Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Friday, October 31, 2025

Jérémie 1975: l’épopée des oubliés qui ont défié les géants du football national

Les anciens joeurs présents au Gala du 20 septembre 2025
De la gauche :
Saul Noël, Eric St-Surin, Pierre-Richard Legagneur, Richard Jacob, Maurice Chéry


Par Hervé Gilbert

Il est des victoires qui ne se mesurent pas seulement à la lumière des trophées, mais à la profondeur des émotions qu’elles éveillent, aux rêves qu’elles rallument dans le cœur des peuples.

L’histoire du football haïtien, écrite dans l’élan d’une décennie flamboyante, porte en elle l’empreinte de ces triomphes discrets qui, bien au-delà du sport, racontent une lutte acharnée pour l’existence, la dignité et la reconnaissance.

En 1975, Jérémie — la « Cité des Poètes », capitale mélancolique de la Grand'Anse  — offrit à la nation l’une de ces pages immortelles : une épopée née dans le sillage de la Coupe du Monde 1974 en Allemagne, à laquelle Haïti participait pour la première fois.

L’enthousiasme était alors national, presque mystique : le football devenait miroir de l’identité, promesse d’unité et symbole d’espoir et de développement. Dans ce souffle d’ivresse collective, la Fédération haïtienne de football organisa de prestigieux championnats interrégionaux. C’était dans ces tournois que s’affrontaient les fiertés locales, que foisonnaient les talents de demain. C’était là aussi que se forgeait, loin des projecteurs, le socle humain de l’équipe nationale.

Jérémie, l’outsider aux rêves d’absolu

Pourtant, au cœur de cette effervescence, Jérémie se dessinait dans la marge. Elle n’était ni Port-au-Prince ni Cap-Haïtien. Elle ne régnait pas sur les pelouses : elle les effleurait avec timidité. Ses terrains, souvent poussiéreux, n’avaient rien des grandes arènes. Mais ses enfants, eux, portaient dans leurs veines la flamme de l’insoumission et le désir d’écrire leur propre destin.

Une photo d'archives de l'équipe jérémienne vers les années 1955

Maurice Léonce
Dans ces clubs modestes mais valeureux que furent Hazel et Jupiter, s’élevaient des noms qui, pour beaucoup, résonnent encore dans la mémoire jérémienne: Maurice Léonce, Maxan Juste, Éric Pierre, Barnave François, Jean-Claude Tabuteau, Jean-Claude Jean-Louis — que l’on appelait Jean-Claude « Deux Pieds » —, Albert Marcel, Jean Martin Monlouis, alias Tat, Georges Laforest.Sr, Jean-Joseph Charles, Louis Lafortune, Gibson Jacob — « Gogo » pour les siens —, Raoul Cédras Jr., Jean-Claude Monlouis, Jean-Parnel Bontemps, Max Dorismond, Gérard Glode, Marcel Bourdeau,  Gérard Mercure, Pierrot Alcindor, Louis Timothé, dit Ti Loulou Bata, Jean-Claude Chassagne, Georges Cajoux. Dans le fracas des matches de quartier, au Parc Saint-Louis balayé par les vents  marins qui déviaient souvent le ballon de sa trajectoire, une génération dorée rêvait de bousculer, le moment venu, l’ordre établi.

Le jour où Jérémie fit trembler l’ordre du football

Nous étions en 1975. Le Stade Sylvio Cator, plein à craquer, vibrait comme un cœur au bord de l’explosion. Jérémie affrontait Saint-Marc en finale du championnat interrégional. Tout semblait déjà écrit, comme une fatalité tracée sur le parchemin du destin : les outsiders devaient s’incliner. Mais le match, âpre, haletant, disputé avec une ardeur farouche, demeura stérile jusqu’au bout. Aucun but ne vint dénouer l’affrontement, aucune faille ne s’ouvrit dans les défenses héroïques. Alors, dans ce théâtre de tension où chaque souffle retenu pesait plus lourd qu’un cri, le destin décida de se jouer aux nerfs. La finale s’en remit aux tirs au but — ce rituel cruel où les héros se forgent ou s’effondrent. Là, sous les projecteurs tremblants, dans une atmosphère où l’histoire semblait s'écrire au bout de chaque frappe, Jérémie fit mentir les pronostics.

