pierre de Pétion-Ville par le barreau de Port-au-Prince. Le Nouvelliste publie l’intégralité de l’intervention de Me Bernard Gousse.
Mme la bâtonnière par interim,
Chers consœurs et confrères,
Mesdames, Messieurs,
Les balles qui visaient et qui ont assassiné Me Monferrier Dorval dans la nuit du 28 août 2020 nous ont tous atteints et nous ne sommes pas encore relevés de cet attentat, tant l’énormité du crime nous sidère, tant notre attachement à l’homme était profond. Monferrier Dorval ne laissait point indifférent. S’il ne suscitait pas toujours l’amitié, il imposait toujours le respect.
J’ai connu Monferrier au cours de notre formation doctorale en France et, très tôt, s’est installée une camaraderie vite muée en une véritable confraternité. Monferrier, étudiant, se fait remarquer d’abord par son verbe ; un verbe fort, des convictions exprimées sans le souci de plaire et le refus des compromissions. Dès la première rencontre, il plonge sur vous un regard insistant, intimidant pour certains, qui vous jauge et vous soupèse à l’aune du savoir et de l’intégrité, valeurs sur lesquelles il ne transigera jamais tout le long de son existence. Il se plaisait, certes, en notre compagnie, lors des interminables soirées entre étudiants faites de repas cuisinés ensemble, de musiques écoutées et dansées, de discussions passionnées sur notre pays non encore affranchi du joug de la dictature. Nous finîmes par former, Lebon Cilair, lui et moi, un trio inséparable. Nous nous rencontrions sur les terrains de football et les sentiers de promenades. Mais ses meilleurs amis étaient les livres et les grands auteurs de droit administratif et constitutionnel qu’il dévorait avec une soif inaltérable.
Nous partagions l’amour du pays et je me rappelle la bouteille de Barbancourt vidée lors de la chute de Jean-Claude Duvalier et notre soirée d’incommensurable tristesse, un an plus tard, lors du massacre de la ruelle Vaillant. Amoureux de ce pays, nous n’avons jamais abandonné l’idée d’y retourner, convaincus que le savoir et l’éducation devaient être la voie royale du succès personnel et du progrès collectif et cette conviction nous est toujours restée chevillée au corps. Nous rejetions aussi l’idée d’un savoir égoïste, nous étant donné la mission de transmettre ce savoir en mettant en avant la rigueur, l’exigence et la discipline. Mission, hélas, ingrate !
Monferrier n’était pas homme à s’épancher sur sa personne, ses sentiments personnels, convaincu, comme moi, que le savoir gomme toutes les différences et que dans l’effort de construction de notre pays, toutes les compétences devaient être convoquées d’où qu’elles viennent.
Devenu avocat et professeur, Maître Monferrier Dorval a exercé son métier et s’est, année après année, bâti une carrière marquée au coin de l’intelligence, de la compétence et de la farouche indépendance vis-à-vis de ses clients. Une carrière privilégiant la rigueur et dédaignant l’esbroufe. Une carrière appréciée de ses confrères, contradicteurs au prétoire, mais appréciant le professionnel, jusqu’à en faire leur bâtonnier, symbole de la profession et garant de la discipline de l’ordre.
Maître Monferrier Dorval, fidèle à ses promesses de jeunesse, a enseigné à l’Université Quisqueya, à l’Université d’État d’Haïti et à l’École nationale d’administration financière. Ses étudiants se souviennent de ses démonstrations bien charpentées, de sa passion pour ses matières et de son intransigeance pour le bien faire et le bien dire.
Ses collègues de la chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme de l’Université Quisqueya garderont longtemps à l’esprit le souvenir de discussions vigoureuses mais toujours respectueuses, alimentées par une profonde connaissance de l’histoire constitutionnelle haïtienne et du droit constitutionnel comparé.
Membre du cabinet du ministre de la Justice de 2004 à 2006, il a participé à la modernisation de notre droit administratif, particulièrement à la législation sur la Cour des comptes qu’on essaie aujourd’hui de détricoter.
