"La notion de 'guerre privée' traverse l'esprit"
Mouammar Kadhafi et Nicolas Sarkozy, lors du sommet du G8 le 10 juillet 2009 |
Pour Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières,
la mise en examen de Nicolas Sarkozy permet une autre lecture de la guerre en
Libye. Interview.
Par Sarah Diffalah
La mise en examen de
Nicolas Sarkozy dans l'affaire libyenne a fait remonter des
interrogations quant aux raisons du déclenchement, en 2011, de la guerre en
Libye. L'ancien président de la République se serait-il engagé dans une intervention
militaire pour effacer les traces d'un financement illégal libyen de sa
campagne de 2007 ? "On peut légitimement se poser des questions,
connaissant l'ampleur de cette affaire et les liens tissés entre Kadhafi et
Sarkozy, sur les raisons privées de cet acharnement militaire, dont on peut se
demander aussi s'il ne s'agissait pas d'effacer des traces et des témoins
gênants", a dit Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, qui a enquêté
pendant sept ans sur ces soupçons de financement.
Rony Brauman, cofondateur et ancien
président de Médecins sans frontières, auteur de "Guerres
humanitaires ? Mensonges et intox" (Editions Textuel), estime lui
aussi que cette mise en examen est l'occasion de faire une autre lecture de
cette intervention militaire et appelle à l'ouverture d'une commission
d'enquête parlementaire. Interview.
Dans une récente interview,
vous dites que la mise en examen de Nicolas Sarkozy est une "occasion de
revisiter les circonstances dans lesquelles la guerre en Libye a été
conduite". Que voulez-vous dire ?
La relation qu'entretenait
Nicolas Sarkozy avec Mouammar Kadhafi a été rompue dans des circonstances
inédites. Alors que le dirigeant libyen était un partenaire proche, une
opportunité d'ouverture stratégique sur l'Afrique, le consommateur de nos
principaux biens dans le nucléaire, il est devenu, du jour au lendemain,
l'ennemi numéro un à abattre. Cette bascule mérite d'être analysée et comprise.
Jusqu'à présent, personne n'a
été en mesure de donner une explication rationnelle. Les relations financières
entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi pourraient être une explication. Et
surtout, je vois dans cette réouverture du dossier franco-libyen, au sens
politique, l'occasion de revenir sur les bobards propagandistes qui ont été
martelés en mars 2011 et qui ont servi de préparation psychologique à une
entrée en guerre visant, manifestement, à renverser ce régime.
Quels sont ces mensonges ?
Le premier d'entre eux a été le
bombardement par l'aviation libyenne de manifestants pacifiques qui défilaient
à Tripoli en solidarité avec Benghazi. Je ne sais pas s'il y a eu ou non
manifestation, mais ce dont je suis absolument certain, car c'est étayé par des
témoignages et par une reconnaissance de la Maison-Blanche, c'est qu'il n'y a
jamais eu d'action aérienne libyenne, ni à Tripoli, ni ailleurs. C'est un
mensonge diffusé par la chaîne Al-Jazeera, la voie du Qatar qui a mis tout son
poids financier et diplomatique pour 'neutraliser' Mouammar Kadhafi.
Quelques jours plus tard, on
apprend que des charniers refermant 6.000 corps viennent d'être découverts. Là
encore, aucune photo n'est venue confirmer cette information. Cette affirmation
a été prise pour une vérité, que personne ne pouvait remettre en question et
faisait monter la pression.
Enfin, et ça va très vite, après
la reconnaissance, le 10 mars, du CNT – dont on n'avait jamais entendu parler –
comme gouvernement transitoire, on nous dit qu'une colonne de chars fonce sur
Benghazi, que la ville va être rayée de la carte. Et pourtant, ni les
satellites, ni les avions d'observation ne voient cette colonne de chars qui
est censée progresser dans une région totalement désertique, aride et parmi les
régions les plus photographiées à ce moment-là.
C'est pourtant sur la foi de
cette menace que, le 19 mars, la France envoie ses Rafale attaquer, non pas une
colonne de chars qui se dirigent vers Benghazi, mais quatre chars qui sortaient
de la ville et qui avaient déjà été mis en déroute par des rebelles armés.
