Outre la question de la
dette qui provoque
le mécontentement. , |
Le premier ministre grec Alexis Tsipras l’a de nouveau affirmé
lors de son discours au Parlement européen, mercredi : il promet, si les
créanciers lui en donnent la possibilité, de devenir le grand réformateur de la
Grèce. Et notamment de « s’attaquer
de manière systématique à la structure oligarchique » de
l’économie grecque et « aux
cartels » qui se partageraient depuis 30 ans le lucratif gâteau des
contrats publics. « Ils
contrôlent les médias et ils obtiennent des banques des prêts importants,
contrairement aux entrepreneurs classiques. Nous devons limiter leurs activités
effrénées », déclarait-il en mars au magazine allemand Spiegel.
En Grèce, l’économie est une histoire de familles. D’abord, celles
des centaines de milliers de petites et moyennes entreprises, qui tiennent
notamment le commerce de détail. Et il y a aussi quelques grandes familles, une
dizaine, propriétaires de grands groupes, qui se décomposent souvent d’après le
même schéma. D’un côté, des entreprises, souvent leaders dans leur domaine, qui
représentent « le coeur de métier » du groupe. De l’autre, des
sociétés juridiquement indépendantes — cela a son importance — centrées sur les
médias.
La famille Bobolas domine le marché de la construction, du
traitement des déchets ou de la gestion des autoroutes par le biais d’une
dizaine d’entreprises regroupées sous l’enseigne Ellaktor SA, aujourd’hui gérée
par Leonidas Bobolas, fils aîné du patriarche George Bobolas. Fotis Bobolas, le
petit frère, est, quant à lui, président du conseil d’administration des
éditions Pegasus, propriétaire de cinq quotidiens — dont le journalEthnos —, d’une
quinzaine de magazines et d’une dizaine de sites Internet. La famille Bobolas
est aussi, et surtout, actionnaire majoritaire de la principale chaîne de télé
privée du pays, Mega.
Dans tous les domaines
La famille crétoise Vardinoyannis maîtrise le marché stratégique
du pétrole, avec ses raffineries de Corinthe et ses participations dans les
entreprises de distribution de carburant (Shell, Coral SA, Avin Oil, etc.).
Elle est aussi actionnaire de la chaîne de télévision privée Star et de
plusieurs radios et magazines. La famille Alafouzos, des armateurs originaires
de Santorin, est propriétaire du Groupe Skai, du nom d’une influente antenne
privée. À son catalogue, notamment, le principal quotidien grecKathimerini. D’autres
familles, les Latsis (transport maritime, développement de biens
immobiliers, etc.), les Melissanidis (pétrole, loterie…) ou Marinakis
(transport maritime, propriétaire du principal club de foot grec l’Olympiakos)
sont aussi de très importants acteurs économiques en Grèce.
On trouve des industriels propriétaires de médias dans d’autres
pays, mais la Grèce possède quelques spécificités. « En Grèce, nous avons un mot fort — diaploki — qui résume à lui seul les relations incestueuses entre
quelques grosses entreprises, les médias, les banques et le monde
politique », explique Pavlos Eleftheriadis, professeur d’économie à
l’Université d’Oxford et porte-parole aux Affaires européennes du parti
centriste To Potami. Un ambassadeur américain avait résumé le phénomène dans
une dépêche diplomatique de 2006 révélée par WikiLeaks : « Les relations sont plus compliquées et
incestueuses que celles entre les dieux, les demi-dieux et les hommes dans les
mythes grecs. »
Première conséquence visible pour l’universitaire : « Les journalistes de ces antennes sont dans une
forme totale d’autocensure. » Lors des législatives de
fin janvier, ce juriste a été candidat pour son parti. « J’ai vraiment vécu de l’intérieur comment lediaploki se mettait en place », témoigne-t-il. En Grèce,
les électeurs doivent choisir dans une liste nominative le nom d’une
personnalité en cochant devant, par un système de croix. « Il est donc important d’être connu du public, et
cela passe par la télé, signale-t-il, affirmant
avoir refusé de rentrer dans le jeu. Or,
pour accéder à la télé, cela n’est pas gratuit ! Il faut passer une sorte
de contrat tacite, évidemment totalement secret, de renvoi d’ascenseur avec
l’entrepreneur qui ouvre l’accès à ses antennes. »
Les marchés publics
Le renvoi d’ascenseur pendant plus de trente ans en Grèce a
facilité l’accès aux marchés publics. « Les
appels d’offres ont longtemps été de pure façade, affirme
M. Eleftheriadis. Un ministre pouvait
intervenir directement dans les comités techniques d’attribution et favoriser
ainsi l’entreprise de son choix. »
Pour le journaliste d’investigation Nikolas Leontopoulos, coauteur
en 2012 d’une série d’articles sur l’oligarchie en Grèce, ces pratiques ont
atteint leur apogée en amont des Jeux olympiques de 2004. « Il fallait alors construire les installations
olympiques, des autoroutes, un aéroport : une manne dantesque à l’échelle
de la Grèce. » Des milliards d’euros d’investissements, qui ont
largement participé à creuser la dette publique, pleuvent sur le pays. « Chacun voulait un morceau du gâteau. Les