Maître Monferrier Dorval a aussi enseigné à la société. Dans ses chroniques parues dans les journaux, dans ses interventions radio ou télédiffusées, son verbe était instructif, clair, sans concession, privilégiant la vérité au politiquement correct. Maître Monferrier Dorval était une voix écoutée, une voix respectée.
Voilà l’homme qu’on a exécuté lors de cette nuit funeste. La douleur qui nous étreint ne sourd pas seulement d’une amitié blessée, elle est amplifiée par l’injustice de cette fin ignominieuse. Il faut trop de temps pour bâtir un homme, il faut trop de temps pour se construire un caractère, il faut trop de temps pour se tailler une place dans la société par la compétence opiniâtre et inachetable, pour que les forces des ténèbres coupent en une seconde le fil d’une trajectoire lumineuse.
Voilà l’homme qu’on a exécuté mais qu’on n’a pas tué, car son exemple, le symbole de sa vie et de sa mort, transcende son existence terrestre.
Alors, est-ce tout ? C’est fini ? Son héritage et son souvenir s’évaporeront-ils avec le temps ? Encore sous le coup de cette annonce à laquelle il fallait bien se résigner à croire, je me tenais, le dimanche suivant son décès, sur mon balcon, quand mon attention fut attirée par une nuée de petits papillons jaunes virevoltant d’arbre en arbre. Les pluies de ces derniers jours ayant favorisé la transmutation des chenilles. Papillons aux couleurs vives, agréables à la vue ; tout cela pour mourir dans trois ou quatre jours. Quelles vies inutiles, pourrait-on penser ! Mais, pendant ce temps, ils auront été de fleur en fleur, instruments d’une pollinisation régénératrice de la nature pour la saison prochaine. Seulement quatre jours de vie, mais une vie tellement utile. Ce n’est pas donc la durée qui compte mais ce que nous faisons du temps qui nous est donné. Dans combien de cerveaux Maître Dorval n’aura-t-il pas pollinisé le savoir et le courage pour les générations prochaines ! La mort n’est pas la fin.
Alors, avocates, avocats et autres défenseurs de la vérité et de la justice, j’emprunte, pour nous inspirer dans cette aventure qui n’est pas terminée, ces vers d’Alfred de Vigny, dans La Mort du Loup, qu’il met dans la bouche du fauve mourant, et que nous pourrions attribuer à notre bâtonnier :
Gémir, pleurer, prier est également lâche ;
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler ;
Puis après, comme moi, souffre et meurs, sans parler.
À l’exemple de Me Dorval, pour continuer Me Dorval et défier ceux qui croyaient le faire taire, n’ayons pas peur ! N’ayez pas peur ! N’ayez pas peur d’être vrais ! N’ayez pas peur de défendre la justice ! N’ayez pas peur de déplaire ! N’ayons pas peur ! Yo pa gen bal pou nou tout !
La mort du bâtonnier Dorval est un immense gâchis. Dans un pays où les compétences sont si rares, il est douloureux de voir détruite une sommité de notre droit qui s’est bâtie à la seule force de son travail, valeur qu’il plaçait au-dessus de toute autre. L’assassinat du professeur Dorval lance un message lugubre à la société tout entière. Il s’agit d’un assaut contre le savoir, d’un complot ourdi contre les millions de parents qui suent le sang pour ouvrir une petite porte du succès à leurs enfants. Construire ce pays est impossible s’il est un panier avec lequel on essaie de puiser de l’eau. L’eau s’écoule immanquablement, symbolisée par le sens du bien commun qu’on évacue, par la jeunesse qui vote avec ses pieds en s’exilant, par les compétences qu’on assassine. Et il reste dans le panier un fatras d’égoïsme, de cupidité, de vulgarité et d’ignorance.
Devons-nous capituler ? Sommes-nous condamnés à laisser la place aux violents et aux médiocres associés dans l’assassinat de Me Dorval et dans la lente agonie de notre République ?