Cette séquence de mensonges,
acceptée par l'opinion, une bonne partie de la presse et des responsables
politiques y compris l'opposition, doit être revisitée.
A l'époque, on n'avait pas pu
vérifier les informations rapidement, mais aujourd'hui il serait intéressant de
revenir sur la perméabilité mentale dont on a fait preuve face à ces
affirmations totalement fabriquées.
En quoi la mise en examen de
Nicolas Sarkozy pourrait-elle, selon vous, être liée de près ou de loin à une
sorte de "guerre privée", comme l'a évoqué Mediapart ?
Je me garderai bien de répondre
à cette question. Nous verrons bien ce que l'instruction, voire le procès,
donneront. Mais cette notion de "guerre privée" traverse
immanquablement l'esprit. On peut se demander si Nicolas Sarkozy ne réglait pas
un compte avec quelqu'un qui aurait été susceptible de le faire chanter ou qui
avait déjà commencé à le faire. Des millions d'euros étaient en jeu. Sans
compter sa position symbolique et sa réputation politique.
Ce qui expliquerait que la
France ait lâché du jour au lendemain Mouammar Kadhafi ?
Jusqu'en janvier 2011, une
compagnie française livrait un logiciel de surveillance électronique au régime
de Kadhafi. Un logiciel qui relève des questions de sécurité et qui est
forcément passé par le filtre des commissions gouvernementales d'exportation de
matériels sensibles. La France et la Libye filait une parfaite lune de miel.
Quelque chose s'est passé là, fin janvier.
N'a-t-on pas, malgré tout, évité
un massacre comme le plaident encore de nombreux anciens partisans de
cette guerre ? N'a-t-on pas plus prosaïquement surévalué la situation en
toute bonne foi ?
Non, on a surévalué la situation
à la suite d'allégations déjà mensongères. Les chars aux portes de Benghazi ne
sont pas en soi un mensonge. En effet, il y avait une trentaine de chars, selon
les informations que j'ai pu recueillir, qui étaient stationnés là depuis
longtemps. Mais ce n'était pas une colonne qui se dirigeait vers Benghazi.
C'était une position de blindés à la sortie de Benghazi. Ils ne pouvaient pas
représenter une menace sérieuse sur une ville d'un million d'habitants, étendue
sur près de 300 km², dont une partie des habitants, quasi entièrement acquise à
l'opposition, avaient déjà un savoir-faire militaire, et qui avaient attaqué
deux casernes leur permettant de s'armer.
En comparaison, ce sont des
milliers de chars qui ont déferlé sur Budapest en 1956 et des douzaines de
milliers d'hommes. Et pourtant, ils ont mis un certain temps à réduire une
rébellion pacifique !
Il y a eu un double bluff à
Benghazi : le caractère urgent et impératif d'une intervention et
l'exagération d'une menace qui était en fait très limitée. On a fait mine de
prendre au pied de la lettre la rhétorique ignoble et guerrière de Saïf al-Islam
qui parlait de "rivières de sang" qu'il allait "faire couler
dans les rues de Benghazi" pour réduire "la rébellion
terroriste". Mais ce n'étaient que des mots. Personne, correctement
informé, ne pouvait ignorer qu'il n'avait pas les moyens militaires pour mettre
à exécution ses menaces. C'était une façon de bomber le torse.
Je ne crois donc pas du tout que
cette menace a été brandie de bonne foi. Elle servait un propos d'entrée en
guerre, pour installer un climat d'urgence vital, propice à suspendre toute possibilité
de délibérations, toute distance critique, toute volonté d'analyse de la
situation, au nom de l'impérieuse nécessité de procéder à un sauvetage, sans
quoi des dizaines de milliers de morts auraient été à déplorer. C'est un
chantage moral qui a fonctionné.
Aurait-on pu faire autrement,
s'il y avait eu toutefois un doute sur les intentions du régime de Kadhafi
?
