Séquence historique d’exception et politique étrangère d’un pays pris dans l’étau du néolibéralisme
Par James Darbouze
« Donnez-moi un point d’appui
et un levier et je soulèverai la terre »
Archimède
Il est de plus
en plus clair que l’Empire est en crise et tente de se restaurer en sombrant
dans le fascisme aux États-Unis, en Haïti et dans le monde. Le contexte actuel
marqué depuis l’hiver 2020 par l’éclosion de la pandémie de Coronavirus fournit
un prétexte aux politiques autoritaires et liberticides. Dans de nombreux pays,
les gouvernements profitent de ce contexte pour démanteler les conquêtes
démocratiques formelles défendues par les sociétés civiles et faire passer des
réformes. C’est le dramaturge allemand Bertholt Brecht (1898-1956) qui disait
que le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution par
temps de crise. Dans cette même veine, le philosophe français Jean Paul Sartre
(1905-1980) nous rappelle que ce qui définit le fascisme ce n’est pas le nombre
de victimes qu’il fait, mais la façon dans laquelle il tue ses victimes. Aux
États-Unis comme en Haïti, l’État cautionne la brutalité policière et la
terreur paramilitaires (milices / milices blanches dans un contexte et gangs de
quartier dans l’autre) contre les populations dissidentes.
En Haïti, la
montée au pouvoir depuis 2010 des « bandi legal » a exacerbé
la culture du viol et de l’impunité, avec plusieurs bureaucrates du
gouvernement, des personnalités médiatiques influentes et des chefs de gang
notoires accusés pour agression sexuelle systématique et violence. Les
habitant-e-s des quartiers populaires connu-e-s pour lutter contre leur abandon
sont la cible constante de massacres d’État.
L’ambassade des
Etats-Unis en Haïti est la quatrième plus grande ambassade des États-Unis au
monde. Bien que Jovenel Moise ait été identifié (avec d’autres responsables de
l’État et des chefs d’entreprise transnationaux clés) dans le gaspillage de 4.2
$ milliards de fonds PetroCaribe, le Core Group – les Etats-Unis en tête – a
soutenu sans condition Jovenel Moise depuis son élection frauduleuse en
2016 [1].
En 2020, en
guise de bilan de la politique internationale étasunienne en Haïti, des
dizaines de groupes criminels sèment la terreur et contrôlent des quartiers
entiers de la capitale – surtout les milieux populaires – devenus zones
d’exception. Pour parodier l’historien Jean Alix René, « nous éprouvons
dans toute [leur] rigueur les conséquences désastreuses des mesures prises au
cours des décennies 1980 et 1990 pour déstabiliser l’économie haïtienne,
appauvrir sa population et la forcer à rejoindre le nouvel ordre mondial tel
que défini par les décideurs impériaux ». Sur l’ensemble du
territoire, « pas moins de 96 gangs armés sévissent » selon
Jean Rebel Dorcena, un des responsables de la Commission nationale de
désarmement, de démantèlement et de réinsertion (CNDDR). Et le nombre de gangs
va croissant. Environ 500 000 armes illégales sont actuellement en circulation
en Haïti. En quatre années (2016-2020), le pays a été transformé en véritable
mouroir à ciel ouvert, en abattoir humain. De janvier à août 2020, ce sont 944
personnes assassinées, 287 personnes maltraitées, 42 exécutions par des tireurs
d’élite et 124 cas de kidnapping en huit (8) mois. En outre, selon les chiffres
du BINUH, le système national de santé a signalé 457 cas de viol (dont 164
femmes, 235 enfants et 58 hommes) entre le 1er juin et le 31 août, contre 541
entre le 1er mars et le 31 mai. Par ailleurs, les neuf (9) massacres perpétrés
sur les deux dernières (2) années (2018-2020) ont causé 306 morts et 55 disparus ;
214 enfants ont été rendus orphelins suite aux massacres.
