M. Dany LAFERRIÈRE, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Hector BIANCIOTTI, y est venu prendre séance le jeudi 28 mai 2015, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
À 62 ans,Dany Laferrière est le
plus jeune académicien à siéger
sous la Coupole.
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Permettez que je vous relate mon unique rencontre avec Hector Bianciotti, celui auquel je succède au fauteuil numéro 2 de l’Académie française. D’abord une longue digression – il y en aura d’autres durant ce discours en forme de récit, mais ne vous inquiétez pas trop de cette vieille ruse de conteur, on se retrouvera à chaque clairière. C’est Legba qui m’a permis de retracer Hector Bianciotti disparu sous nos yeux ahuris durant l’été 2012. Legba, ce dieu du panthéon vaudou dont on voit la silhouette dans la plupart de mes romans. Sur l’épée que je porte aujourd’hui il est présent par son Vèvè, un dessin qui lui est associé. Ce Legba permet à un mortel de passer du monde visible au monde invisible, puis de revenir au monde visible. C’est donc le dieu des écrivains.
Ce 12 décembre 2013 j’ai voulu être en Haïti, sur cette terre blessée, pour apprendre la nouvelle de mon élection à la plus prestigieuse institution littéraire du monde. J’ai voulu être dans ce pays où après une effroyable guerre coloniale on a mis la France esclavagiste d’alors à la porte tout en gardant sa langue. Ces guerriers n’avaient rien contre une langue qui parlait parfois de révolution, souvent de liberté. Ce jour-là un homme croisé à Port-au-Prince, peut-être Legba, m’a questionné au sujet de l’immortalité des académiciens. Il semblait déçu de m’entendre dire que c’est la langue qui traverse le temps et non l’individu qui la parle, mais que cette langue ne perdurera que si elle est parlée par un assez grand nombre de gens. Il est parti en murmurant : « Ah, toujours des mots… » C’est qu’en Haïti on croit savoir des choses à propos de la mort que d’autres peuples ignorent. La mort est là-bas plus mystique que mystérieuse.
L'épée de Dany Laferrière, confectionnée en
Haïti par le sculpteur Patrick Vilaire, la lame
se termine par
la pointe d'une plume
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Comme dans un roman de Proust qu’il ne nomme pas souvent, lui préférant Alberto Savinio, mais dont la grande ombre s’étend sur son œuvre, on remarque chez Bianciotti l’incessant exercice de mémoire où les détails s’accumulent et les analyses se bousculent jusqu’à couvrir parfois la musique intime qui relie les visages aux paysages. Une demi-douzaine de thèmes reviennent presque à chaque livre : la ferme du père, la monotone pampa dont il a tiré des sons plus proches de la musique classique que de la milonga locale, une famille fellinienne, en fait plus proche de Kusturica que de Fellini, avec de gros plans comme ceux sur la grand-mère qui montrent un goût certain pour le cinéma, les départs toujours précipités, l’errance dans les grandes villes, le retour avec son cortège d’émotions confuses, le temps circulaire qui appelle ces étourdissantes répétitions, tout cela fait penser à un enfant qui refuse de descendre du manège malgré une peur croissante. Sa curiosité insatiable et son sens aigu des détails signalent une nature inquiète et fiévreuse. L’emploi imprévisible qu’il fait de l’adjectif dans une phrase par ailleurs classique rappelle Borges.
C’est cet homme élégant jusqu’au bout des ongles qui m’a donné rendez-vous au Grand Splendide, un hôtel que je croyais luxueux mais qui se révèle « de troisième catégorie, selon une appellation bienveillante, mais en réalité sinon du dernier tout au plus d’avant-dernier ordre ». On peut lire cette note dans Le Traité des saisons qui fait penser, par le titre au moins, à un de ces magazines sur papier glacé et parfumé qui accorde des étoiles aux hôtels, aux villes, aux souvenirs, aux nappes, aux paravents, aux mouches, aux roses et même aux oublis. On imagine qu’Hector Bianciotti y publie des chroniques et que la propriétaire du Grand Splendide ne lui fait pas payer le loyer et les repas en espérant qu’il écrira un article qui saura redonner du lustre à cet hôtel déclassé. C’est là qu’il se terre depuis sa disparition du paysage parisien.
