La décision d’Haïti de tourner brusquement le
dos au régime Chavez après l’avoir adulé pendant des années a été accueillie
avec stupéfaction et provoqué un brûlant débat qui risque de durer longtemps.
Étant un observateur éloigné de la scène politique haïtienne, je ne me crois
nullement autorisé à juger du bien-fondé ou de l’absurdité de la décision de la
présidence haïtienne de voter à l’OEA contre la présence des héritiers d’Hugo
Chavez à la tête de l’État vénézuélien. Encore moins à condamner ou à absoudre des
dirigeants dont je n’ai jamais pu percer le fond de la pensée ni l’orientation
idéologique. Si tant est qu’ils en aient une.
Pamela White (au centre) au carnaval de Jacmel en 2014 |
En effet, je n’ai jamais pu concilier ni
interpréter les deux images ci-dessus de l’ancien premier ministre Laurent Lamothe que j’ai archivées pour
consultation future : celle prise durant un carnaval de Jacmel où il se pavane
aux bras de Pamela White, l’ambassadrice des États-Unis, avec une familiarité contraire à toutes les règles du protocole et de la bienséance; l’autre
où, flanqué de son partenaire et complice Michel Martelly, il se prosterne « religieusement »,
en guayabera rouge bolivarien, devant la dépouille d’Hugo Chavez. Du grotesque comme
on a rarement vu dans une cérémonie officielle du genre! Comment des gens dotés
d’intelligence ont-ils pu s’imaginer que
ce jeu de dupes pourrait amuser indéfiniment la galerie?
Les autorités haïtiennes se prosternant religieusement devant la dépouille d'Hugo Chavez en 2013. |
Eh
bien, un matin de ce début de janvier 2019, le maître des lieux a sonné la fin
de la récréation, et son ménage à trois avec ses protégés PHTK (Parti haïtien
Tèt Kale) et les Vénézuéliens a volé en éclats. Ma grande surprise, c’est que
ce dénouement inévitable ait tant tardé à survenir. Je suis surpris également
que le journaliste Michel Soukar, à qui nous devons l’expression « diplomatie
de caniveau », ne semble pas avoir prévu cet éclatement. Son indignation
aurait sans doute été moins grande!
N’ayant donc ni titre ni qualité pour me prononcer
sur la volte-face, jugée scandaleuse par plus d’un, des autorités haïtiennes en
la matière, je me contenterai de commenter et de compléter quelques-unes des réflexions
enregistrées ces derniers jours sur le
sujet.
D’abord, le tweet de Jean Théagène qui a été,
à ma connaissance, le premier à lancer le débat en attaquant brutalement les
auteurs de la décision d’appuyer l’initiative américaine. J’avoue en toute
humilité avoir lu et relu cette note sans jamais pouvoir ni en saisir l’esprit
ni comprendre la lettre. Elle est pourtant limpide pour de nombreux analystes,
dont l’animateur de Matin Débats Louko Désir qui l’a salué avec enthousiasme et
admiration. Je n’ai pas bien compris non plus le commentaire que Maurice
Célestin, nom de plume Le Chapeauteur, vient de diffuser sur le Net.
Au cours de la conférence ministérielle à Punta del Este en 1962, avec le vote décisif de la délé gation haïtienne dirigée par le chancelier René Charlmers, Cuba a été exclu de l'OEA. |
Dans ce pays qui ne s’est jamais donné la
peine de définir, ne serait-ce que dans ses grandes lignes, une politique
internationale moindrement cohérente, c’est toujours le président de la
République qui tranche les questions diplomatiques. Et il le fait toujours au
gré de ses humeurs, de ses peurs, de ses préférences et de ses intérêts
personnels, souvent mesquins, et de sa
vision du moment. Et il le fait souvent sous la dictée des interlocuteurs
américains. Pas étonnant qu’il souffle
successivement le chaud et le froid et désarçonne continuellement à la fois ses
diplomates et les observateurs de la scène politique. Dans cette optique, le
virage à 180 degrés des derniers jours est tout à fait dans l’ordre des
choses.
