Sylvie Laurent |
Dans ses cours sur l’histoire américaine à Sciences-Po, Sylvie Laurent enseigne à ses étudiants que chaque progrès du pays vers l’égalité raciale fut suivi d’une contre-révolution. Depuis l’abolition de l’esclavage, les avancées vers plus de justice et d’égalité pour les Noirs ont été systématiquement suivies d’une réaction revanchiste. Selon la chercheuse, le succès de Donald Trump est ainsi incompréhensible s’il n’est lu au regard de l’élection de Barack Obama. Trump parle pour une partie de la population blanche qui se sent dépassée, dépossédée, déclassée et qui aimerait rétablir sa prééminence. Dans son dernier essai, la Couleur du marché, qui vient de sortir au Seuil, l’historienne revient sur les liens entre racisme et néolibéralisme économique.
Après l’élection d’Obama, on a parlé d’ère post-raciale…
Les premiers à avoir repris cette expression étaient les jeunes supporteurs du candidat Obama en 2008. Ils soulignaient ainsi qu’ils se considéraient comme libérés des préjugés racistes de leurs parents ou de leurs grands-parents et espéraient la survenue d’une société où la couleur de peau n’aurait pas d’incidence sur le parcours social. L’élection inouïe d’un président noir leur paraissait comme l’acte inaugural de ce monde nouveau. Il s’agissait plus d’un horizon à atteindre que de l’expression de leur naïveté.
Très rapidement après le scrutin pourtant, ce terme a été détourné par la rhétorique conservatrice pour laquelle l’élection d’Obama était la preuve visible et indiscutable que l’égalité raciale était acquise. Toute revendication était donc désormais inaudible. L’histoire est terminée, affirmèrent-ils, l’Amérique a réalisé son destin égalitaire, elle est parvenue à l’ère de la méritocratie pure et parfaite. Nul ne pouvait plus alors évoquer la persistance du privilège de l’homme blanc. Pour cette pensée conservatrice, nourrie au ressentiment post-années 60, les lois pour l’égalité raciale et les normes culturelles qui en furent héritées étaient désormais inutiles, caduques, voire déplacées. «Post-racial», singé en «post-raciste», a alors servi de masque, de déni, face à la perpétuation du racisme.
Pourquoi dites-vous que dans ce débat, c’est en fait la démocratie américaine elle-même qui est en jeu ?
Depuis le XVIIe siècle, les Noirs sont les sentinelles de l’état de la démocratie américaine, ils en donnent le pouls. Leur dissidence ininterrompue a permis aux Etats-Unis de devenir une nation plus juste et toutes les catégories de la population ont bénéficié de leur exigence d’égalité et de justice, en plus de la liberté. Je reprends dans le livre l’image du «canari du mineur» qui alerte par ses cris d’un coup de grisou fatal à tous. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est que les Américains ont enfin pris conscience que les inégalités à l’œuvre depuis trente ans les minaient en profondeur et que les hiérarchies de pouvoir sapaient leur idéal démocratique. Le thème des inégalités de richesse n’a jamais été aussi saillant et le pays a ouvert les yeux sur cette réalité qui contrevient tant au grand mythe national. Mais s’ils sont majoritairement favorables à l’intervention de l’Etat pour lutter contre les inégalités de revenus (par une imposition forte sur les hauts revenus et l’augmentation fédérale du salaire minimum), ils demeurent opposés à toute politique publique visant à corriger les inégalités raciales. Ils demeurent résolument aveugles à la pérennité et à l’ampleur de ces dernières.
Selon vous, c’est justement la révolution néolibérale qui a masqué la question du racisme aux Etats-Unis…
Dans les années 60, les Noirs obtiennent enfin le statut de citoyen de plein droit et leur part d’espace public et d’opportunités. L’Etat se chargea de les y aider en protégeant leurs droits, en luttant contre les discriminations et en favorisant la mixité dans les institutions publiques. Il a fallu à la société leur faire une place, un prix cher à payer pour une bonne part de la population blanche qui, refusant d’admettre qu’elle jouissait encore de plusieurs siècles de privilèges raciaux, accuse alors un Etat jugé bien-pensant, confiscatoire et dépravé de nuire à l’esprit d’initiative et de responsabilité individuelle. L’idéologie néolibérale trouve dans cette haine de l’Etat un terreau fertile : l’Américain méritant adopte dès la fin des années 70 son programme de baisse des impôts, de privatisation des Communs, de la loi du marché appliquée à tous les aspects de la vie sociale… Ces préceptes se colorent naturellement d’un mépris pour les services publics et les politiques sociales, qui sont identifiées aux Noirs et aux Hispaniques. Chacun est responsable de lui-même, clame la doxa néolibérale, il doit être un entrepreneur et s’il échoue, c’est qu’il ne s’est pas «donné les moyens». Comme le néolibéralisme avance masqué, sous couvert de neutralité, on ne peut plus parler de racisme. Pourtant, en niant les inégalités et discriminations structurelles à l’œuvre, on fit des Noirs, fatalement exclus des marchés et des institutions, les coupables de leurs propres subordinations et l’on impute à leur inaptitude culturelle ce qui n’est qu’un déni de justice.