Pourquoi le
gouvernement étasunien – et tout le Core group à sa suite – continue-t-il de
soutenir un tel régime ? Mais alors qu’est-ce que la démocratie selon
l’idéologie de ce gouvernement ? En quoi consiste-t-elle ? Quel
projet poursuit la stratégie étasunienne en Haïti ? Quelle similarité
existe-t-il entre la politique intérieure menée par le gouvernement étasunien
aux Etats-Unis et celle qu’il soutient en Haïti ? Par ailleurs, la politique
étasunienne en Haïti aurait-elle pu être différente lorsque l’on sait qu’aux
Etats-Unis, la tradition de l’extrême-droite est solidement ancrée dans les
mentalités dominantes (Ku-Klux-Klan) et qu’en raison d’un racisme d’État
systémique, les Noirs, jusqu’à date, sont discriminés, considérés comme inégaux
et non-sujets de droits comme le dénonce le mouvement Black Lives
Matter ? Sous couvert de démocratie libérale, l’idéologie impérialiste
d’exception qui domine la politique américaine est largement de droite –
conservatrice – factieuse, classiste/clanique et raciste.
I.
Commençons par le commencement
Le 10 mars
2010, alors qu’il déposait devant la Commission des affaires étrangères du
Sénat américain, l’ancien président des États Unis William Jefferson (Bill)
Clinton a fait, ce qui a semblé aux yeux de beaucoup, son mea culpa.
En termes clairs, il a évoqué le rôle que son administration (1993-2001) avait
joué dans la destruction de l’agriculture haïtienne via l’exportation vers
Haïti de denrées alimentaires américaines subventionnées. Bill Clinton a
profité du fait que la baisse des droits de douane était une des conditions
attachées aux prêts du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque
Mondiale (BM) pour assauter (assaillir) Haïti. Citons un extrait de ses
propos :
« Les
pays riches comme le nôtre, qui produisent beaucoup de nourriture, doivent
vendre aux pays pauvres et les soulager du fardeau de produire leur propre
nourriture, de sorte que, Dieu aidant, ils puissent sauter directement dans l’ère
industrielle. Cela n’a pas fonctionné ! Cela a peut-être été bon pour mes
fermiers de l’Arkansas, mais ça n’a pas fonctionné. Ce fut une erreur. Ce fut
une erreur à laquelle j’ai contribué. J’ai du vivre tous les jours avec ce
remords de la baisse de la capacité de production de riz capable de nourrir le
peuple haïtien, avec les conséquences du fait qu’Haïti a perdu la capacité de
produire du riz pour nourrir sa population. Tout cela, à cause de ce que j’ai
fait, moi et personne d’autre. »
Certains ont salué
le courage du grand homme arguant que c’était la première fois qu’un président
– américain et leader du « monde libre » de surcroît
– critiquait ouvertement sa politique étrangère et reconnaissait ses torts.
D’autant que, dans ses accords majeurs, la politique de Bill Clinton était
l’expression d’une tonalité récurrente de la politique américaine dans toute la
région depuis le 19ème siècle. De manière générale, il est question de
l’interminable récit de déprédation, de dépossession des peuples, de dépossession
de la majorité au profit de quelques-uns tel que raconté par l’écrivain
uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015) dans son ouvrage célèbre Les
veines ouvertes de l’Amérique latine : une contre-histoire (1981).
Et de manière spécifique, il est également question dans les propos de Clinton
de la mise sous coupe réglée du désir de liberté et de bien-être de la
population haïtienne, ainsi que de la vraie nature du sous-développement qui
tenaille Haïti.
On retrouve ici
la logique du comment, à l’extérieur d’un pays, dans des officines étrangères,
le remodelage des sociétés est planifié par ceux et celles qui se croient les
maîtres et maîtresses du monde au détriment des populations. La décision de
fragiliser la capacité agricole d’Haïti par l’augmentation du flot
d’importation a participé de cette stratégie de remodelage puisque c’est un
fait connu que l’économie haïtienne a toujours reposé sur l’agriculture depuis
le XIXème siècle. Voire, on a tous et toutes appris dans nos manuels de
géographie qu’Haïti était un pays essentiellement agricole. Par suite des
politiques de Bill Clinton, les USA sont actuellement le premier fournisseur du
marché haïtien en produits agricoles. Et Haïti est le troisième consommateur
mondial du riz des États-Unis. America first ! tel est le nom
de cette politique.
