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Joe Jack, l'homme-orchestre de la musique haïtienne |
Par Hervé Gilbert
Dans le vaste panthéon sonore d’Haïti, certaines voix ne s’éteignent
jamais. Elles persistent, vibrantes, dans les replis de la mémoire collective,
telles des mélodies secrètes que l’on fredonne sans y penser. Joseph Jacques,
affectueusement connu sous le nom de Joe Jack — ou encore
"L’Homme-Orchestre" — appartient à cette race rare d’artistes dont
l’empreinte transcende le temps, les modes et les frontières. Musicien de
génie, visionnaire sans vue, il a transformé la cécité en lumière intérieure,
et l’accordéon en navire d’émotions.
Né le 25 mai 1936 aux Gonaïves, privé de la vue dès la naissance, Joe Jack n’a jamais considéré son
handicap comme un frein, mais plutôt comme une invitation à écouter autrement,
à ressentir plus intensément. Formé à la réputée Perkins School for the
Blind à Boston, il revient ensuite en Haïti avec une double vocation :
transmettre et créer. Enseignant d’anglais le jour, il devient troubadour des
âmes à la nuit tombée, forgeant une carrière musicale d’abord au sein des 4
Cloches — un groupe de musiciens non-voyants — puis en solo, dès 1972,
lorsqu’il épouse pleinement sa destinée artistique.
Multi-instrumentiste, chanteur, compositeur, Joe Jack fut
également un pionnier technologique : l’un des premiers à introduire la boîte à
rythmes dans le paysage sonore haïtien, mariant tradition et modernité avec une
audace tranquille. Ses chansons phares —Fèm dous, Depuis le jour, Ti mennaj mwen, Ma petite cage,
Pwofesè Lekòl — résonnent encore aujourd’hui comme des balises d’une
époque où la musique haïtienne vibrait d’authenticité, de tendresse, et de
malice populaire. Il chantait la vie dans sa beauté brute, son humour tendre,
ses douleurs muettes. Il chantait Haïti comme peu l’ont fait : avec le cœur nu
et l’âme vaste.
Mais Joe Jack ne fut pas seul dans cette épopée sensorielle. À ses
côtés, dans cette même trame de résilience et d’excellence, évoluait un autre
géant parti trop tôt dans des conditions tragiques : Ti Pierre. Claviériste émérite et partenaire fidèle de la chanteuse Claudette, il formait avec elle le duo emblématique — Claudette et Ti
Pierre — que l’on entendait souvent dans les soirées montagnardes de
Pétion-Ville, notamment chez Gabby, lieu devenu mythique. Tandis que Joe Jack
électrisait la scène de la Cabane Créole, Ti Pierre faisait danser les âmes
derrière la caserne. C’était une époque bénie, aujourd'hui presque révolue, où
Port-au-Prince respirait encore une certaine douceur, et où la musique rassemblait les gens au lieu
de les diviser.
Aveugles mais porteurs d'une vision artistique profonde, Joe Jack et Ti Pierre ont franchi les limites imposées par leur condition pour s'imposer par le talent, la rigueur et la sensibilité. Leur art a donné une voix à l'indicible, une forme à l'émotion, une dignité à l'expression populaire. Ils n'étaient pas seulement des musiciens : Ils étaient des passeurs d'âme.
En évoquant leur mémoire, nous ne pleurons pas seulement des
artistes, nous célébrons des symboles. Ils furent les gardiens d’une ère où la
musique haïtienne n’était pas un produit, mais une expérience vécue, partagée,
ressentie dans la chair et dans l’âme.
Que l’ombre bienveillante de Joe Jack et de Ti Pierre continue d'éclairer notre regard sur l'art et la condition humaine. Que leur œuvre soit conservée, transmise, étudiée comme un patrimoine précieux. Et que jamais ne s’éteigne la flamme qu’ils ont allumée dans le cœur du peuple haïtien. Puisse leur âme reposer en paix, là où les rythmes ne cessent jamais, là où les étoiles brillent sans fin.
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Hervé Gilbert |
Quel beau texte!
ReplyDeleteJoe Jacques " chantait la vie dans sa beauté brute, son humour tendre, ses douleurs muettes. Il chantait Haïti comme peu l’ont fait : avec le cœur nu et l’âme vaste". Cette description, à elle seule, mon cher Hervé, vient de rappeler à notre mémoire, la douceur de vivre que cet artiste nous a inculquée dans une Haïti suspicieuse où l'on vivait en chuchotant tout en s'exprimant en signe comme des automates. En effet, par ces ritournelles, Joe était là, nous prenant par la main et le coeur, nous entraînant sans détour sur le chemin de l'espoir.
ReplyDeleteHervé, mon cher ami, tu as ce don rare de faire revivre les êtres par la seule force des mots. Sous ta plume, les figures prennent vie, avec une intensité qui touche et captive. Ton hommage, d’une grande justesse, allie la gravité du deuil à la douceur du souvenir. Il s’en dégage une lumière discrète, presque sacrée, qui mène le lecteur jusqu’à l’âme du disparu.
ReplyDeleteÀ n’en point douter, vous êtes peu nombreux — Max, Eddy et toi — enfants de Jérémie, à savoir tresser les mots en linceul et en louange.
Mes pensées accompagnent la famille éprouvée. Que la paix accueille le défunt dans le silence des hauteurs.
Marie Carmelle
En effet Max, fraîchement sevré de la mamelle je me souviens de ces moments là, où nos mères échangeaient de ces rictus avec une voisine de confiance, en froncant les sourcils, qui valaient un éditorial. Désapprouvant ainsi le dernier communiqué publié par la dictature, et lu avec verve par un de ses encenseurs attitrés, Georges J. Figaro et Dieudonné Poméro. J'avais à peine sept ou huit ans lorsque j'ai vu Joe Jack pour la première fois chez lui à la rue Cameau, en compagnie de plusieurs de ses amis non-voyants, dont le regretté Jean Sorel. Nous étions voisins.Quelques années plus tard, une des promotions de l'École Nationale des Infirmières à laquelle ma sœur faisait partie, a organisé un bal à la maison animé par les "4 Cloches" de Joe Jack. Et ici au Québec, il a animé notre BBQ familial estival à deux reprises, pour le grand plaisir des participants
ReplyDeleteMerci à Hervé Gilbert pour ce bel hommage poétique et à sonorité musicale. RIP Joe.