Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Saturday, April 6, 2019

Encore deux mots à Madame Mirlande Manigat


Par Charles Dupuy

Dans l’article que Madame Mirlande Manigat a consacré à l’affaire de la Consolidation, j’ai pu relever deux erreurs historiques que je me fais le devoir de signaler ici dans l’intérêt du public. Il faut comprendre que Madame Manigat est un professeur d’université dont l’autorité intellectuelle qu’elle exerce sur les catégories cultivées de chez nous ne fait aucun doute. Aussi, laisser sans réponse ces deux écarts historiques serait en quelque sorte les valider aux yeux du public, du jeune public en particulier.

Voici donc la première de ces deux erreurs qui se sont glissées sous la plume de Madame Manigat. Quand elle écrit: «La genèse de ces précarités [économiques d’Haïti] oblige à rappeler les exigences de l’Ordonnance de Charles X de 1825, aux termes desquels l’État haïtien a dû accepter, comme prix de la reconnaissance de l’indépendance, le paiement de 150 millions de francs-or», elle laisse entendre qu’Haïti a dû payer 150 millions de francs-or à la France. C’est une erreur. En réalité, la fameuse dette de l’indépendance s’élevait à 60 millions de francs-or. Voyons comment. Il faut d’abord savoir que le 4 juillet 1825 le baron de Mackau débouchait dans la rade de Port-au-Prince à la tête d’une escadre de treize navires pointant 528 canons sur la ville afin de forcer le gouvernement haïtien à ratifier les termes de l’Ordonnance de Charles X, «octroyant» (sic) l’indépendance aux Haïtiens moyennant le paiement de 150 millions de francs-or. (Comme il l’écrira plus tard, Mackau entendait qu’Haïti «devienne une province de la France rapportant beaucoup et ne coûtant rien») Malgré les objurgations du général Bonnet, son ministre de la Guerre, le président Jean-Pierre Boyer préféra ratifier l’entente. C’était, dira Boyer, dans l’intention d’épargner à la nation les malheurs de la guerre, d’assurer la stabilité de l’État et la sécurité intérieure du pays. Toutefois, cette capitulation souleva un tel tollé que les garnisons du Nord et la Garde présidentielle elles-mêmes menacèrent de se rebeller. L’impopularité de la décision fut si vive que Boyer, mesurant l’ampleur de sa fausse manœuvre diplomatique, préféra négocier avec les autorités françaises un allègement des indemnités. Arrivé sur le trône de France, Louis-Philippe annula l’Ordonnance de 1825, reconnut Haïti comme un État libre et souverain et réduisit le montant des réparations à… soixante millions. C’était le 12 février 1838. Il ne faudra pas moins de cinquante ans (un demi-siècle tout rond) à la république d’Haïti pour liquider la dette de l’indépendance. En effet, c’est en 1885, sous la présidence de Lysius Félicité Salomon, que fut éteinte cette fameuse dette dans son intégralité. Je le répète, la dette de l’indépendance fut effacée en 1885, sous Salomon, et non pas en 1947 comme le répètent trop souvent ceux qui confondent la dette de l’indépendance et celle de 1922 contractée auprès des banquiers de Wall-Street pendant l’Occupation américaine, laquelle dette fut acquittée en 1947 après une mémorable campagne menée sous le gouvernement d’Estimé.        

Si j’ai insisté sur la question, c’est parce que depuis quelques années, en Haïti, une certaine opinion réclame de la France le remboursement de la dette de l’Indépendance, mais encore faut-il connaître le montant exact de la somme qu’il nous faut aller revendiquer auprès des fonctionnaires parisiens. Soixante millions de francs-or, voilà la somme que, rubis sur l’ongle, nous avons payée à la France, le montant total certifié de cet étouffant carcan financier, de cette contrainte économique infamante et qui explique pour une bonne part le sous-développement d’Haïti.        

Plus loin dans son article, Madame Manigat écrit: «au début du 19ème siècle, Haïti subissait les effets de la diplomatie des canonnières dont d’ailleurs elle avait fait l’humiliante expérience avec une série d’affaires: Maunder en 1866, Batsch en 1872, et récemment, l’affaire Luders entraînant le sabordage de la Crête-à-Pierrot par l’amiral Killick.» Disons tout simplement que l’affaire Luders se déroula en 1897 à Port-au-Prince et que l’amiral Killick aura fait sauter la Crête-à-Pierrot dans la rade des Gonaïves en 1902. Donc cinq ans plus tard. Les deux affaires n’étant liées en aucune façon. Il faut savoir ici que Killick avait pris fait et cause pour Anténor Firmin lors de la guerre civile de 1902, et c’est ainsi qu’il intercepta dans le canal de Saint-Marc un navire allemand, le Markomannia, dont il confisqua la cargaison d’armes destinées à la garnison du Cap qu’il transportait dans sa cale. Déclarée pirate par Port-au-Prince, laCrête-à-Pierrot allait être arraisonnée par un cuirassé allemand, le S.M.S Panther, quand l’amiral Killick, afin d’épargner à sa canonnière le déshonneur de la capture, préféra se faire sauter avec son navire. Ce sabordement spectaculaire marquait aussi la fin des derniers espoirs de victoire pour Firmin dépourvu dès lors de tout moyen militaire efficace dans sa guerre.      

Quant à l’affaire Luders, je rappelle qu’elle s’est déroulée à Port-au-Prince en 1897 juste après la condamnation du citoyen Émile Luders par le Tribunal de Paix et la Chambre correctionnelle. Le 6 décembre 1897, deux navires-écoles de la flotte allemande, leCharlotte et le Stein, entraient dans la baie de Port-au-Prince afin de réclamer une indemnité de vingt mille dollars, des excuses à monsieur Luders et un salut de vingt et un coups de canon au drapeau impérial allemand. Signalons que c’est justement la Crête-à-Pierrot qui tira cette salve de vingt et un coups de canon à laquelle répondirent les navires allemands.        

Puisque nous parlons d’Émile Luders, disons pour finir que cet homme qui était de père allemand mais de mère haïtienne est revenu en Haïti après la fameuse affaire pour s’établir de nouveau à Port-au-Prince et prospérer dans le commerce. Un de mes vieux amis m’a raconté comment, poussé par la curiosité, il est allé lui-même dans le magasin de Luders à la Grand-Rue. Et c’est là qu’il a vu un vieil homme assis à son bureau qui, paisiblement, brassait des affaires. C’était Émile Luders. C’était dans les années 1950. C.D.coindelhistoire@gmail.com
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