Hommage posthume à Jean Kerby,
pionnier du langage clair et simple dans le droit canadien
Par Eddy Cavé, eddycave@hotmail.com
Au moment de son décès, Jean Kerby faisait partie de l’équipe des pionniers du ministère de la Justice du Canada qui a conçu le régime actuel de rédaction parallèle des lois fédérales en anglais et en français. En outre, il s’apprêtait à livrer une bataille colossale pour la rédaction des lois dans une langue plus accessible au grand public.
« Juriste de formation civiliste, M. KERBY a enseigné le droit comparé à l'Université d'Ottawa et exercé les fonctions de traducteur et de réviseur à la section des lois du Bureau fédéral des traductions, avant d'entrer au ministère de la Justice comme jurilinguiste chargé de la rédaction française des lois. Depuis la rédaction de ce texte, M. Kerby est décédé subitement en juin 1982. »
Jean Kerby |
Avec le recul, cet article m’apparaît comme la première déclaration publique faite au Canada français par un juriste de cette envergure en faveur de la rédaction des lois en langage clair et simple et, par voie de conséquence, des textes de natures diverses ayant une portée juridique. Par contre, dès 1978, le président Jimmy Carter avait adopté un décret-loi obligeant les organismes fédéraux américains à rédiger leurs règlements en anglais clair et simple, c’est-à-dire « dans la langue que comprennent les citoyens qui doivent s’y conformer ». Ce décret-loi, d’importance toutefois capitale dans l’évolution de la langue du droit administratif, n’eut guère d’échos à l’époque ni en France, ni au Canada français, ni en Haïti. […]
Le point
de vue de Jean Kerby sur l’enseignement de la traduction
Devant l’immensité et la complexité de la tâche à abattre pour appliquer dans le domaine du droit les dispositions de la Loi sur les langues officielles, votée en 1969, Jean Kerby préconisa l’idée d’embrigader le plus grand nombre possible de traducteurs dans la traduction juridique. Il était convaincu qu’on ne pourrait jamais traduire toutes les lois du pays dans un laps de temps raisonnable s’il fallait compter exclusivement sur les avocats bilingues. Aussi fallait-il, selon lui, inscrire la traduction juridique comme matière obligatoire au programme de toutes les écoles de traduction du pays. Dans l’article cité plus haut publié dans le collectif de Jean-Claude Gémar, il écrit à ce sujet :
« Il est donc indispensable que la compréhension du droit ne soit pas réservée à une élite triée sur les bancs des facultés de droit, seule apte à entendre le langage juridique. Ce langage doit, dans une certaine mesure, être celui de tout le monde (les caractères gras sont de nous). D'où la nécessité d'initier à la traduction juridique ceux qui se destinent à la traduction générale. »
Sans avoir abordé explicitement les enjeux de la traduction vers le créole, Jean Kerby peut être une source d’inspiration très fructueuse pour tous ceux et celles qui se penchent aujourd’hui sur cette question. Dans sa vision, le pays qui institutionnalise le bilinguisme doit disposer d’un large réservoir de traducteurs compétents et produire un flux continu d’adeptes du langage clair et simple.
En Haïti, l’idée de Kerby de dire et d’écrire le droit dans le
langage de tout le monde n’a toujours pas bonne presse. En effet, un grand
nombre de nos lettrés considèrent ce langage avec dédain et y voient un
obstacle au progrès, un élément d’appauvrissement intellectuel,
Au fait,
qui était Jean Kerby?
Né en
Haïti en 1930, Jean Kerby avait fait ses études primaires et secondaires au
collège congréganiste Saint-Martial, dont l’enseignement austère et puritain
marquera toute sa vie. Puis, il s’inscrivit à la Faculté de droit de
l’Université d’Haïti où il obtint sa licence en 1953. Il s’inscrit alors au
Barreau de Port-au-Prince, effectue son stage et se rend en France pour un doctorat.
On le retrouve ensuite en Algérie, puis au Maroc où il travaille dans les
services du contentieux de deux banques privées. Il émigre au Canada à la fin
des années 1960.
Détenteur
d’un doctorat d’État en droit comparé de l’Université de Paris, Jean Kerby
était un bon échantillon de l’universitaire français ouvert aux grands courants
d’idées venant du Royaume-Uni, où il avait étudié l’anglais, et des États-Unis
d’Amérique, dont il avait étudié en profondeur les institutions politiques et
les pratiques juridiques.
Détail
intéressant de son parcours, il détenait aussi un brevet de terminologie et de
traduction juridiques décerné en 1966 par l’Institut de droit comparé de
l’Université de Paris. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait adhéré très tôt
et assez facilement aux théories avant-gardistes exposées à cette époque dans
de nombreuses études sur la rédaction en langage clair et simple des lois, des
décisions judiciaires, des contrats, etc.