Pierre-Richard Légagneur
& Clermont Coamin
D’un courage insolent, d’une foi plus forte que les doutes, les siens écrivirent leur légende, une frappe après l’autre, jusqu’à ce que l’explosion d’un dernier but consacra leur victoire. L’histoire bascula : Jérémie l’emporta 3–2. Et toute une région, longtemps marginalisée, surgit au centre de la scène.

Dans les rues de la Grand'Anse, les tambours résonnaient, le son guerrier des conques déchirait l’atmosphère.Les « Héros de 1975 » étaient portés en triomphe, célébrés comme les artisans d’une révolution sportive. La presse, émerveillée, parla de « l’épopée de Jérémie », symbole d’un football régénérateur d’une jeunesse dévouée et indomptable.

Les visages de la gloire

Derrière ce triomphe, des visages et des noms se dressèrent comme les silhouettes héroïques d’une génération entière, à jamais gravés dans la mémoire collective: Maurice Chéry, gardien vigilant; Pierre Richard Legagneur, capitaine courageux; Luckner Laguerre; Eddy Gilbert; Orel Lamarre; Parnel Michel; Louis Lafortune; Éric St-Surin; Agnus Chéry; Bradler Ogé; Gérard Charles; Richard Jacob; Bonera Moïse; Éric Saint-Fleur; Saül Noël ;Mario Fauché; Richard Scylla; Jean Gérard Pierre. Entraineurs:Dominique Jean-Michel ;Rolin Fauché.

La sélection de 1975 
Photo prise aux landes des Gabions, Aux Cayes (1975)

Chacun d’eux portait en lui la flamme de l’insoumission et le courage des oubliés. Certains furent plus tard appelés à rejoindre les camps de l’équipe nationale, prolongeant ainsi une épopée née dans l’ombre pour s’inscrire dans la lumière de l’histoire. Parmi eux, Pierre Richard Legagneur porta plus loin encore le flambeau jérémien en rejoignant le prestigieux Violette Athletic Club de Port-au-Prince — champion de la Concacaf en 1984 — inscrivant durablement l’esprit de 1975 dans les grandes arènes du football national. Jusqu’en 1984, son talent prolongea, au sommet, le souffle victorieux né sur les terres de la Grand’Anse.

Devant:de la gauche: Parnel Bontemps,Guy Cupidon, Pierre Richard
Legagneur, Mme  Richard Jacob. En arrière plan: Mme & Mr Saul Noël,
Mme Pierre- Richard Legagneur, Richard Jacob.                                       \

La gloire comme héritage

Cette victoire unique, solitaire et pourtant immense, laissa dans les mémoires une trace indélébile. Elle inspira des générations entières, y compris ceux de la diaspora qui, loin du pays, continuèrent de porter fièrement cette histoire comme un talisman.Des décennies ont passé. Les visages ont mûri, les voix se sont adoucies, mais la mémoire de cette épopée demeure intacte.

Guy Cupidon
Raymond Jn-Louis
Cinquante ans plus tard, à New York, dans le quartier de Brooklyn, le 20 septembre 2025, un gala empreint d’émotion réunit, au Lago Kache Restaurant & Lounge, ces anciens combattants de la gloire. Sous le parrainage de Guy Cupidon, et avec la collaboration de Raymond Jean-Louis, la cérémonie se déroula dans une atmosphère à la fois solennelle et fraternelle — comme un rite de passage entre générations. L’initiateur de l’événement, M. Cupidon, remit à chacun des coéquipiers présents une bague commémorative : non pas un simple souvenir, mais un sceau d’honneur, destiné à sceller à jamais leur place dans la mémoire collective. Le capitaine de l’équipe de 1975, Pierre Richard Legagneur, reçut des mains du champion de 1981, Clermont Coimin, un trophée honorifique — symbole éclatant d’un flambeau transmis au fil du temps.