Un symbole du dieu vaudou Legba, «maître de toutes les cérémonies», est gravé sur le pommeau de l'épée de Dany Laferrière. |
J’allais entrer de plain-pied dans ma plaidoirie quand j’ai vu passer cette silhouette reconnaissable par ses joues gonflées et ce regard las d’un homme qui a traversé bien des tempêtes. C’est Oscar Wilde. La propriétaire de l’hôtel le suit dans l’escalier avec un service à thé sur un grand cabaret rose. Je jette un regard à cet homme prématurément vieilli par un injuste procès de mœurs pour revenir à Bianciotti qui m’offre des yeux doux et purs délicatement posés sur un visage nu. Ainsi commence la soirée avec monsieur Bianciotti. Si j’ai pris du retard dans les présentations c’est que je suis en compagnie d’un homme qui dispose d’un temps infini, ce qui n’est pas votre cas, j’en tiendrai compte.
Il est indéniable que ce fauteuil numéro 2 que nous partageons a un destin américain. Borges, votre écrivain préféré, et cela pour de diverses raisons, décrit sans ambages les différences entre l’Amérique et l’Europe. Dans Enquêtes il nous présente deux écrivains aux antipodes. D’un côté Valéry, votre Valéry tant aimé, disons plutôt tant admiré car je ne sais pas si on peut aimer Valéry, et de l’autre, Walt Whitman. Pour Borges : « Valéry symbolise d’infinies adresses, mais aussi des scrupules infinis ; Whitman, une vocation de félicité presque incohérente mais titanique ; Valéry personnifie glorieusement les labyrinthes de l’esprit ; Whitman, les interjections du corps. Valéry est le symbole de l’Europe et de son délicat crépuscule ; Whitman, celui du matin américain. » Si certains points dans ce duel de personnalités vous semblent excessifs, je sais que vous partagez avec moi cette idée extravagante qu’un texte bien écrit contient sa propre vérité.
Le premier
Haïtien à rejoindre la prestigieuse institution créé par le cardinal de Richelieu |
J’ignore si vous avez été bercé, enfant, comme je le fus en Haïti par les guerres de libération, et si Bolivar a compté pour vous comme il a compté pour moi. Si oui, sachez qu’il séjourna trois mois en Haïti, du 24 décembre 1815 au 31 mars 1816. Épuisé et défait, il chercha de l’aide auprès du général Pétion, alors président de la jeune république haïtienne. Haïti était le seul pays d’Amérique à comprendre une telle passion de liberté. Au terme de son séjour Pétion lui fournit un bateau, des hommes et des armes. En échange il lui demanda de libérer les esclaves des pays conquis au nom d’Haïti. Ces histoires ont nourri mon imaginaire, et chaque fois que je croise un Sud-Américain, mon premier réflexe est de savoir s’il est au courant de cet épisode. Vous n’en avez soufflé mot dans votre œuvre, préférant l’histoire familiale à l’histoire nationale – un point de vue que je partage avec vous. Peut-être parce que la vie fut trop dure pour ces paysans piémontais pour qu’ils se sentent concernés par un quelconque sentiment national. D’ailleurs ces notions idéologiques vous indiffèrent sauf s’il s’agit du populisme de Peron et de sa femme Eva dont vous avez tiré des portraits d’une férocité jubilatoire.
Dany Laferrière a serré la main du président français François Hollande, qui était présent lors de son discours. |
J’ajoute que Montesquieu, avec ses observations critiques et ironiques sur l’esclavage, pourrait se retrouver facilement dans un manuel d’histoire de l’Amérique, puisque l’esclavage est à la base de la prospérité de ce continent. Ce fauteuil est le siège de tant d’aventures reliées à l’Amérique que je ne serai pas étonné qu’il devienne un jour le fauteuil américain de l’Académie.
L'Académie française, institution créée en 1635, est chargée de définir la langue française par l'élaboration de son dictionnaire qui fixe l'usage du français. |
Vous aviez tout de suite deviné, cher Hector Bianciotti, que ce monde brutal de la paysannerie structuré par le travail et la violence n’était pas le vôtre. Et vous n’aviez de cesse de le quitter. En cela vous ressemblez à tant de jeunes gens. La scène du départ, à part qu’elle soit émouvante, ne nous apprend rien de nouveau à propos des personnages. Ils sont autour d’une table. La mère, tête baissée, qui regarde le père. Le père, sortant un grand cahier où il a noté tout ce que vous lui devez, vous fait jurer de payer vos dettes. Vous êtes là, abasourdi par tant de mesquineries. Je sais qu’on finit par ressembler à celui qu’on déteste, surtout vers la fin. Vous prenez enfin la route, soulagé, sachant que vous n’allez plus jamais revenir dans ce village perdu où vous avez vécu une enfance si triste. Vous ne saviez pas encore qu’on ne quitte pas son enfance. Et que le voyage ne prend son sens qu’au retour. On vous sait avide de sensations, vous ayant vu, dans la pampa, embrasser la terre, les arbres comme les animaux. Et aussi un garçon de ferme, Florencio. Votre mère semblait désemparée devant une telle frénésie. Ces pages sur la naissance du désir me semblent les plus belles de votre œuvre.