L'ambassadeur Harvel Jean-Baptiste lors du premier vote |
En limogeant en 2017 l’ambassadeur
Harvel Jean-Baptiste qui venait de tenir héroïquement tête à Washington et à
l’establishment de l’OEA, lors du premier vote sur la crise vénézuélienne,
Jovenel Moïse avait déjà annoncé les couleurs. Seuls les naïfs et les
imprévoyants n’ont donc pas vu venir le coup de grâce qu’il a donné la semaine dernière à Nicolas Maduro, qu’il
appelait hier encore un frère. Un vrai baiser de Judas!
Ce revirement de la présidence haïtienne n’a
en réalité rien d’étonnant. Depuis qu’Haïti bénéficie des largesses du Venezuela
et du soutien actif de Cuba, elle n’a
jamais remercié ces pays que de façon très discrète et du bout des lèvres,
réservant les grandes manifestations de reconnaissance aux représentants
du grand voisin du Nord
Loin d’être hors de propos, comme le donne à
penser Jean Théagène, le rappel du précédent qu’a été l’exclusion de Cuba de
l’OEA avec le vote décisif d’Haïti est
très instructif. Il nous montre qu’en l’absence d’une orientation générale basée sur des principes et non sur des
calculs mesquins, la diplomatie haïtienne est condamnée à faire des alliances contre
nature et à multiplier ce genre de revirements cyniques, embarrassants et
humiliants pour la population.
François Duvalier à l'époque des négociations de Punta
del Este en 1962. |
Le ministre des Affaires étrangères Bocchit Edmond |
Dans le cas présent, le chancelier haïtien Bocchit
Edmond a expliqué à l’animateur à la clochette avoir discuté du vote avec les
autorités américaines au cours d’une rencontre au département d’État et d’une
autre à la Maison blanche. Sans préciser s’il s’avait été invité ou convoqué, le
chef de la diplomatie haïtienne a précisé
qu’il y avait trois sujets au menu des discussions : le sort des quelque
60 000 compatriotes menacés d’expulsion ; la gestion du dossier
d’Haïti par le Conseil de sécurité des Nations Unies; le remboursement de la
dette Petro Caribe. À en juger par les commentaires des partisans du vote
haïtien, le pays aurait gagné sur les trois points qualifiés de « prix du
vote » par Matin Débats. Victoire donc sur toute la ligne!
Les journalistes et historiens haïtiens ont
souvent prétendu que les Américains n’ont pas honoré leurs promesses, ce qui, à
l’analyse, semble faux. L’assistance
technique et économique a été rétablie dès le mois d’avril avec un décaissement
de 7,2 millions de dollars, qui a été suivi d’un autre de 3,4 millions
pour la reconstruction de la route du Sud (Le Nouvelliste, 12 avril 1962, cité
par W. W. Arthus, p.280).
Le politologue Wein Weibert Arthus,
actuellement conseiller politique à l’ambassade d’Haïti à Washington, est à mon
avis l’auteur qui a relaté et analysé avec le plus d’objectivité et de rigueur
la conjoncture générale et les conditions dans lesquelles Haïti a voté pour
l'exclusion de Cuba à Punta del Este. Il cite d’ailleurs François Duvalier qui a
lui-même écrit à ce sujet : « Une opinion pragmatique voulait que le
rôle primordial de la politique d’un État consiste dans la défense de ses
intérêts surtout économiques.» (Citation tirée des Mémoires, p. 197, et reprise
par Wein Weibert Arthus, Duvalier à l’ombre de la guerre froide, p. 278).
La station balnéaire de Punta del Este, en Uruguay |
À mon avis, il y a ici deux questions qu’il
convient d’examiner séparément : la position de principe que le pays
adopte et exprime avec fracas dans les médias, puis le revirement soudain
assorti d’une enveloppe qualifiée d’intérêts économiques par le président Duvalier lui-même. Après avoir réaffirmé son
attachement à la politique de neutralité dans les conflits inter-régionaux à
l’ouverture des débats le 22 janvier, puis défendu le régime castriste trois
jours plus tard, le chancelier Chalmers surprendra le monde entier en votant,
« contre toute attente » en faveur de l’exclusion définitive de Cuba
de l’OEA.