Un exemple de
plus ? En 1994, après trois années (1991-1994) d’un coup d’état sanglant
(plus de 5,000 morts, un nombre incalculable de disparus, un cortège infini de
viols et des massacres en cascade) piloté et téléguidé – comme au Chili en 1973
– par des agents de la CIA dont Emmanuel (Toto) Constant, Bill Clinton
rétablit dans ses fonctions le Président Jean-Bertrand Aristide, premier
dirigeant élu par un vote populaire dans toute l’histoire d’Haïti. L’histoire
sonne belle ! Cependant, afin de pouvoir effacer toutes traces de
l’implication états-unienne dans la dictature sanglante de Raoul Cédras et
Michel François, les marines ont emporté 160 mille pages d’archives secrètes.
Ces archives auraient été certes tout ce qu’il y a de plus important pour
introniser une ère nouvelle dans la justice haïtienne, mais plus important
était aux yeux de l’Administration américaine d’effacer les traces de toute
implication états-unienne. America first, n’est-ce pas ?
Une dernière
illustration plus récente concernant les démêlés de l’accord PetroCaribe.
PetroCaribe est un accord de coopération énergétique entre les pays des
Caraïbes et le Venezuela. Ce dernier, premier pays exportateur de pétrole brut
latino-américain, permet aux pays membres de l’accord de lui acheter le pétrole
à des conditions préférentielles de paiement. Cette alliance a été créée le 29
juin 2005 en signant l’accord au départ avec 13 pays. Haïti rejoint l’accord en
avril 2006 après l’élection du président René Préval [2]. Entre 2008 et 2018, Haïti a pu ainsi se
procurer du pétrole à un taux préférentiel tout en bénéficiant de facilités de
paiements. Et conformément aux termes de l’accord, Haïti devait revendre plus
cher aux compagnies locales une partie du pétrole et les bénéfices devaient
servir à financer des projets sociaux et de développement.
Cependant,
alors que l’accord représentait à l’évidence une opportunité unique pour
beaucoup de pays de la région, les États-Unis ont multiplié les pressions pour
essayer d’empêcher les pays latino-américains d’adhérer à PetroCaribe. Divers
câbles divulgués par le groupe de défense de la transparence WikiLeaks
indiquent que, même si les diplomates américains reconnaissaient dans des
discussions privées les bénéfices économiques de cet accord pour les pays
membres, ils craignaient que l’accord PetroCaribe n’accroisse l’influence
politique de la République bolivarienne du Venezuela.
Dans le cas
précis d’Haïti, bien que reconnaissant que l’accord permettrait au pays
d’économiser 100 millions de dollars par an, l’ambassade américaine a travaillé
en relation étroite avec de grandes compagnies pétrolières pour tenter
d’empêcher le gouvernement du président René Préval de rejoindre PetroCaribe.
Les États-Unis – notamment l’ambassadrice Janet Sanderson – ont été
principalement irrités par les rapports qu’entretenait Préval avec Cuba et le
Venezuela pour le bénéfice d’Haïti. D’ailleurs, le prédécesseur de Sanderson,
Timothy M. Carney, avait clairement fait comprendre au Ministre des
finances du gouvernement de transition (2004-2006) que « Washington
verrait d’un très mauvais œil tout accord d’Haïti pour du pétrole avec le
Venezuela. D’où, certains ont vu dans l’accord PetroCaribe et la réaction de
l’ambassade des États-Unis en Haïti, la cause de l’acharnement de l’empire à
appuyer la clique des massacreurs et des bandits légaux antinationaux.
En effet,
depuis 2010, les gens placés au pouvoir comme Michel Joseph Martelly et Jovenel
Moïse sont accusés d’avoir détourné à leur profit une partie des bénéfices de
ce fonds. Alors que la plupart des projets sociaux planifiés au départ sont
demeurés inachevés ou n’ont jamais été réalisés tout simplement. Plus de 4.2
milliards de dollars ont été détournés. Et alors que les révélations concernant
ce système de corruption contribuaient à déclencher des protestations, le
gouvernement des Etats-Unis a réitéré son support inconditionnel aux
dilapidateurs de ces fonds. America first ! Quelque chose peut
être bon pour Haïti mais si le gouvernement des Etats-Unis s’y oppose et dit
que ce n’est pas bon, qu’importe la raison… alors …
En réalité,
ceux qui avaient cru à la sincérité du repentir de Bill Clinton ont vite
déchanté. Au cours de cette même année 2010, les Clinton et la USAID vont jouer
jusqu’au bout leur partition afin de placer au plus haut sommet du pouvoir
d’État en Haïti, Michel Joseph Martelly, un antinational. Comme les Haïtiens le
remarqueront par la suite, Bill Clinton a joué du cinéma, il a fait son numéro,
fait son show et a continué son business avec Haïti.