Bien sûr. On n'était pas face à
une alternative fermée entre le spectacle contemplé passivement de la mort
infligée ou l'entrée en guerre. Il y avait, par exemple, vu le déploiement qui
était déjà à l'œuvre en Méditerranée, le groupe aéronaval qui permettait de
faire voler au-dessus de la colonne de chars – si elle existait – des avions et
des hélicoptères d'assaut pour envoyer des messages dissuasifs. Tout ça pouvait
être assuré sans coup férir.
Mais ce n'est pas ce qu'on
voulait : on voulait porter des coups. Nicolas Sarkozy voulait sa guerre
d'Irak. Après tout, il avait soutenu Bush dans son invasion en Irak en 2003. Il
se situait dans ce courant néoconservateur, où l'usage de la force peut être
vertueuse et enclencher la démocratie.
Et quid de la mort de Kadhafi ?
La mort de Kadhafi renforce ces
questions. Quand on parle du financement par Kadhafi de la campagne de Nicolas
Sarkozy de 2007, on pense immédiatement aux circonstances dans lesquelles le
chef libyen a été abattu. Il s'agit d'un meurtre. Avec préméditation.
Rappelons les faits : Mouammar
Kadhafi sort de la ville de Syrte dans un convoi civil. Il est attaqué par une
escadrille de l'Otan. Son véhicule est touché. Il est blessé. Il sort et est
capturé par la rébellion. Il est battu et transféré à Misrata. Il est mis à
mort, il n'y pas de doute là-dessus. On ne peut pas s'empêcher de se demander
pourquoi ?
C'était quand même une sacré
prise. La CPI était déjà mobilisée et on sait qu'il y avait des forces
françaises au sol, cela n'a jamais été démenti. Je dis donc que toute personne
sujette à un chantage a un premier réflexe : comment se débarrasser de
lui ? Surtout si on n'a pas envie que l'enjeu du chantage soit exposé sur
la place publique. Donc oui, ça vient renforcer cet esprit de suspicion.
Que répondez-vous à ceux, comme
Bernard-Henri Lévy, qui soutiennent que sans intervention en Libye, on aurait
pu avoir une situation comparable à la Syrie, avec ses milliers de morts et ses
myriades de groupes djihadistes ?
C'est en accusant Saddam Hussein
d'avoir utilisé des djihadistes, en envahissant son pays, qu'on a accéléré le
problème djihadiste en Irak. Les remèdes ont été pires que le mal qu'on voulait
corriger. Donc je ne vois pas la force de cette argumentation.
Par ailleurs, la Libye n'a pas
le voisinage de la Syrie, l'implication de dizaines de pays dans le conflit. La
Libye aurait pu évoluer comme la Tunisie. Bernard-Henri Lévy, puisque vous le
citez, ferait mieux de s'interroger sur les énormités qu'il a proférées à
l'époque plutôt que sur des schémas alternatifs, et faire de l'histoire
contrefactuelle. Une histoire libyenne était possible, selon d'autres schémas
moins désastreux que celui de la Syrie.
Pour dissiper les doutes, la
Grande-Bretagne a réalisé une enquête parlementaire. En France, on en est loin.
Comment l'expliquez-vous ? Un manque d'autocritique ?
L'autocritique est toujours un
exercice difficile. Ça se comprend. Mais le Parlement est là pour faire de la
politique et contrôler l'exécutif, pas de la psychologie. Or en France, le
Parlement a des pouvoirs d'investigation limités. Il est temps de sortir de ce
système et de donner au Parlement plus de prérogatives, en particulier sur
l'acte le plus fort, celui de décider d'entrer en guerre contre un autre Etat.
"Juridiquement béton"
: qui sont les juges en charge de l'affaire libyenne ?
Nicolas Sarkozy a engagé une
guerre contre la Libye et décidé d'abattre son régime avec l'approbation de 80%
du Parlement. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles les parlementaires
ne se pressent pas pour créer une commission d'enquête qui les mettrait en
cause eux-mêmes.
Il est important que le Parlement
de mon pays enquête sur cette guerre aux conséquences désastreuses, même si
elle a été menée avec beaucoup de précaution du point de vue militaire. La
vérité juridique établie par les juges peut ensuite coïncider avec la vérité
historique et politique dont le Parlement doit se saisir.
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Sarah Diffalah
Journaliste
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