À propos de : Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient, Flammarion,
Par Léa Védie , le 27 février 2019
Comment expliquer en féministe que certaines femmes acceptent la domination masculine ? Ce n’est pas un choix, mais un « consentement actif », selon Manon Garcia qui se place dans la lignée de Simone de Beauvoir.
La philosophe Manon Garcia tente avec son premier ouvrage un véritable numéro d’équilibre. Poser la question de la soumission féminine depuis une perspective féministe relève d’un travail exigeant, puisqu’à tout moment se profile la menace d’une double récupération : l’une antiféministe – les femmes, par nature, aiment être soumises – l’autre colonialiste et orientaliste – les femmes de « là-bas » sont soumises, celles de « chez nous » sont libres et émancipées.
On ne naît pas soumise, on le devientaccomplit le tour de force qui consiste à ne prêter le flanc à aucune des deux. Pour faire cela, l’autrice choisit de travailler à partir de la pensée de Simone de Beauvoir. L’ouvrage propose ainsi une forme d’exégèse appliquée de l’œuvre de la philosophe : Manon Garcia détaille de manière à la fois limpide et précise la pensée beauvoirienne à partir de la problématique du consentement à la soumission.
Pourquoi étudier la soumission ?
Comment expliquer que les femmes puissent accepter la domination masculine ? Le propos de Manon Garcia, bien sûr, n’est pas d’affirmer que toutes les femmes sont soumises, mais de souligner que de nombreuses femmes peuvent consentir, ponctuellement ou à plus long terme, à leur soumission au sein de la domination patriarcale. Ce que l’autrice appelle soumission féminine recouvre un spectre varié de sentiments et d’activités. Cela va de la satisfaction retirée à effectuer un travail domestique pourtant non reconnu et non rémunéré, telle que peut la décrire Annie Ernaux dans certains de ses romans, à des positionnements politiques franchement antiféministes, comme celui qui consiste à voler au secours d’hommes célèbres accusés d’agressions sexuelles en revendiquant pour eux une « liberté d’importuner [1] », en passant par la souscription active des héroïnes de séries à succès telles que Sex and the city à des normes de beauté particulièrement aliénantes. L’objectif de son ouvrage est de penser les raisons de ce consentement, du point de vue de celles qui le donnent.
La tâche n’est pas facile, puisque la soumission des femmes à la domination masculine constitue un double impensé. En effet, nombreuses sont celles qui, parmi les théoriciennes féministes, tendent à éviter le sujet, que ce soit par crainte d’apporter de l’eau au moulin de leurs adversaires, ou parce que les représentations de femmes résistantes sont considérées comme plus porteuses et inspirantes pour les luttes. Les philosophes, pour leur part, se sont rarement donné la peine de penser le phénomène de la soumission : ceux qui s’y sont employés y ont généralement vu une faute morale, et n’en ont pas cherché les raisons.
La philosophe souligne pourtant que le mouvement MeToo, et certaines réactions qu’il a suscitées, ont rendu ces questionnements d’autant plus urgents. « Plus encore que la consternante solidarité des agresseurs entre eux et qui n’étonne personne », il est nécessaire de comprendre pourquoi certaines femmes ont pu prendre la parole en minimisant les agressions qu’elles avaient elles-mêmes subies, se vantant de ne les avoir pas dénoncées et de ne pas avoir porté plainte, et en accusant celles qui le faisaient de « se victimiser » (p. 242).
La phénoménologie au service d’une pensée féministe
Une précision ici s’impose. Malgré sa clarté et sa facilité de lecture, certains passages peuvent dérouter le lecteur ou la lectrice venues à cet ouvrage en raison de la thématique qu’il propose de traiter – la soumission des femmes à leur domination. C’est le cas, par exemple, d’un développement relativement long au sein du chapitre trois, et portant sur la notion deDasein chez Heidegger. Les analyses du philosophe, et l’usage qui est fait de son concept en philosophie, sont en effet assez éloignées du problème féministe posé en introduction. Ceci peut parfois donner l’impression que le développement de l’ouvrage se consacre parfois plus à l’explicitation de la pensée de Simone de Beauvoir et de ses influences qu’à prendre à bras le corps le problème posé en introduction.