II.
Petit rappel sur le sens d’Haïti à la face du monde
Haïti est le premier
pays véritablement libre et indépendant de la région des Amériques. En 1803,
sous la houlette de Dessalines, l’armée indigène a flanqué une sacrée raclée
aux troupes de Napoléon Bonaparte. Et l’Occident n’a jamais pardonné à Haïti
cette humiliation infligée à la race blanche et à l’idéologie raciste dominante
de l’époque. Les États-Unis avaient certes conquis plus tôt leur indépendance
(1776), mais ils maintenaient un demi-million d’esclaves travaillant dans leurs
plantations de coton et de tabac. Il faudra une guerre civile de quatre (4) ans
aux États-Unis (la guerre de sécession, 1861-1865) pour mettre fin sur le
papier à l’esclavage, alors même que les pratiques discriminatoires continuent
aujourd’hui encore.
Quand le 1er
janvier 1804, de manière tonitruante, Haïti a envahi l’espace international à
grand renfort d’histoires puissantes, les fondateurs lancent pour l’occasion la
première république noire des Amériques, antiesclavagiste, anticolonialiste,
anti raciste. Le caractère, à date unique, de l’événement haïtien dans les
annales de conquête de liberté, l’important mélange ethnique, un héritage
culturel immense, un patrimoine historique exceptionnel, un talent créateur qui
émerveille, des bouleversements sociopolitiques interminables, un mélange de
divers peuples et civilisations les plus opposées, sous un climat de feu, un
bouillon de culture admirablement préparé.
Jusque vers la
fin du XIXème siècle, Haïti, d’une manière ou d’une autre, continue à occuper
le devant de la scène caribéenne car les fondateurs ont rapidement mis en œuvre
une politique étrangère axée sur le principe de liberté et le refus coriace de
s’aligner sur une conformité idéologique imposée par les nations occidentales
dominantes. Comme le rappelle l’historien Lesly Manigat (2003), les critères
d’une bonne politique étrangère peuvent se compter sur les cinq doigts de la
main : 1) la raison pratique (les relations internationales sont une
discipline scientifique fondée sur une documentation critique), 2) le droit
(une diplomatie a des normes à respecter et à appliquer), 3) la morale (la
conduite de la politique extérieure doit répondre à des exigences éthiques),
4) l’intérêt (l’intérêt national et les intérêts privés à promouvoir) et
5) l’opportunité politique (soit le réalisme des moments propices à saisir
et à exploiter).
L’analyse
approfondie des premiers moments de la politique étrangère des fondateurs
d’Haïti (Arthus, 2016) laisse entrevoir une conscience claire et distincte des
enjeux des relations internationales avec une dominante des quatre premiers
critères de la bonne politique étrangère. La complexité de son tissu social, sa
structure étatique non conformiste en raison des différents peuples formant sa
population, ont souvent porté les observateurs étrangers à considérer Haïti
comme une civilisation singulière, avec de grandes complexités opposées.
Par ailleurs,
en marge de la politique étrangère des fondateurs de la patrie haïtienne,
l’historien-politologue haïtien décédé en 2014, Lesly François Manigat
(1930-2014), a décelé, dans un ouvrage de 2003, ce qu’il appelle une loi
tendancielle qu’il formule à partir de l’expérience internationale haïtienne.