Jean Kerby a publié dans diverses revues spécialisées, notamment Les cahiers de droit, et cosigné en 1975 avec le professeur de droit comparé Clarence Smith un ouvrage bilingue qui fait encore autorité Le droit privé au Canada – Private Law in Canada.
Jean Kerby a publié dans diverses revues spécialisées, notamment Les cahiers de droit, et cosigné en 1975 avec le professeur de droit comparé Clarence Smith un ouvrage bilingue qui fait encore autorité Le droit privé au Canada – Private Law in Canada.
Vie et mort
tragique de Jean Kerby
Au moment de notre première rencontre à Ottawa en 1971, Jean enseigne le droit comparé au programme des études supérieures de l’Université d’Ottawa. En 1978, cette dernière perd la subvention à l’enseignement de cette branche du droit et met fin au programme. C’est alors que se produisent dans sa vie les changements de cap dont Jean-Claude Gémar parle plus haut et qui l’amènent au ministère fédéral de la Justice.
Son
avancement et son traitement sont limités par le fait qu’il n’est pas membre du
Barreau canadien. Cette possibilité ne lui est toutefois pas interdite, mais il
doit commencer par obtenir une licence en droit dans la même faculté où il a
enseigné au niveau de la maîtrise et du doctorat. Le Ministère lui accorde en
1980 un congé payé au cours duquel il réétudie les rudiments du droit en
compagnie d’un groupe de jeunes fraîchement sortis du secondaire. Il boucle le
programme en une année et s’inscrit immédiatement à l’École du Barreau en
septembre 1981. […]
Ce mercredi matin de juin 1982 où Jean se présente à son dernier examen, je prends l’avion pour mes vacances annuelles en Haïti. L’examen terminé, Jean va fêter sa réussite chez ses intimes Gisèle Fard et Ryo Cantave, interprètes tous les deux à la Chambre des Communes. Apéros, repas délicieux généreusement arrosé de bon vin. On mange, on boit, on fume, on rit aux éclats en écoutant de vieux disques de l’ensemble Aux calebasses et de la Sonora Matancera. On se sépare relativement tôt, car il faut travailler le lendemain...
Contrairement à ses habitudes, Ti-Jean n’appelle pas le lendemain pour donner des nouvelles, pour remercier et parler de sa belle soirée, du soulagement ressenti au terme de cette terrible course d’obstacles. Cela inquiète d’autant plus Gisèle et Ryo qu’ils savent qu’il est toujours seul. [..]. Ne le voyant pas le samedi, le couple décide de se rendre à son appartement. Le choc est terrible. Ti-Jean était mort depuis plus de deux jours. En revenant du souper, il avait été terrassé par une violente crise cardiaque et il n’eut même pas le temps d’enlever son manteau. Il s’assit près du téléphone qu’il essaya de décrocher… et ce fut la fin. […].
J’étais alors en Haïti. Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendu deux fois dans les locaux de l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir pour écrire un article destiné à le faire connaître dans son propre pays. Je sais encore gré à Dieudonné Fardin, le directeur-propriétaire, d’avoir alors mis à ma disposition, non seulement les colonnes de son périodique, mais aussi son personnel et son propre bureau.
Au moment de notre première rencontre à Ottawa en 1971, Jean enseigne le droit comparé au programme des études supérieures de l’Université d’Ottawa. En 1978, cette dernière perd la subvention à l’enseignement de cette branche du droit et met fin au programme. C’est alors que se produisent dans sa vie les changements de cap dont Jean-Claude Gémar parle plus haut et qui l’amènent au ministère fédéral de la Justice.
Ce mercredi matin de juin 1982 où Jean se présente à son dernier examen, je prends l’avion pour mes vacances annuelles en Haïti. L’examen terminé, Jean va fêter sa réussite chez ses intimes Gisèle Fard et Ryo Cantave, interprètes tous les deux à la Chambre des Communes. Apéros, repas délicieux généreusement arrosé de bon vin. On mange, on boit, on fume, on rit aux éclats en écoutant de vieux disques de l’ensemble Aux calebasses et de la Sonora Matancera. On se sépare relativement tôt, car il faut travailler le lendemain...
Contrairement à ses habitudes, Ti-Jean n’appelle pas le lendemain pour donner des nouvelles, pour remercier et parler de sa belle soirée, du soulagement ressenti au terme de cette terrible course d’obstacles. Cela inquiète d’autant plus Gisèle et Ryo qu’ils savent qu’il est toujours seul. [..]. Ne le voyant pas le samedi, le couple décide de se rendre à son appartement. Le choc est terrible. Ti-Jean était mort depuis plus de deux jours. En revenant du souper, il avait été terrassé par une violente crise cardiaque et il n’eut même pas le temps d’enlever son manteau. Il s’assit près du téléphone qu’il essaya de décrocher… et ce fut la fin. […].