Aujourd’hui, notre espace vital se restrécit. Les bandits font la loi sur les routes. L’Artibonite est abandonnée aux cannibales. Port-au-Prince reprend son appellation du temps des colonies de Port-aux-Crimes. On massacre au Bel-Air ou à Cité-de-Dieu à quelques hectomètres d’un Palais national silencieux. Les entrées nord et sud de la capitale sont livrées aux brigands. Nous sommes tous des cibles qui rentrons chez nous par hasard. Et même alors, on pénètre jusque dans nos maisons pour massacrer nos femmes, nos maris, nos enfants. Un jeune, désabusé, écrivait sur un réseau social que l’espérance de vie en Haïti est de un jour renouvelable….. Voilà toute l’espérance de la jeunesse : un jour, renouvelable !
Les assassins sont dans la ville. Les assassins sont peut-être ici même. Le pouvoir économique et politique s’acquiert et se maintient en armant des gangs avec des armes que les miséreux ne peuvent se procurer par eux-mêmes. Ceux qui aujourd’hui versent des larmes de crocodile alors qu’ils équipent leurs gangs sont les véritables assassins. Ce sont eux qu’il faut débusquer derrière leur respectabilité hypocrite.
À ce stade, nous saluons la police nationale pour les résultats de l’Opération Terminator :
- L’enseignante Farah Martine Lhérisson et son mari : Terminés,
- Les nourrissons de Ganthier et de Cité Soleil : Terminés,
- Le commerçant Toto Saïeh : Terminé,
- Bâtonnier Monferrier Dorval : Terminé !
À qui le tour ? Cette question, je la pose aux détenteurs du pouvoir. Le bâtonnier Dorval ne cessait de le répéter jusqu’au jour de sa mort ; la première mission du pouvoir est d’assurer la sécurité des vies et des biens. La sécurité est la garante de l’exercice de toutes les libertés. Un pouvoir n’est légitime qu’autant qu’il assure la sécurité des citoyens et que l’administration publique est mise au service de la collectivité. Nous constatons, cependant, une insécurité arrogante, l’absence de services essentiels de santé et d’éducation. L’État est séparé en satrapies où les amis du pouvoir s’accaparent des profits qui auraient dû servir à la population, où des institutions budgétivores dévorent des ressources pour ne rien produire en retour. Les fonctions prestigieuses sont occupées par des personnes dont l’inexpérience et l’impréparation devraient leur en interdire l’accès. Comme le proclamait Me Dorval : « Le pays n’est ni géré, ni administré.» Et il faut tirer les conséquences de cette incapacité.
Mais on s’accroche au pouvoir. On s’accroche aux privilèges du pouvoir, on s’en enivre, on se prend pour Dieu. Pendant ce temps, nous nous appauvrissons, nous mourons de faim, nous mourons assassinés. Un pouvoir auquel on s’agrippe alors qu’autour de soi tout s’écroule est un pouvoir usurpé.
Nous devons également battre notre coulpe. La majorité silencieuse qui déplore en privé cet état de choses ne peut se contenter de s’abriter derrière l’éloquence d’une personnalité et se livrer en lamentations à sa disparition en se plaignant de la malchance de ce pays. Comme le disait plus tôt Alfred de Vigny : « Gémir, pleurer, prier est également lâche. » Déjà, au XVIIIe siècle, le philosophe irlandais Edmund Burke écrivait que « pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien ». Il ne sert donc à rien aujourd’hui de prier et de pleurer s’il s’agit de, demain, retomber dans la torpeur défaitiste.
J’en appelle donc à un complot contre la sûreté de l’État,
Un complot contre la sûreté d’un État incompétent,
Un complot contre la sûreté d’un État indifférent à la souffrance de la population,
Un complot qui barre la route aux brasseurs d’argent et de reins,
Un complot qui promeut le travail, l’intégrité, la dignité, la compétence.
Sinon, comme le disait Manuel : « Nous mourrons tous ! ».
Si, aujourd’hui, nous gémissons, espérons ce sursaut victorieux du bien contre le mal.
Bonne route, mon ami, le drapeau est criblé, mais il flotte.
Bernard H. GOUSSE
18 septembre 2020
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