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| Himler Rébu Jean Ernest Muscadin |
Le texte d’Amos Cincir, intitulé « Haïti : quand les justiciers de circonstance deviennent les prophètes d'une République perdue », a le mérite du style, mais il pèche par excès de posture. Il dénonce, sans comprendre ; il accuse, sans situer ; il moralise, sans mesurer la profondeur du désastre. Son indignation est brillante, mais elle demeure stérile.
L’auteur, juché sur sa tribune diplomatique autoproclamée, voit en Jean Ernest Muscadin et Himmler Rébu les symboles d’une dérive populiste et autoritaire. Il leur oppose l’idéal d’un État rationnel, d’une République réconciliée avec le droit. Belle idée, certes, mais dans le pays réel — celui des routes éventrées, des commissariats sans cartouches, des postes de police sans policiers et des tribunaux sans juges — la morale, à elle seule, ne suffit plus.
Quand l’État s’effondre, il ne reste que des fragments de légitimité : l’homme d’action, le chef local, le justicier improvisé. Muscadin n’est pas un symptôme d’arriération, il est le produit d’un vide. Le vide laissé par un État absent, par ceux qui, depuis trente ans, ont réduit la politique et la sécurité du pays à de simples bavardages, laissant la nation livrée à elle-même.
Quant au colonel Himmler Rébu, on peut railler
son verbe martial, mais l’on ne saurait effacer l’ombre d’une époque qu’il
symbolise — celle où servir l’État se confondait encore avec un acte de foi,
presque religieux. Il fut de cette génération d’hommes persuadés que l’uniforme
suffisait à incarner la vertu, que la posture tenait lieu de bravoure. Ses
détracteurs parlent de discipline, mais n’en connaissent que la légende. Ils
n’ont jamais senti le froid du matin dans la cour d’un casernement, ni entendu
le silence lourd qui précède l’ordre de marcher.
Pourtant, de ce corps jadis proclamé d’élite, Rébu n’a conservé que la voix — une voix d’airain usé, résonnant dans le vide. Il parle comme un tambour crevé au fond d’un carnaval républicain : beaucoup de bruit, peu d’écho. Théoricien sans champ de bataille, général sans armée, il s’est réfugié dans le confort de la rhétorique, faisant du mot son dernier uniforme. Le verbe, chez lui, a remplacé l’action comme la parade remplace la guerre.
Et tandis que les discours s’empilent comme des
drapeaux délavés, d’autres hommes — plus frustes peut-être, mais plus entiers —
se dressent dans la poussière. Là où Rébu déploie sa grammaire, Muscadin
brandit sa témérité.
L’un théorise la République depuis un balcon,
l’autre la défend, sabre invisible à la main, au milieu du fracas et du sang.
Sans l’élan de cet héroïsme brut, le Grand Sud serait depuis longtemps un territoire perdu, livré aux corbeaux — tout comme Martissant, à quelques kilomètres à peine de la résidence du colonel Rébu, est devenu un champ de désolation où même la honte a cessé de pousser.
Dans un pays où les généraux parlent et où les justiciers agissent, il faut bien parfois que la balle accomplisse là où la phrase échoue.
Car c’est bien là le cœur du drame haïtien : les uns parlent au nom de la loi qu’ils n’ont jamais su défendre, les autres agissent dans le vide qu’ils ont laissé. Et entre les deux, le peuple, ce peuple qu’on accuse d’émotion, survit dans un théâtre d’hypocrisies.
Haïti ne mourra pas d’un trop-plein d’action, mais d’un trop-plein de paroles. Elle ne se relèvera que lorsque la parole retrouvera le courage de se salir les mains, et que l’action cessera d’être aveugle. Ce jour-là seulement, la République cessera d’être un mirage récité à voix haute, et redeviendra ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un devoir silencieux, mais vivant.
Hervé Gilbert

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