Le plus étonnant à cet égard n’est pas le bilan des années Reagan, mais celui des années Clinton…
Bill Clinton a fait passer l’idéologie néolibérale dans le camp démocrate. Les conséquences de ses politiques en matière d’égalité raciale furent redoutables, et si la croissance économique de la période ainsi que son affichage diversitaire ont bénéficié à la classe moyenne noire, elles intensifièrent les orientations délétères de l’ère Reagan. Clinton a été le grand artisan du retrait de l’Etat social au nom de la «bonne gouvernance» et du développement d’un Etat policier qui accompagne la mise en place d’un néolibéralisme pénal. En réformant l’aide sociale en 1996, limitant les aides aux plus précaires, il a stigmatisé les pauvres et fragilisé des communautés déjà vulnérables. De plus, par la loi sur le crime, qui fera exploser le nombre de prévenus, il a porté à un point d’incandescence la politique sécuritaire et punitive déjà bien enclenchée pendant les mandats de Reagan. On dérégule Wall Street d’une main mais l’on régule à outrance le comportement des jeunes dans les quartiers populaires de l’autre. Comme l’ont bien montré les travaux du sociologue Loïc Wacquant, cette hyperpénalisation de la pauvreté est racialisée : cette obsession sécuritaire de l’ordre public a réveillé la peur séculaire du Noir criminel. Le ghetto est fantasmé en zone de non- droit où dealers et «assistés» doivent être remis dans le droit chemin. La présence policière y est constante, les interpellations et arrestations arbitraires deviennent la norme, mais à ceux qui s’indignent de cette stigmatisation, on répond par un sophisme : si les Noirs représentent 40 % des prévenus alors qu’ils ne sont que 6 % de la population, c’est parce qu’ils sont infiniment plus criminels que les autres.
Une sorte de «néoracisme» selon vous ?
La justification culturaliste de l’oppression relève du «néoracisme». Les Américains ne pensent pas que les Noirs sont biologiquement inférieurs, ils abhorrent l’attitude des nostalgiques du Ku Klux Klan. Mais ils affirment aujourd’hui, à rebours de l’évidence, que les Blancs sont tout autant discriminés que les autres, que les policiers ont une raison légitime pour user de leur arme sur de jeunes Noirs et que ces derniers ont autant de chance que les autres de réussir. Ce déni patent de la réalité des inégalités que l’Amérique entretient relève d’un néoracisme déroutant.
Les restrictions récentes du droit de vote des Noirs entrent-elles dans cette démarche néoraciste ?
La Cour suprême des Etats-Unis a en effet été l’avocate de cette conception néolibérale de la justice raciale, un «laisser-faire» face aux forces pourtant redoutables de ceux qui veulent restaurer l’ordre ancien. Ainsi, lorsque les conservateurs, instruits par la victoire électorale d’Obama, ont entrepris dès 2010 de trouver la parade, ils ont tout simplement imposé de nouvelles réglementations électorales, discriminatoires, au mépris des procédures légales héritées des droits civiques.
Afin de limiter l’accès aux urnes de ceux-là même qui avaient permis la victoire d’Obama, les Noirs et les Hispaniques, furent mises en place toutes sortes de mesures restrictives, requérant par exemple une carte d’identité avec photo (passeport ou permis de conduire dont les communautés les plus pauvres ne disposent pas toujours). Certains Etats ont fermé des bureaux de vote, réduit le nombre de jours où l’on peut voter (aux Etats-Unis, les périodes de vote sont étendues car les élections ont souvent lieu le mardi, rendant le vote impossible pour les travailleurs précaires). L’argument invoqué est la lutte contre la fraude électorale, jamais établie, mais le résultat est que dans seize Etats aujourd’hui le droit de vote a été réduit et que les principales victimes sont les minorités. Cela s’ajoute au redécoupage opportun des circonscriptions électorales, qui favorise le vote des zones rurales blanches.
A l’issue des procédures de recours engagées par l’ancien ministre de la Justice lui-même, Eric Holder, la Cour suprême a déclaré, en 2013, que les mesures fédérales pour empêcher la confiscation du droit de vote des minorités raciales étaient obsolètes, l’ère du racisme étant révolue. Les Etats incriminés pouvaient donc procéder à leur guise. Le démantèlement de l’idée même de responsabilité collective et de solidarité vis-à-vis des faibles est ainsi justifié, de la Cour suprême aux think tanks néolibéraux : tous jugent oppressives les régulations, protections et autres politiques sociales visant à l’égalisation - relative - des conditions.
N’y a-t-il eu aucun progrès racial depuis l’élection d’Obama ?
On aurait tort de tourner en dérision la portée symbolique de l’élection de 2008. Qu’une famille noire occupe pour huit ans la Maison Blanche, bâtiment érigé par des esclaves, est une péripétie historique réelle. Mais l’Amérique noire ne se porte pas mieux pour autant. La haine raciale suscitée par l’élection de Barack Obama a exacerbé les effets de ce qui est le grand drame du pays : une ségrégation effarante qui isole les Américains riches et les pauvres, rend invisible la vie des Américains de couleur au reste de la nation. Chacun ne se voit que dans les yeux de ses voisins et n’entend de revendications légitimes que celles de son semblable.
Mais comme toujours dans ce pays de contestataires, ce sont des mouvements sociaux que vient le salut : dans le sillage de Black Lives Matter, des dizaines d’organisations reposent la question de la justice raciale et sociale, au-delà de la brutalité policière ; des collectifs se sont constitués pour l’augmentation du salaire minimum, le droit de se syndiquer et d’accéder à des services publics décents. Les silences de Barack Obama ont exacerbé leur clairvoyance. Pour ces activistes, la question n’est pas de savoir si tel employeur, tel policier ou tel juge est personnellement raciste, sexiste ou homophobe, mais quel est le résultat des décisions prises à l’aune de l’inégalité ? Ils dénoncent à juste titre les politiques d’austérité, avec leur cortège de fermetures d’écoles et d’incitations comminatoires au rendement dans les commissariats. Ils ont compris qu’elles étaient le nouveau subterfuge d’une énième résistance des tenants du statu quo.
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