Ce geste, salué par les Jérémiens et Grand'Anselais dispersés aux quatre coins du monde, vint réparer l’injustice de l’oubli, raviver la flamme de 1975 et ressusciter, dans le cœur des témoins, la lumière indélébile de cette épopée.

Moments forts de la soirée en vidéo, animés par Raymond Jean-Louis


Conclusion

L’histoire de Jérémie 1975 est celle d’une région qui refusa l’effacement. C’est l’histoire d’un match devenu métaphore de l’existence, d’une victoire qui, bien plus que sportive, fut sociale, culturelle et identitaire. Elle rappelle que les grandes conquêtes naissent souvent dans les lieux que l’on croit insignifiants, et que les rêves les plus fous s’écrivent parfois avec les pieds nus des enfants sur des terrains poussiéreux.

Dans la mémoire d’Haïti, cette épopée demeure un poème de courage et d’espérance — un poème que rien, jamais, ne pourra effacer.

Hervé Gilbert


Thursday, October 16, 2025

Robert “Bobby” Denis : le souffle du son, l’éternité d’un producteur

Robert Bobby Denis
La mémoire vivante de la musique haïtienne

Par Hervé Gilbert

Robert Denis, que tous appelaient tendrement Bobby, s’est éteint le mardi 14 octobre 2025, comme s’achève une chanson au dernier souffle du vent.

Fondateur d’Audiotek, ce sanctuaire du son où tant de voix haïtiennes ont trouvé leur timbre éternel, Bobby laisse derrière lui un silence vibrant — un écho suspendu entre mémoire et mélodie — celui d’un homme qui avait fait de chaque note une prière et de chaque enregistrement une œuvre d’amour.

Mais Bobby Denis ne fut pas seulement un maître du son. Président de Canal Bleu et de l’Association nationale des médias haïtiens (ANMH), il a également marqué de son empreinte le paysage audiovisuel et médiatique du pays. Par sa vision et son engagement, il a contribué à professionnaliser la radiodiffusion haïtienne, à défendre la liberté de la presse et à bâtir des institutions qui donnent voix à la culture et à la vérité.

Discret mais essentiel, Robert Bobby Denis a façonné pendant plus d’un demi-siècle la trame sonore de la musique haïtienne. Des vinyles d’hier aux formats numériques d’aujourd’hui, il fut le témoin, l’artisan et le passeur d’un patrimoine qui ne s’éteindra pas avec lui.

Il est des hommes qu’on ne voit jamais sur scène, mais sans qui la musique ne respire pas. Dans l’ombre des projecteurs, ils tissent le fil invisible qui relie les artistes à l’immortalité. Robert “Bobby” Denis était de ceux-là — un alchimiste du son, un artisan de l’âme musicale haïtienne, un maître silencieux dont la disparition laisse dans le milieu culturel un vide à la fois immense et insonore.

Depuis les années des vinyles et des bandes magnétiques, Bobby Denis a accompagné la grande aventure du "Konpa Dirèk", enregistrant, mixant et produisant les voix qui allaient faire danser, rêver et pleurer plusieurs générations. Il appartenait à cette famille d’ingénieurs du son et de producteurs qui, sans jamais chercher la lumière, donnaient à chaque note sa justesse, à chaque instrument sa place, à chaque artiste la possibilité d’être entendu.

Dans son studio, le temps semblait suspendu. Il y régnait un mélange de rigueur et de fraternité, de passion et de patience. Bobby Denis n’enregistrait pas seulement des musiciens : il écoutait des histoires, des âmes, des fragments de vie qu’il transformait en musique. Sa console devenait une scène intime où se rejouait, encore et encore, le dialogue entre tradition et modernité.