Cette loi s’énonce de la manière suivante : « la politique des
grandes puissances vis à vis d’un petit pays marginal, à la différence de celle
qu’elles mènent entre elles, est laissée plus volontiers à l’action des
intérêts privés. Elle ne devient plus complexe que quand le cas de ce pays se
trouve pour un temps et une raison donnés, versé au dossier de la grande
politique mondiale. Alors seulement, la solution rejoint la règle générale de
la pluralité complexe des déterminations d’une politique étrangère. (…) »
(p. 9)
C’est dans un
tel cadre qu’il convient de lire les trois exemples présentés plus haut (la
destruction de l’agriculture haïtienne, l’embarquement des archives secrètes
des Forces Armées d’Haïti et le torpillage de l’accord PetroCaribe) ainsi que
la politique actuelle de l’administration américaine en Haïti. Aussi, sur la
question fondamentale de la démocratie, alors que la majorité de la population
revendique un changement radical tant dans la forme de gouvernement que dans le
contenu social, depuis plusieurs mois, la position étasunienne, suivant en cela
la vision des apologistes du système, reste bloquée dans les fantasmes
archétypaux du schéma dominant. Elle soutient et conforte le développement d’un
fascisme de crise. Il y a quelques temps, avec un goût pour les dénigrements
intempestifs et les informations paradoxales, le gouvernement américain, avec
Donald Trump à sa tête, a livré une parodie symptomatique du peu de
considération dont disposent les dirigeants de ce pays pour Haïti.
III.
Les Etats-Unis : le point d’appui qui permet aux bandits de mettre Haïti
au pas
Officiellement,
les États-Unis d’Amérique entretiennent des relations diplomatiques avec Haïti
depuis 1862, quand Abraham Lincoln a dépêché en Haïti Benjamin F. Whidden en
qualité de représentant diplomatique des États-Unis pour ouvrir une Légation
américaine au pays. En 1868, le président Andrew Johnson tenta d’annexer la
République dominicaine et la République d’Haïti. En 1943, suite à une
déclaration conjointe, le niveau des relations a été relevé et la légation a
été transformée en ambassade. John Campbell White a été nommé Ambassadeur
extraordinaire et plénipotentiaire, et a présenté ses lettres de créance au
gouvernement haïtien le 14 mars de cette même année, devenant ainsi le premier
ambassadeur des États-Unis en Haïti. Entre ces deux dates, il y a eu
l’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934. Les périodes de troubles
politiques et économiques intenses ont servi de prétexte à l’intervention
américaine de 1915. Après 19 ans d’occupation, les forces armées des États-Unis
ont quitté le pays en 1934. En laissant le pays en 1934, les forces d’occupation
ont quitté sur place un dispositif ultra-répressif de contrôle social et
politique : les forces armées d’Haïti. Bien que cet élément clef du
dispositif international de contrôle ait été démobilisé en 1994, la présence
étasunienne dans la vie politique haïtienne n’a jamais été aussi forte.
Et depuis une
trentaine d’années, au sein même du mouvement revendicatif haïtien, des idées
toutes faites héritées de l’idéologie dominante – du plan américain pour
Haïti [3] – surplombent la pleine et entière
compréhension du travail profond de changement à mener dans la société. Sur de
nombreuses questions essentielles, comme par exemple celle des mécanismes du
contrôle de la société par le peuple, ce qui demeure c’est la compréhension que
les forces réactionnaires – au premier chef les étasuniennes – ont développé et
imposé à travers leurs appareils notamment les médias traditionnels. Même les
structures formelles sont dissociées au point qu’il n’est plus possible de
déterminer qui fait quoi, comment et pourquoi. Par exemple, bien heureux sera
celui ou celle capable de démêler le contenu mis dans le mot de démocratie
aujourd’hui. Des oligarques putschistes et déstabilisateurs se revendiquent
démocrates, tandis que des dirigeants bénéficiant du large support de leurs
populations sont affublés des noms de tyran, démagogue et populiste.
Le discours
« démocratique », organisateur principal du consensus
politique actuel, est à ce point dévoyé (et récupéré) qu’il permet de couvrir
autant les menées déstabilisatrices des puissances occidentales notamment
l’empire Étasunien en Amérique latine que l’usage des services de mercenaires
francs-tireurs internationaux par un gouvernement illégitime contre sa
population. Et là où les ancêtres avaient promis une guerre éternelle au
colonialisme, on voit un président haïtien, Jovenel Moise, souhaiter qu’Haïti redevienne
une colonie occidentale et y travailler activement. Haïti ne cherche plus, en
toute souveraineté et indépendance à construire une société globale juste,
équitable, durable et anti-impérialiste pour surmonter les injustices que le
capitalisme et ses politiques néolibérales ont imposées au monde. Mais par la
seule volonté d’une puissance impérialiste, le peuple subit les affres d’un
régime politique décrié par l’ensemble de la société haïtienne, complètement
fragilisée cherchant, partout et dans tout, un succédané à son manque de
légitimité.