entreprises grecques, bien sûr, mais aussi les grands groupes européens. C’est
là que le schéma du consortium mêlant intérêts grecs et européens est apparu au
grand jour », explique le journaliste. En soit, rien de
répréhensible, non ? « Sauf que le
vrai boulot des oligarques dans ces arrangements, c’est de servir
d’intermédiaire entre les entreprises étrangères et le système politique en
place qui attribue les marchés », soutient
M. Leontopoulos.
En janvier 2005, Costas Karamanlis, premier ministre
conservateur entre 2004 et 2009, promet de faire adopter une loi
interdisant au propriétaire d’une entreprise susceptible de participer à un
marché public de posséder directement, lui ou toute personne de sa famille — et
c’est un point de détail crucial — une entreprise médiatique. « La bataille pour que cette loi, dite de
l’actionnaire majoritaire, ne voie pas le jour, a été féroce. Les médias se
sont déchaînés, dénonçant une loi monstrueuse », se
rappelle Nikolas Leontopoulos. Après avoir épuisé l’ensemble des recours en
Grèce et tenté en vain de faire pression sur le gouvernement pour qu’il renonce
à son projet, les oligarques se sont tournés vers Bruxelles. « Ils ont argué du fait que l’on ne pouvait pas
interdire à un membre de leur famille d’avoir ses propres affaires,
indépendantes, y compris dans le monde des médias. Que cela limitait la liberté
d’entreprise. »
La Commission européenne tranchera en effet en faveur des
oligarques. « Ils ont
menacé [Costas] Karamanlis de ne
plus lui verser les fonds structurels auxquels la Grèce avait droit, et le
premier ministre s’est rétracté dans l’instant en vidant la loi de son sens. Un
vrai chantage, qui, pour moi, prouve l’hypocrisie de l’Europe quant à
l’oligarchie grecque qu’elle protège. » Des
propos que nuance le constitutionnaliste grec Nikos Alivizatos. « Cette disposition sur les parents proches violait
effectivement les directives européennes. Et la Cour européenne de justice a
d’ailleurs confirmé en 2008 la décision de la Commission de 2004. »
Aujourd’hui, l’État est au bord de la faillite et n’est plus en
mesure de financer le moindre investissement public. « La manne s’est tarie, mais le nouveau marché
porteur pour les oligarques est celui des privatisations »,
soutient Nikolas Leontopoulos. Pour renflouer les caisses de l’État, en effet,
les créanciers de la Grèce lui ont imposé la privatisation de nombreux actifs
publics, entreprises, patrimoine immobilier, infrastructures. « Et là, nous observons de nouveau à l’oeuvre les
mêmes mécanismes de collusion suspecte entre politiques, médias et oligarques —
grecs et européens —, ce que j’appelle le triangle du pouvoir. »
L’ancien aéroport
Nikolas Leontopoulos s’est particulièrement intéressé aux
conditions d’attribution des 620 hectares — deux fois la surface de Central
Park et une marina grande comme trois fois celle de Monaco — de l’ancien
aéroport d’Athènes Elliniko, désaffecté depuis 2004. En mars 2014, après
des années de rebondissements, ce marché gigantesque a finalement été attribué
à un consortium comprenant d’une part la grecque Lamda Development de la
famille Latsis, le groupe chi- nois Fosun et la société Al Maabar, filiale de
Mubadala Development, un fonds souverain d’Abou Dhabi.
« On peut se poser des
questions : comment se retrouve-t-on avec un seul candidat ? Comment
a-t-on cédé ce joyau à ce prix ridiculement sous-estimé de 915 millions
d’euros ? » La
Chambre technique de Grèce (TEE) avait en effet estimé la valeur d’Elliniko à
3 milliards d’euros. Dans le doute, la Cour d’audit grecque a bloqué la
procédure en septembre 2014. Elle a cependant rendu son avis en
février 2015 en estimant valide l’ensemble du marché. Les travaux
devraient commencer en 2016.
Les Grecs ont porté Alexis Tsipras au pouvoir en partie parce
qu’ils estiment qu’il est le seul à pouvoir mener une opération avec les mains
propres en Grèce. C’est fort de cet argument que le premier ministre essaie de
convaincre ses créanciers de lui laisser une chance de changer la Grèce. Un
discours que les Européens ont déjà entendu des dizaines de fois par le passé
et qu’ils ont, aujourd’hui, bien du mal à croire.
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