Son oreille, d’une précision presque légendaire, était sa signature. Elle lui permettait de déceler, derrière une voix ou un accord, la vérité émotionnelle qui fait la grandeur d’un morceau. Il savait que la musique haïtienne, pour toucher le monde, devait d’abord être sincère, enracinée, vibrante de cette humanité que seul un peuple blessé mais debout peut exprimer.

Au fil des décennies, il a vu défiler les modes, les succès, les départs. Mais jamais il n’a cédé à la facilité. Fidèle à son exigence, il rappelait aux jeunes artistes que la technique sans l’âme n’est que bruit. Aujourd’hui, le milieu musical pleure un mentor, un ami, un repère. Ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui évoquent un homme calme, généreux, rigoureux, dont la passion avait quelque chose de sacré.

Robert Bobby Denis s’en est allé, mais son empreinte demeure dans les sillons de nos disques, dans les mémoires sonores du pays, dans le cœur vibrant d’Haïti. Et tandis que ses mélodies continuent de voyager dans le temps, une question demeure suspendue, comme un dernier écho dans le silence du studio :qui, demain, saura encore écouter le son… avec l’oreille du cœur ?

Hervé Gilbert






Wednesday, October 8, 2025

Adieu à un esprit noble : Gérald Vincent

Au revoir à un Prof admiré : Gérald Vincent

C’est avec une profonde tristesse et une immense consternation que nous avons appris le décès de Maître Gérald Vincent. La nouvelle de sa disparition a laissé un grand vide dans le cœur de tous ceux qui ont eu la chance de le connaître. Jérémien de souche, il était une figure emblématique de cette communauté, un homme dont nous admirions unanimement le tempérament calme, le savoir-faire exceptionnel, la sagesse profonde et, par-dessus tout, une humilité qui forçait le respect.

Gérald Vincent (1970)

Gérald était un homme aux multiples talents. Bel homme au charme discret, il était à l’époque, un célibataire respectueux avant de devenir un époux et un père de famille aimant et responsable.  Sa carrière professionnelle fut tout aussi riche et diversifiée. Banquier respecté à la banque nationale, il a su faire preuve d'une grande rigueur et d'une intégrité sans faille. Mais beaucoup se souviendront de lui comme un pédagogue inné, un professeur de chimie passionné qui avait le don de transmettre son savoir avec une clarté et une patience à toute épreuve.  Même au sommet de sa gloire, Gérald était resté toujours égal à lui-même : accessible, simple et profondément humain. C'était là, une qualité plutôt rare et remarquable pour l’époque.

Gérald, tu as mené le bon combat, celui d'une vie droite, généreuse et tournée vers les autres. Sans même t'en rendre compte, tu as été un modèle pour plusieurs de cette génération. Tu as inculqué, à ton insu, bien plus que des formules de chimie ; tu nous as enseigné des leçons de vie, un savoir-vivre qui continue de nous guider.  Nous te serons éternellement reconnaissants pour ta disponibilité et ton dévouement. Au nom de tous les bacheliers à qui tu as si généreusement offert ton temps et tes connaissances les samedis, même après tes longues semaines à la banque, nous te disons un immense merci.

Aujourd'hui, nos pensées les plus émues et empathiques accompagnent la famille Vincent. La famille Decoste présente ses plus sincères condoléances à son épouse, à ses enfants et à toute la famille étendue. Nous espérons que vous trouverez un peu de réconfort et de baume au cœur en vous remémorant les souvenirs heureux et les inoubliables moments passés en compagnie de cet homme d'exception.

Gérald, tu as été une source d'inspiration et un modèle pour plusieurs de notre génération. Ta mémoire restera gravée en nous.

Que la terre te soit légère! 

Michel & Gertha Decoste

           Ottawa