IV.
Entre illusion démocratique et vision néocoloniale, la politique étrangère
haïtienne
La colonialité
du pouvoir et la persistance d’une vision coloniale (néo) chez ceux qui
dirigent actuellement Haïti ne sont plus à démontrer. Elles traversent toute la
dynamique sociale. La notion de dynamique sociale a été introduite par Lewin
pour analyser les phénomènes de groupe. Cette approche revient à considérer le
social comme un tissu conflictuel, dans le sens où le conflit n’est pas un
épiphénomène, mais une dimension constitutive de toute vie sociale. En
l’occurrence, le conflit se matérialise au travers de la violence, du pouvoir
ainsi que du changement. Ainsi se construit par exemple la figure du leader
choisi par l’Ambassade américaine. Et, dans le contexte haïtien, le processus
se passe d’une certaine manière que, pour asseoir l’hégémonie de leur projet,
les officines internationales imposent des dirigeants ignorants, sans vision et
à coefficient personnel nul, motivés seulement par l’appât du gain et
déterminés à mettre en œuvre la ligne décidée par l’International rien que pour
se maintenir au pouvoir.
Dans ce
registre néocolonial, la politique étrangère haïtienne est une pâle copie –
toutes proportions gardées naturellement – de la politique étasunienne. Nous ne
sommes plus dans le registre d’un pays indépendant qui détermine ses relations
internationales en fonction de ses intérêts propres mais dans une colonie (néo)
où tout se passe selon le principe d’Exclusif. Est-ce pourquoi toutes les
questions fondamentales doivent s’adresser non aux serviteurs mais à leurs
tuteurs, leurs maîtres [4] ? Ecoutons/Lisons de nouveau Lesly
Manigat (2003) :
« (…) le
statut de la colonie [est] défini par le pacte colonial ou système de
l’Exclusif qui [concentre] sur la seule métropole, et bien sur elle
seule, l’initiative et la responsabilité des relations économiques (et
politiques, cela va de soi) entre Saint Domingue et le reste du monde. Les
étrangers ne pouvaient point s’approcher de l’île en sujets de relations
internationales ni en partenaires, sauf au travers et par la médiation de la
métropole (…). A l’intérieur d’un tel système, Saint Domingue ne pouvait avoir
qu’occasionnellement des rapports avec d’autres pays, soit grâce à
l’autorisation de celle-ci, soit à la dérobée, en fraude de la légitimité, en
marge de la légalité représentée par le fameux système de l’Exclusif. »
Dans une telle
optique, il n’est pas étonnant que Jovenel Moise se voie et se vive plus comme
un commandeur – le gérant, le boutiquier – d’une colonie que comme le président
de la première République noire, libre et indépendante du monde. Comme tout
commandeur, il se considère dépositaire de pleins pouvoirs, d’un droit absolu
sur la colonie, dans les limites de ceux que lui confèrent ses chefs
véritables. On est dans une logique où le propre du commandeur est de reprendre
à son propre compte, de faire sienne les fondamentaux du maître, de manière à
anticiper son idéologie. Est-ce pourquoi, certaines choses tout à fait
pensables dans le cadre de rapports interétatiques – lors même qu’ils furent
inégaux – sont carrément impensables pour M. Jovenel Moise ?
L’exemple des rapports haitiano-vénézuéliens est à ce propos une bonne
illustration, mais on peut prendre également les relations sino-haïtiennes.
En effet,
depuis maintenant deux décennies, ce grand pays d’Amérique latine, cette nation
sœur qui porte depuis 1999 le nom de République bolivarienne du Venezuela,
subit l’assaut convergé des pays occidentaux, tandis que, depuis l’intérieur du
pays, les éléments réactionnaires, partisans d’une vision inégalitaire de la
société et à la solde d’intérêts étrangers, œuvrent à sa déstabilisation.