Dans son rapport au président Kennedy, Samuel
E. Belk, membre du Conseil national de sécurité, écrira que Cuba a été exclu
par un vote de quatorze voix contre sept
« grâce à un deal avec Haïti ». Un jeu gagnant-gagnant qui
confirmerait pour l’une et l’autre parties que la fin justifie les moyens!
Le scénario de Punta del Este est exactement le même que celui qui s’est déroulé
sous nos yeux à Washington la semaine
dernière. Alors que tout laissait présager un vote de solidarité avec la République
bolivarienne ou, au pire une abstention, c’est par un spectaculaire coup de théâtre que s’est
terminé le dernier acte de cette tragicomédie. Au tomber du rideau, Maduro était mis au ban
des nations du continent grâce au vote décisif d’Haïti.
Président Maduro lors de sa prestation de serment,en 2018 |
Ce deuxième revirement, après celui de Punta
del Este, introduit donc cette manière de faire dans l’histoire de notre
diplomatie, non plus comme un simple précédent ou un accident de parcours, mais
comme une espèce de stratégie de négociation. Perçu non sans raison comme le
coup de pied de l’âne, ce vote entache
non seulement l’image d’Haïti et sa crédibilité comme partenaire dans les relations
internationales, mais aussi la fiabilité des ressortissants haïtiens en
général, tant au pays qu’en diaspora.
Les suites éventuelles du vote de Washington
Dans les combats entre pots de fer et pots de terre,
l’issue est toujours prévisible et dépend presque exclusivement du bon vouloir
des pots de fer. Dans la situation d’extrême vulnérabilité de la partie
haïtienne dans le bras de fer actuel, il est à souhaiter qu’Haïti perde
seulement son honneur et sa crédibilité, ce qui est loin d’être un risque
négligeable. Me fondant sur les
pratiques autoritaires instituées par Theodore Roosevelt au début du 20e
siècle avec la « politique du gros bâton » (la Big Stick Policy), je suis enclin à penser que tout dépendra de la lecture
que les Américains feront du tableau et de l’humeur du moment. Les autorités
haïtiennes peuvent donc se préparer à la fois pour pavoiser en cas de succès
ou, dans le cas contraire, pour dire : « Adieu, veau, vache, cochons,
couvée. »
Retour sur Punta del Este
Siège de l'OEA à Washington baptisé Par Fidel Castro. Ministère des colonies d'Amérique après le vote de Punta del Este. |
Après le revirement de Punta del Este,
Duvalier avait peut-être de bonnes raisons de croire que la hache de guerre
avec Kennedy était enterrée et qu’il pouvait s’adonner à sa pratique du pouvoir
absolu. Le deuxième mandat qu’il s’était octroyé en 1961 n’ayant jamais été spécifiquement
évoqué dans les négociations, les États-Unis s’évertuèrent de leur mieux à le
forcer à partir au terme du mandat obtenu en 1957, soit le 15 mai 1963 : nouvelle
suspension de l’aide économique, appui ouvert aux organisations d’exilés,
protection et octroi de subventions et
facilités d’entraînement militaire aux organisations armées, etc.
Autrement dit, il n’y pas eu de signatures de chèques en blanc, ni
d’un côté, ni de l’autre. Duvalier refusa d’assouplir son régime de terreur et
de fiscaliser les revenus provenant d’entreprises d’État comme la Régie du
tabac et des allumettes. Un an plus tard, après les massacres du 26 avril 1963,
il mettra résolument le cap sur la
présidence à vie. Tout cela était contraire aux objectifs de l’Alliance pour le
progrès dont Haïti n’a jamais tiré aucun profit et il a malheureusement pour
nous gagné son pari.
À la lumière de ce précédent, il est permis de
se demander si nous ne sommes pas en train de revivre l’expérience des années
1960. Si la lune de miel commencée avec le PHTK depuis qu’Hillary Clinton,
alors Secrétaire d’État, a écarté Myrlande Manigat de la présidence d’Haïti
n’est pas appelée à se perpétuer. À cet égard, l’annonce d’un retour en force
de Michel Martelly, faite dimanche
dernier par l’ancien premier ministre Jean Guy Lafontant, ne doit pas être
prise à la légère. Si cela se produisait, la trahison de Chavez aurait été
payante pour le parti au pouvoir en Haïti.