Pour comprendre la raison d’être de ces détours conceptuels, il faut souligner que l’un des objectifs poursuivis par l’autrice, dans ces pages, est de réhabiliter la dimension philosophique, souvent minorée, voire niée, de l’œuvre de Simone de Beauvoir. Comme Manon Garcia le souligne régulièrement dans ses interventions, si Beauvoir est largement reconnue dans le monde anglo-saxon et ailleurs comme une philosophe à part entière, elle est loin d’avoir le même statut dans son propre pays. Dans le champ de la philosophie, en France, elle est souvent considérée comme une disciple consciencieuse de Sartre, ce qui réduit la portée philosophique de ses œuvres à une simple application de concepts qu’elle n’a pas créés. L’un des principaux objectifs de l’ouvrage est de faire évoluer cette image datée qui veut qu’en philosophie, les hommes soient toujours les maîtres et les femmes au mieux de bonnes élèves ; image d’autant plus difficile à changer qu’elle est parfois véhiculée par les femmes elles-mêmes – Beauvoir, par exemple, est la première à dénigrer la portée philosophique de son travail. Or, comme l’écrit Manon Garcia, « Le Deuxième Sexe est un livre authentiquement philosophique », non seulement en raison du fait qu’il est imprégné de discussions avec un certain nombre de philosophes de son temps – Husserl, Heidegger, Kojève, etc. – mais aussi en raison de « son effet : sa lecture fait changer notre rapport au monde » (p. 141).
Ce geste de réhabilitation de l’œuvre de Beauvoir repose sur deux affirmations : sa pensée est réellement originale, et non pas une pâle copie de la philosophie sartrienne, et la méthode qu’elle déploie, une méthode de type phénoménologique, peut faire « changer notre rapport au monde » en nous permettant de le comprendre autrement. La phénoménologie est un courant philosophique contemporain qui a pour caractéristique de placer l’expérience en première personne au centre de sa méthode ; elle est au cœur du second tome du Deuxième sexe, dont le titre - « L’expérience vécue » - est sans équivoque. Pourtant, l’idée selon laquelle cette méthode philosophique pourrait être utile à une pensée féministe ne va pas de soi. Si l’on considère les phénoménologues qui servent de modèle à l’analyse beauvoirienne, à savoir Husserl et Heidegger, elle semble même incongrue. Outre le fait que le statut des femmes est très éloigné de leurs préoccupations, le sujet phénoménologique qu’ils prennent pour point de départ de leur pensée n’est jamais un sujet genré, mais toujours une conscience supposément neutre.
L’usage d’une philosophie de l’expérience vécue au service d’une pensée féministe est pourtant, selon Manon Garcia, à la fois l’une des grandes forces et l’une des grandes originalités de l’œuvre de Simone de Beauvoir. Le second tome duDeuxième Sexe déploie ainsi une collection de témoignages de femmes (autobiographies, correspondances, journaux intimes, etc.), qui, tout en relatant des expériences qui ont été directement vécues par celles qui les relatent, ne sont pas pour autant celles de son autrice – n’en déplaise à François Mauriac qui considère, à sa lecture, avoir « tout appris d[e son] vagin » (p. 126). Cette méthode qui consiste à collecter un grand nombre de témoignages, et à « généraliser à partir d’une multiplicité de vies et d’expériences en première personne » (p. 127), fait du Deuxième Sexe un livre précurseur du célèbre slogan des mouvements de libération des femmes : « le personnel est politique ». Pour Manon Garcia, cette manière de procéder n’est pas très éloignée de celle des « consciousness raising groups », ou groupes de parole, telles que les pratiquaient les féministes des années 1970 : chaque participante y prend la parole à tour de rôle afin de prendre conscience du caractère partagé de son expérience, et des logiques sociales qui la sous-tendent.
Dès lors, parler de la soumission féminine ne permet pas seulement, selon Manon Garcia, de travailler sur un impensé. C’est également un moyen de renverser la perspective d’une théorie de la domination, en proposant de la penser depuis la position de celles qui la subissent. Tant d’un point de vue politique que d’un point de vue heuristique, l’idée est intéressante : il s’agit de proposer un moyen de penser les relations de pouvoir en adoptant le point de vue de celles qui sont dominées plutôt que de ceux qui dominent, une perspective ascendante plutôt que descendante. Et c’est sur ce point précis que l’autrice défend la pertinence et l’actualité de la philosophie de Simone de Beauvoir, ainsi que de sa méthode, la phénoménologie. En 1949, déjà, elle proposait une manière convaincante de penser ce phénomène qui semble aujourd’hui autant résister à sa théorisation : le consentement des femmes à leur propre soumission.
Soumission et aliénation
Selon Manon Garcia, la méthode phénoménologique, telle que Beauvoir la pense, propose donc une façon de penser la relation de pouvoir qui est inséparable de la manière dont les personnes dominées la vivent. Cela permet de mettre en lumière l’intrication étroite entre relation de soumission et sentiment d’aliénation, ou le sentiment de se vivre soi-même comme une autre.
Beauvoir soutient que, dans une société dominée par les hommes, on considère, par défaut, que l’être humain est un individu masculin. Les femmes, dans ce contexte, n’apparaissent jamais simplement comme des personnes : elles sont toujours ramenées et réduites à leur statut de femme. Pour le dire autrement, ce sont toujours les femmes qui sont les « Autres » aux yeux des hommes, jamais les hommes qui sont les « Autres » aux yeux des femmes : comme l’écrit Manon Garcia « l’oppression consiste dans la sédimentation ou la naturalisation d’une altérité qui normalement est toujours relative et mouvante » (p. 153). En conséquence, la soumission des femmes est indissociable de leur aliénation, c’est-à-dire du fait d’accepter de se considérer soi-même comme une « Autre », de faire siennes les représentations que les hommes se font des femmes. Et, notamment, en acceptant de faire de son propre corps un objet sexuel à destination des hommes.