L’introduction dans le nom du pays de la référence fondamentale à Simon Bolivar
à partir de 1999 a visé à exprimer la volonté contemporaine de retourner à un
certain nombre de valeurs héritées de Bolivar comme le nationalisme et la
solidarité panaméricaine comme réaction à l’impérialisme ou l’abolition de la
hiérarchie des classes sociales. On a vu plus haut comment, de 2008 à 2018,
Haïti a pu profiter sur le papier de la solidarité bolivarienne [5].
Le motif de
cette guerre sans merci que mène l’impérialisme occidental, les États-Unis
d’Amérique en tête, contre ce pays est aussi, fondamentalement, idéologique car
elle attaque la construction d’un État garant de l’égalité de traitement des
personnes, de la juste répartition des ressources du pays au profit de toutes
et de tous et de la cohésion sociale. C’est une guerre qui rentre dans le cadre
d’un projet politique visant à la restauration au Venezuela – et ailleurs dans
le Monde – d’un ancien ordre fasciste, raciste et colonial. Ce contre quoi
Haïti s’est toujours battu depuis sa création..
Ainsi, il ne
fait aucun doute que de la même manière qu’Haïti a été, au 19ème siècle
naissant, une source d’inspiration pour tous les peuples aspirant à la liberté,
la République Bolivarienne du Venezuela sonne aujourd’hui comme un symbole.
Dans le mouvement Black Lives Matter aussi, Haïti a pu
apparaitre comme un symbole comme on peut le voir sur la figure suivante. C’est
en ce sens qu’il convient d’analyser l’agression continuelle des puissances
impérialistes contre des symboles comme Haïti et le Venezuela. Au Venezuela
comme en Haïti, le projet de l’impérialisme occidental – USA en tête – est le
même : il s’agit de remettre un pays sous coupe réglée afin de le
rançonner, de l’exploiter sans merci, de l’appauvrir et d’affamer son peuple.
Sur le terrain
de la préoccupation pratique, la réponse à la question du « que
faire » n’est pas évidente. Où faut-il affronter les maitres des
serviteurs ? A l’intérieur d’Haïti ou à l’intérieur de leur propre
pays ? En dépit de la vague d’indignation provoquée à travers le monde par
le racisme systémique étasunien envers les Noirs et les Latinos, le mouvement
« Black Lives Matter » se trouve concrètement bloqué dans une
impasse. Il n’aboutit nullement à protéger – ni à faire prendre en compte – les
vies des « Black » à l’intérieur même des Etats-Unis. On ne
saurait affirmer péremptoirement que le mouvement est en passe d’échouer, mais
le fait pour lui d’être présenté au niveau de l’opinion publique étasunienne
comme fortement catalysé par la violence en dit long. Comment dès lors faire
émerger et aboutir sur le devant de la scène – aux Etats-Unis même – les
revendications de justice qui concernent en Haïti des viols de masse, des
massacres de populations civiles vulnérables et autres crimes contre l’Humanité
ou contre les menées déstabilisatrices de l’empire au Venezuela ? Cela
semble une gageure ! Peut-être s’il y avait une société civile
internationale libre et solidaire d’Haïti, la lutte aurait pu être bien loin.
Malheureusement, comme souvent depuis le XIXème siècle, Haïti est seule au
monde !
En
guise de conclusion
Dans le cadre
de cette réflexion, nous avons tenu à rassembler des éléments permettant de
comprendre le rapport de domination qu’entretiennent les États-Unis avec Haïti.
Comme indiqué dans notre démarche, l’accent est mis sur la période récente
notamment les vingt-cinq dernières années avec un focus sur la tranche
2010-2020. Nous avons tenté de faire un bref passage sur la dimension
structurelle de cette domination en ayant recours à l’histoire et sur les
similitudes dans les politiques internationales mises en œuvre à travers les
âges. La République d’Haïti est indépendante depuis 216 ans et les États-Unis
depuis 244 ans.. C’est à ce stade, au niveau des jonctions internes-externes,
qu’il convient d’analyser la possibilité d’aller loin dans les perspectives.
Nous avons volontairement laissé de côté, pour une analyse ultérieure, un
aspect important de compréhension de la situation à savoir les logiques de
domination du capitalisme paramilitaire américain (Sprague-Silgado, 2017) en
connivence avec le capitalisme local.