La pratique des retours d’ascenseur dans la
coopération internationale
L’idée des alliances internationales fondées
sur des intérêts réciproques, qu’ils soient économiques, géopolitiques,
raciaux, etc., n’a en soi rien d’anormal ou d’immoral. Un exemple entre mille. Pendant
la Deuxième Guerre mondiale, des pays comme le Brésil et l’Argentine ne sont
pas spontanément ni automatiquement entrés
en guerre aux côtés des États-Unis après le désastre de Pearl Harbour. C’est
après de multiples hésitations et d’intenses négociations que le président du
Brésil, le dictateur Getulio Vargas, décida d’abord de rompre les relations diplomatiques
avec les puissances de l’Axe, puis d’entrer en guerre aux côtés des États-Unis.
Cela se fit contre la promesse de financement des aciéries de Volta-Redonda, le
moteur de l’industrialisation du Brésil.
Les présidents Kennedy et Goulart passant les troupes en revue à Washington en 1962. Au milieu, le général brésilien Amauro Kruel. |
Quand, deux ans après, en 1964, le président démocratiquement élu Joao Goulart voudra opérer un virage vers
la gauche, il sera renversé par un coup d’État militaire ourdi par la CIA. Par la suite, le Brésil
connaîtra successivement cinq dictatures militaires, et les États-Unis envisageront
l’avenir économique de l’Amérique latine dans une seule perspective : sous
le leadership du Brésil comme puissance industrielle et de l’Argentine,
colosse aux pieds d’argile, comme puissance agricole.
Si je
m’attarde à cet exemple, c’est pour deux
raisons : la première, pour illustrer les avantages que le Brésil a su
tirer, dans le long terme, de son entrée négociée en guerre en 1942 aux côtés
des États-Unis; la seconde, pour rappeler qu’au moment de l’exclusion de Cuba à Punta del Este, le Brésil de Joao
Goulart a joué la carte de l’abstention, se mettant dans le dangereux
collimateur de la CIA. Deux ans après, il était renversé du pouvoir par un coup
d’État militaire. À ne pas oublier!
Caricature du Nouvelliste illustrant le poids des largesses du Venezuela et celui des pressions américaines. |
Lorsque François Duvalier, qui est
incontestablement un des maîtres à penser des apprentis sorciers du PHTK, fait
référence au pragmatisme en diplomatie, c’est précisément à ce genre de
précédents qu’il pense. Et pour tous ces aspirants disciples de Machiavel, ce
qui importe en politique, ce n’est pas la réalité des choses, mais leur
apparence. En outre, l’arme la plus efficace du Prince, ce n’est pas la
sincérité du discours, mais la ruse, comme l’a rappelé le professeur Victor
Benoit dans sa postface du livre de Weibert Arthus. Tel est l’éclairage sous lequel j’analyse la
volte-face que vient de faire notre gouvernement devant une opinion publique mal
informée, imprévoyante ou simplement crédule.
En guise de conclusion
En abandonnant à son sort le grand bienfaiteur
d’hier, aujourd’hui affaibli et appauvri, le PHTK a joué la carte du pragmatisme,
du cynisme et d’une soumission assortie de déclarations optimistes et
probablement mensongères. Il semble avoir ainsi gagné une première manche, comme
Duvalier avait gagné un sursis à Punta del Este. Comme ce genre d’ententes
conclues dans la fièvre des négociations
multilatérales s’accompagne d’un grand nombre de sous-entendus et de clauses
implicites, il faudra un certain recul
pour pouvoir en évaluer toutes les
retombées.
Alors seulement, on saura s’il avait mieux valu s’exposer aux caprices
et à un mépris encore plus grand de Donald Trump en préservant l’amitié d’un
Maduro moribond que de sauvegarder des
apparences d’intégrité et d’honneur en risquant de couler à pic avec un allié
qui n’avait plus rien à offrir.
Ottawa, le 17 janvier 2019
Eddy Cavé eddycave@hotmail.com
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