Mercredi 16 avril 2014.
Personne ne ronge son frein dans les
appartements privés du président Michel Joseph Martelly. L’attente, entre gens
de lettres, universitaires, hauts fonctionnaires de l’Etat et diplomates, est
loin d’être désagréable. Le vin rouge semble de bon cru. Albert Chancy, au
piano, met le zeste de festif à ce cocktail donné par le chef de l’Etat en
l’honneur d’un immortel, l’enfant de Petit-Goâve, « l’écrivain du monde », Dany Laferrière.
Michel Martelly et Dany Laferrière lors de la cérémonie |
L’après-midi ne sera pas sans fin. Oh
que non ! Les choses s’accélèrent. Longtemps après 16 heures 30, la fanfare du
palais, sur la cour écrasée par la chaleur, joue l’hymne présidentiel pour le
chef et son invité. Les notes traversent portes et baies vitrées. C’est
tonique, sanguin, vivant. Quelques dizaines de secondes se noient dans le grand
sablier. Presque sur les talons du chef de l’Etat, l’homme au Remington 22,
veste gris cendre, à pas pesants, entre.
Sur son visage s’accroche un sourire
timide, semblable à celui d’un vertueux arpentant l’allée d’un bordel, tenaillé
par un besoin de plaisir. Les grands yeux de Dany Laferrière, en
quelques secondes, balaient cette petite salle. Ils s’arrêtent sur quelques
amis, quelques complices. Emmelie Prophète, Jean Euphèle Milcé, Gary Victor,
Frankétienne. Décrispation. Accolades. Intensité. Petit moment de communion
entre ces solitaires sonores, jongleurs de lettres, bricoleurs de rêves, de
bonheur.
Martelly, dans cet écrin, est dans
l’hommage « à l’un des illustres écrivains haïtiens contemporains ». Le ton
juste, le président évoque sa « fierté profonde » à l’annonce de l’élection de
Dany Laferrière à l’Académie française le 12 décembre
2013. Avec Dany, Haïti a eu son instant de gloire. Avec Dany, ce sont deux
cents ans de littérature haïtienne qui entrent chez les immortels.
« L’œuvre du 1er Haïtien, 1er Caribéen,
1er Québécois et Canadien à l’Académie est une " source d’inspiration
", indique Michel Joseph Martelly. Elle est empreinte de cette terre de
soleil, de beauté. Le parcours de Dany Laferrière est
celui d’un voyageur qui a vu le monde, goûté à d’autres cultures sans jamais laisser
sa terre natale » ajoute le chef de l’Etat.
Petit-Goâve habite son œuvre. A
Port-au-Prince, il a affiné ses armes avant de s’épanouir au Québec, observe
Michel Martelly, à côté, Dany Laferrière est sensible à cet hommage. « Je
n’aurais jamais cru que les 26 lettres de l’alphabet m’emmèneraient là »,
confie cet écrivain ayant passé son enfance à Petit-Goâve, à la frontière du
Sud et de l’Ouest, entre des montagnes et la mer bleu turquoise.
Personnalités du secteur éducatif qui ont assisté à cette cé rémonie |
Dans cette ville, le 88 rue Lamarre est
« l’adresse du bonheur de l’enfance », explique Dany, protégé par des femmes.
Pendant les années de plomb de la dictature des Duvalier, cela a permis,
raconte l’écrivain, d’observer le vol soigneux d’un papillon, d’écouter en
silence les émotions de la ville en épiant les conversations de grandes
personnes.
Dany regardait tomber la pluie tout en
sachant qu’elle n’atteindrait jamais le 36e bric de la maison d’en face. Dans
la tête de l’enfant qu’il était, en silence, se construisait une idée de la
narration. Plus tard, les « la fraîcheur », ces femmes mi-prostituées
mi-maîtresses qui ont habité son imaginaire, explique Dany Laferrière, qui
croit que ces belles ont inventé la modernité. Ce sont elles, ces femmes-là,
qui lui ont inspiré des années après le roman « Le goût des jeunes filles ».
A Port-au-Prince, 19 ans, Dany Laferrière, le
jeune journaliste, se souvient d’une interview avec Frankétienne, auteur en
1972 de « Ultravocal ». De Frankétienne, DL dit que "c’est l’être le moins
snob " qu’il connaisse. « J’avais un modèle, je n’étais pas seul », confie
Dany Laferrière en évoquant le père du "spiralisme", cette rupture
qui s’inscrit aussi dans la continuité.
A
Montréal où il a débarqué en 1976, après l’assassinat de son ami, le
journaliste Gasner Raymond, DL évoque ses huit années difficiles dans les
usines. La galère, comme vécue par ¼ de travailleurs dans le monde, dans les
sous-sols des villes, a donné de l’authenticité à ses mots. « Il faut raconter
la vie des gens si l’on veut être artiste », témoigne l’auteur de " Comment
faire l’amour à un nègre sans se fatiguer ".
Sur sa machine à écrire, son Remington
22, Dany Laferrière se souvient encore de ces mots qui ont suivi des millions
d’autres, pesés dans des livres : « Pas croyable. C’est la quatrième fois que
Bouba joue cette musique ». Ce style simple, en apparence accessible, c’est du
Dany, l’écrivain que l’on croit être, que l’on se croit capable de devenir. Et
pourquoi pas ?
DL, enfant, parle de la France. De la
littérature de ce pays. D’auteurs, dont le Britannique Kipling, "
Capitaine courageux ", capable de mener pêcher un enfant d’Haïti jusqu’à
Terre-Neuve par la magie des mots, de l’imaginaire.
Vidéo de la cérémonie
Ce Dany Laferrière, « pierre par pierre,
a construit une œuvre qui traverse le temps. Il était déjà un immortel », dit
Frankétienne, ajoutant que ce monsieur est un « homme bon ». « Dany n’a jamais
eu la grosse tête. Il dit la vérité avec tendresse et un humour parfois mordant
», soutient Frankétienne, qui y va de sa prophétie. Dans un siècle, deux
siècles, nos enfants, nos petits-enfants parleront de Dany Laferrière, comme on
parle de ce monument, la Citadelle Laferrière, affirme Frankétienne.
«L’hommage à Dany est mérité. Le
président a fait un discours approprié à la circonstance. Je pense que cela a
été un grand moment », confie Gary Victor, une autre grande plume d’Haïti, en
marge de la partie officielle de ce cocktail.
Courtoisie / Le Nouvelliste
Par :Roberson Alphonse
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