Par Max Dorismond mx20005@yahoo.ca
Sylvie Desgroseilliers |
À la voir sur scène, à entendre sa tonalité,
un frétillement naturel vous secoue le corps en son entier. Instinctivement, sa
chaleur communicative vous transporte quelque part où le soleil est
omniprésent, au pays de son paternel, l’irrésistible Guy Durosier , le
souffle puissant d’Haïti.
Justement, me voilà en
vacances en Haïti et principalement à Jacmel pour cinq
jours, du 22 au 26 février, coïncidant avec le carnaval du dimanche 23. Cette
Cité fut décapitée, froissée, dépecée, émasculée comme un vulgaire
chiffon le 12 janvier 2010, lorsque l’île entière a reçu la visite inopinée de
l’Enfer. Ce qui m’arracha un poème, une note de colère, dans un « Dialogue avec Dieu »,
un style que j’avais chevauché pour la dernière fois de ma vie à l’âge de 18
ans. Or, aujourd’hui, du séisme, presque point de trace.
L'ambiance carnavalesque à Jacmel le 23 février 2014 |
Pourquoi donc, cette fille de la neige
éternelle, Sylvie Desgroseilliers,
vient-elle me hanter jusque chez-nous? Mystère! Est-ce le soleil, la mer ….. ?
Tout
d’abord, sa prestation durant un été à Montréal m’avait fasciné. Sa puissance
vocale me rappelle toujours celle de son père en 1970 au Capitole à
Port-au-Prince. De plus, elle a publié au début de février, en regard du « Mois
de l’Histoire des Noirs », un texte autobiographique : « J’aime ma couleur café….au lait ».
Surprenante et sincère, elle n’a laissé personne indifférente. Dans ce court
portrait, elle parle de son père, Guy Durosier découvert sur le tard, de
sa mère québécoise, de sa vie, de sa famille, de son mari d’origine
haïtienne….et surtout de l’appel du chant auquel elle a toujours répondu.
Découvrant son talent, sa mère lui parlait toujours de cette grande vedette,
qu’est son père. Elle en raffolait et rêva toujours de rencontrer cet Elvis
Noir. Finalement, la cloche a résonné avant le départ de Guy pour l’au-delà. Ce
fut une deuxième naissance pour la Belle Sylvie.
D’une beauté à faire pâlir les anges du ciel,
de couleur café au lait, élancée, avec le profil caractéristique de Guy Durosier et
la cadence rythmique des chanteuses de chez-nous. Elle ouvre son tour de chant
avec grâce et entrain. La salle s’emballe et la gent masculine tressaille, bien
sûr, à l’envers de leur rêve. Québécoise et francophone, tributaire
d’un talent hors catégorie, héritage du padre, Sylvie envoûte l’Amérique et
l’Europe dans les deux langues. Ses tours de chants ne passent jamais
inaperçus. Elle remplit les salles le temps de le dire. Adorant le soul, elle
effectue en chantant un voyage dans l’interprétation de quelques chansons des
femmes qui ont marqué leur époque, telles que: Joséphine Baker, Mahalia
Jackson, Billie Holiday, Célia Cruz, Gladys Knight, Etta James, Aretha
Franklin, Tina Turner, Patty Labelle, Donna Summer, Gloria Gaynor et la très
regrettée Whitney Houston. D’une voix au multiple registre, elle fait passer
toute la gamme de l’émotion des principales chanteuses noires qui ont envoûté
l’Amérique et le monde. Écoutez-la dans :
En fait, depuis sa découverte à Montréal au
cours d’un concert, son nom et sa voix habitaient mes souvenirs. Parlant
d’histoire des noirs, fille de Durosier ou non, Sylvie possède la vocalise
parfaite et nécessaire pour interpréter deux chansons-phares de l’histoire
épique des nègres de l’Amérique: le magistral hymne de son père : Nous
et l’immortelle « Strange fruit » interprétée par Billie Holiday.
A entendre ces deux tubes, d’une époque différente l’une de l’autre, on
frémit d’émotion.
Strange fruit
Tout d’abord « Strange fruit », un poème écrit en 1937 et chanté par Billie Holiday en 1939 après maintes pressions sur cette dernière pour enlever la chanson de son répertoire. Strange fruit ou Fruit étrange, demeure une chanson de protestation rappelant les corps des nègres pendus dans les arbres du sud ». Le fresque ci-dessous vous apporte la dimension de l’œuvre. On la retrouve classée dans la liste des « Chansons du siècle » par la Recording Industry of America en 1995 et par la National Endowment of the Arts en 1999. En 1939,elle fut très appréciée par un certain public et dénoncée par d’autres au point que Mme Holiday fut mise à la porte de La ville de Mobile en Alabama, rien que pour avoir essayé de fredonner l’œuvre.
Nous
Cette chanson
écrite par Guy
Durosier et dédiée à Martin Luther King, suite à son assassinat fut un cri
de ralliement des noirs francophones et anglophone de l’Amérique. J’ai
souvenance encore de cette soirée d’été de 1970 où je l’avais écoutée pour la
première fois au Capitol à Port-au-Prince. Presque tous les mouchoirs étaient
humectés de quelques larmes. La petite histoire aussi, rapporte que
l’auteur l’avait interprétée en privé et en anglais pour la famille King. A
l’époque, la femme du pasteur, ébranlée par la justesse des mots, avait
jugé nécessaire de conseiller à Guy, comme pour « Strange Fruit » de Billie
Holiday, de garder la chanson sous la glace, de crainte de provoquer une
explosion raciale dans toute l’Amérique noire meurtrie par l’assassinat de
King. « Laisser tomber la poussière, avait-elle dit. Il y a trop
d’émotivité dans l’air. Martin serait ravi de l’entendre, mais hélas! ».
« NOUS », cette chanson écrite par Guy Durosier et dédiée à Martin Luther King
Sylvie Desgroseilliers, avait-elle
chanté sa vedette de père? Oui, elle a chanté avec son père grâce à la magie de
l’électronique, à l’instar de Nathalie Cole et son père, ou de
Céline Dion et Elvis Presley. Elle a tout pour ce faire dans les
deux langues. L’entendre dans l’interprêtation de NOUS, ce
deuxième hymne national, ce serait une apothéose, la concrétisation matériel
d’un rêve. Certains Américains qui ignorent jusqu’à l’existence de ce monument
littéraire, l’auraient consacré, à l’exemple de Strange Fruit, comme une pièce
artistique faisant partie de leur patrimoine culturel, tant le poème se déroule
avec une justesse et une sensibilité à nous fendre l’âme, à nous extirper une
larme. En réalité, ce qu’on peut dire avec une certaine émotion n’exige pas
nécessairement de grands discours. Tout a été dit avec des mots simples d’une
ampleur violente et cadencée, qui charrient tout : mort, jubilation,
exploitation, déception, récits et ironie…etc. « NOUS », cet hymne à
notre mémoire de nègre, est diablement évocateur. La chanson est faite d’une
succession d’images arrachées à notre psyché et si bien agencées qu’un film se
déroule naturellement dans notre tête en l’écoutant.
Aujourd’hui, puisse le ciel nous offrir l’occasion d’entendre un jour Sylvie Durosier Dégroseilliers interpréter ces deux chansons-phares. Cette vision, si concrétisée, nous fera très chaud au cœur et, apportera un brin d’audace à tous les exploités du monde.
Ecoutez : Si tu m'aimais de Guy Durosier (interprétée par Sylvie)
Au Club Indigo
Sur la route des Arcadins (Haïti)
Quelques images du Clud Indigo et de la ville de Jacmel
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