Le rapport au corps est en effet le lieu privilégié de ce sentiment d’aliénation. « Dans la domination masculine », écrit l’autrice, « l’aliénation que vivent les femmes passe par leur objectivation, c’est-à-dire leur transformation en objet, notamment sexuel » (p. 157-158). Elle montre la manière dont Beauvoir resignifie certains concepts phénoménologiques, afin de rendre compte de cette aliénation propre au phénomène d’objectification sexuelle. Pour les femmes, écrit-elle, le corps n’est pas tant un « corps vécu », c’est-à-dire une prise sur le monde, qui permet d’y agir et d’y exister, qu’un « corps-objet » dont la fonction est avant tout sexuelle, et que les autres évaluent ou prennent pour proie. Ce corps n’est pas vraiment mien, puisqu’il est avant tout un objet qui me résiste, voire qui me met en danger. En définitive, les femmes font « l’expérience d’un corps qui est objectivité avant même de pouvoir être un corps-pour-moi » (p. 184).
Consentir, mais pas choisir
Que se passe-t-il, en définitive, lorsque les femmes consentent à être soumises ? Manon Garcia souligne la pertinence du concept beauvoirien de situation pour répondre à cette question. Ce passage est l’occasion pour elle de souligner l’originalité de la pensée de Beauvoir par rapport à celle de Sartre, puisqu’elle défend que ce concept n’est pas réductible au concept du même nom chez Sartre. La « situation » est l’ensemble des déterminations physiques et sociales qui constituent le point de départ à partir duquel les femmes peuvent agir ; contrairement à ce que Sartre affirme, cette situation est loin de laisser intacte la liberté du sujet, puisqu’elle mine les conditions de possibilité de son activité. Pour les femmes, notamment, cette situation repose entièrement sur une attitude de passivité. Ceci permet de rendre compte du sentiment de satisfaction que Simone de Beauvoir décèle dans les témoignages de certaines femmes à propos de leur condition, et qu’elle met en scène dans un de ses romans les plus célèbres, Les Mandarins, à travers la figure de Paule, la femme amoureuse qui se consacre entièrement à l’homme qu’elle aime. Cet exemple d’« amour-abdication » (p. 194) illustre particulièrement bien les ambiguïtés des rapports de domination patriarcaux : cette « passivité active » (p. 203) que constitue le renoncement total à soi se confond souvent avec ce que l’on attend de l’attitude de la femme amoureuse.
Manon Garcia propose alors une manière de différencier le fait deconsentir à quelque chose, et le fait de choisir cette même chose. La notion de « choix » implique une dimension d’activité qui est impropre à décrire l’attitude de la soumission féminine : « il serait contradictoire de se vouloir délibérément non-libre », écrit l’autrice en citant Beauvoir. S’il n’y a pas à proprement parler de choix, il y a cependant bel et bien consentement à la soumission, ce que Manon Garcia appelle une passivité active : « on peut ne pas se vouloir libre » (p. 203). Cette décision, en effet, est loin d’être irrationnelle, puisqu’elle repose sur « une sorte de calcul coûts-bénéfices » (p. 227). Les femmes, en d’autres termes, ont de bonnes raisons d’accepter d’être soumises : nombreuses sont les attentes sociales qui font apparaître cette soumission comme un destin.
L’ouvrage propose de penser à nouveaux frais ce en quoi consiste l’émancipation féministe en donnant des clés pour identifier ce qui n’en est pas. Ce faisant, il ouvre des pistes qui permettent de repenser nos pratiques individuelles, malgré un nombre peut-être trop faible d’exemples qui auraient permis de les rendre plus concrètes. Enfin, il réussit un pari que trop peu de philosophes se donnent la peine de tenter : produire un ouvrage tout à la fois rigoureux et accessible à destination d’un public de non-spécialistes. C’est une de ses premières qualités, et non des moindres, puisqu’à travers cette manière d’écrire, c’est toute une conception de la philosophie qui est en jeu. Manon Garcia refuse en effet de se réclamer de la vulgarisation philosophique : il s’agit bel et bien pour elle de philosophie, et non d’une simplification de la méthode philosophique destinée au grand public. L’autrice donne l’exemple d’une méthode philosophique qui refuse de considérer que rigueur et pédagogie sont incompatibles : c’est au contraire la capacité à rendre accessibles des arguments et des théories qui est gage d’un bon travail philosophique.
Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient. Flammarion, 2018, 272 p., 19 €
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