J’étais alors en Haïti. Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendu deux fois dans les locaux de l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir pour écrire un article destiné à le faire connaître dans son propre pays. Je sais encore gré à Dieudonné Fardin, le directeur-propriétaire, d’avoir alors mis à ma disposition, non seulement les colonnes de son périodique, mais aussi son personnel et son propre bureau.
L’héritage
de Jean Kerby
Pour lui, la langue était un instrument de mise en œuvre de la démocratie participative et la langue du droit une pièce importante du dispositif de protection des droits du citoyen ordinaire. Il a donné sa vie pour l’une et pour l’autre. Décédé avant 1986, il n’a pas eu le bonheur de prêcher son évangile sur sa terre natale. C’est bien dommage, mais il n’est pas trop tard…
Trente ans après sa mort, le régime canadien de rédaction parallèle des lois fédérales est solidement implanté au Canada. Ses idées sur le langage clair et simple ont cessé d’être une vue de l’esprit et s’appliquent dans un nombre croissant de domaines, notamment le droit administratif, la fiscalité, les assurances, les services bancaires, les soins de santé. Mais combien de fonctionnaires ou de jeunes juristes du ministère de la Justice, de juristes et de traducteurs connaissent la contribution de ce pionnier à la mise en place de ce régime au Canada? Combien d’entre eux connaissent l’histoire de Jean Kerby, son apport à l’évolution des conceptions en matière de rédaction des lois, ses convictions intimes sur la langue du droit, la traduction juridique, la traduction générale, la terminologie?
Plus triste encore, son œuvre est complètement inconnue dans son pays d’origine où son combat pour écrire les lois dans « le langage de tout le monde » n’a même pas commencé. Sur la terre natale et dans la diaspora haïtienne, seuls se souviennent de lui les survivants de sa génération et le peu de gens qui l’ont connu. Il méritait un tout autre destin.
Dans le débat actuel sur le bilinguisme français-créole en Haïti, l’héritage de Jean Kerby dans le domaine juridique amène à poser deux grandes questions : Va-t-on passer directement du jargon juridique traditionnel au créole ou va-t-on passer par l’étape intermédiaire du langage clair et simple? Quelle que soit la réponse à cette question, va-t-on adopter ou rejeter la solution de la rédaction parallèle des deux versions française et créole?
Pour lui, la langue était un instrument de mise en œuvre de la démocratie participative et la langue du droit une pièce importante du dispositif de protection des droits du citoyen ordinaire. Il a donné sa vie pour l’une et pour l’autre. Décédé avant 1986, il n’a pas eu le bonheur de prêcher son évangile sur sa terre natale. C’est bien dommage, mais il n’est pas trop tard…
Trente ans après sa mort, le régime canadien de rédaction parallèle des lois fédérales est solidement implanté au Canada. Ses idées sur le langage clair et simple ont cessé d’être une vue de l’esprit et s’appliquent dans un nombre croissant de domaines, notamment le droit administratif, la fiscalité, les assurances, les services bancaires, les soins de santé. Mais combien de fonctionnaires ou de jeunes juristes du ministère de la Justice, de juristes et de traducteurs connaissent la contribution de ce pionnier à la mise en place de ce régime au Canada? Combien d’entre eux connaissent l’histoire de Jean Kerby, son apport à l’évolution des conceptions en matière de rédaction des lois, ses convictions intimes sur la langue du droit, la traduction juridique, la traduction générale, la terminologie?
Plus triste encore, son œuvre est complètement inconnue dans son pays d’origine où son combat pour écrire les lois dans « le langage de tout le monde » n’a même pas commencé. Sur la terre natale et dans la diaspora haïtienne, seuls se souviennent de lui les survivants de sa génération et le peu de gens qui l’ont connu. Il méritait un tout autre destin.
Dans le débat actuel sur le bilinguisme français-créole en Haïti, l’héritage de Jean Kerby dans le domaine juridique amène à poser deux grandes questions : Va-t-on passer directement du jargon juridique traditionnel au créole ou va-t-on passer par l’étape intermédiaire du langage clair et simple? Quelle que soit la réponse à cette question, va-t-on adopter ou rejeter la solution de la rédaction parallèle des deux versions française et créole?
Très cher
Jean,
Trente ans après ta disparition soudaine, je me prosterne devant ta stature de visionnaire, la majesté de tes vues, la richesse de l’héritage que tu nous as légué. C’est avec des combattants de ta trempe et des visionnaires de ton calibre que les peuples qui veulent d’un avenir prospère forgent leur destinée.
Trente ans après ta disparition soudaine, je me prosterne devant ta stature de visionnaire, la majesté de tes vues, la richesse de l’héritage que tu nous as légué. C’est avec des combattants de ta trempe et des visionnaires de ton calibre que les peuples qui veulent d’un avenir prospère forgent leur destinée.
Trente
ans après, je reprends ton combat sans prétention aucune, sans illusions
démesurées, mais avec ferveur, détermination et foi en l’avenir.
Eddy Cavé eddycave@hotmail.com
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