Aussi, pour
comprendre en quoi la politique étrangère d’Haïti est une fiction depuis
Martelly, il est nécessaire de considérer les événements de 2010, notamment les
élections de décembre, comme fondamentaux dans la séquence que nous vivons
actuellement. Il est un fait indéniable que depuis l’accession au pouvoir de
Michel J. Martelly en 2011, le seul intérêt de ceux que les blancs placent au
pouvoir en Haïti, consiste à travailler pour que les « blancs » les
aident à se conserver le plus longtemps au pouvoir. Il ne faut jamais perdre de
vue que Michel Joseph Martelly est un chanteur de musique populaire (konpa)
néo duvaliériste qui a soutenu haut et fort les coups d’État de 1991 et 2004
contre l’ancien président Jean-Bertrand Aristide et qui a intégré tous les
éléments de l’idéologie raciste occidentale. Traditionnellement, Haïti est un
pays anti-impérialiste. Aujourd’hui, nous avons au pouvoir des serviteurs et
servantes de l’agenda impérialiste. Les États-Unis et toute la communauté
internationale ne pouvaient pas mieux espérer. Actuellement, le vrai problème
des mouvements de contestation est comment ôter le pays de ce carcan, comment
revenir au projet générique haïtien de liberté, égalité, solidarité et
souveraineté.
Dans le cadre
actuel, la politique étrangère haïtienne est loin de répondre aux
caractéristiques du système international actuel qui a commencé en 1945 avec le
« droit des peuples à l’autodétermination » des Nations Unies, dont
Haïti a toujours été partie prenante avant la lettre. Par ailleurs, pour capter
l’ancrage de la stratégie étasunienne avec le peuple haïtien, il est important
de remonter au-delà. Et c’est ce que nous avons tenté de faire ici. Nous devons
être clairs que le concept étasunien de la démocratie ne signifie pas le droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes dans la politique étrangère
américaine. A contrario, la démocratie étasunienne pour Haïti
signifie "n’importe qui au pouvoir y compris les tortionnaires sauf les
porteurs/porteuses d’un projet alternatif national populaire de gauche".
* Philosophe,
sociologue, enseignant-chercheur indépendant et militant haïtien.
Références bibliographiques
ARTHUS, W. W. (2016). La
politique étrangère des pères fondateurs d’Haïti.
BERNARD, J. Jr.
(2013). Hayti et l’influence des États-Unis d’Amérique. De l’indépendance à la
Reconnaissance (1791-1864), Port-au-Prince.
BOURHIS-MARIOTTI, C.
(2016). L’Union fait la Force. Les Noirs américains et Haïti, 1804-1893,
Rennes.
C.L.R. James, Les
Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue,
(traduction française), Paris, 1983.
DESHOMMES, F. (2016).
Haïti : La Nation Écartelée. Entre « plan américain » et
« Projet national ». Port-au-Prince, Haïti : Les Éditions
Cahiers Universitaires.
FERRER, A. (2012).
“Haiti, Free Soil and Antislavery in the Revolutionary Atlantic,” American
Historical Review, Vol. 117, No. 1, February, pp. 40-66.
GRÜNER, E. (2012).
« Haití : una olvidada revolución filosófica », Revista
Sociedad, No 28, Buenos Aires.
Abbé Grégoire, (1821).
De la noblesse de la peau ou du préjugé des blancs contre la couleur des
Africains et celle de leurs descendants, noirs et sang-mêlés, Paris.
KATZ, Jonathan
M. (2013). The Big Truck That Went By, Palgrave Macmillan.
LEGER, Abel N.
(1930). Histoire diplomatique d’Haïti 1804-1859, Port-au-Prince, 1930.
MANIGAT, L. F.
(2003). Introduction à l’étude de l’histoire de la diplomatie et des relations
internationales d’Haïti : collection pédagogique, "le livre du
maitre, guide de l’étudiant"
PIERRE ETIENNE, S.
(2007). L’énigme haïtienne. Echec de l’Etat moderne en Haïti. Montréal :
les Presses de l’Université de Montréal et Mémoire d’encrier.
POPKIN, J. D. (2010).
You Are All Free : The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery,
New York.
RENDA, M. A.
(2001) Taking Haiti. Military Occupation & the Culture of U.S. Imperialism
1915-1940. North Carolina : The University of North Carolina Press.
No comments:
Post a Comment