L’habit vert de Dany a été créé par le couturier québécois Jean-Claude Poitras. Il a nécessité 650 heures de travail dont 500 consacrées uniquement à la broderie. |
Dans Ce que la nuit raconte au jour vous confessez quelque chose qui m’a profondément touché parce que je vous sentais nu à ce moment-là. Du bon usage de l’écriture vous notez avec lucidité « la violence qui ne cesse de m’habiter et que discipline en ce moment le maniement de la plume ». Cet homme affable que vous êtes était donc pétri de violences. On aurait cru que vous teniez de votre mère cette maîtrise des sentiments et cette coulée du récit. C’est vrai mais ce calme était en apparence car c’est l’amertume du père qui irriguait vos phrases. Vous ne brodez jamais quand il s’agit de lui, vous y allez direct. C’est son visage toujours crispé qui se profile au fond de l’œuvre.
La propriétaire, qui semble au courant de vos habitudes, nous a apporté du café juste à ce moment-là. Vous l’accueillez avec ce sourire derrière lequel vous vous cachez si souvent. Elle remplit nos tasses et vous fait un clin d’œil comme pour vous rappeler qu’elle attend toujours cet article élogieux qui fera revenir la clientèle partie ailleurs. Je perçois chez vous, avec un certain plaisir, un léger goût du kitsch qui s’est manifesté dès votre premier roman Les déserts dorés que le pourtant sévère Maurice Nadeau a voulu éditer. Votre littérature dégageait déjà une forte séduction fondée sur ce mélange inégal de féminité et de masculinité. Je vous imagine, à l’époque, couché sur un divan dans une étroite chambre à coller des étoiles à vos écrivains favoris. Une passion en toutes lettres, que j’ai lue parce que j’ai voulu visiter votre bibliothèque personnelle, me confirme que vous êtes de ces rares écrivains qui préfèrent lire un bon livre plutôt qu’en écrire un mauvais. Je persiste à croire que la bibliothèque est le vrai pays d’un écrivain. Le siège des premières émotions de celui qui regarde le monde par la fenêtre. Je remarque que vous avez apporté ici quelques-uns parmi vos livres favoris. J’imagine qu’on voyage léger quand on va si loin même si cela prend l’aspect d’un petit hôtel de troisième ordre en plein cœur de Paris. Je ne suis pas dupe de tout ce théâtre, comme de ne pas entendre le bruit des pas des clients qui montent l’escalier vers les chambres, ou de voir passer cet homme qui ressemble trop à Alberto Savinio pour ne pas l’être.
Les immortels ne pourront être élus à l'Académie après soixante quinze ans. |
Comme vous êtes beau, Hector, je me suis demandé quel était votre rapport avec votre visage. Je parle à partir des portraits de vous vus dans les médias. Une seule fois j’ai pu observer votre visage en mouvement. C’était à cette émission d’Apostrophes où vous étiez en compagnie d’Umberto Eco. Vous portiez un costume gris et une belle chemise bleue. Bien coiffé (on sent que vous n’avez pas souvent les cheveux en bataille), pétillant, brillant, vous étiez en verve ce soir-là. Umberto Eco observe que l’écriture, quel que soit le sujet, finit par nous servir de miroir. Et suivant notre rapport avec le miroir on est séducteur ou séduit. Je vous imagine séduit plutôt que cherchant à séduire. Vous me paraissez prompt à aimer même si la réciprocité n’est pas assurée. Vous avez, je l’ai vu dans l’émission de télévision, une façon de tendre votre visage vers votre interlocuteur comme pour lui dire que vous n’avez que ça à lui offrir. Vous aimez faire plaisir, et si vous êtes trop fauché pour acheter un bouquet de fleurs, c’est votre énergie ou votre âme que vous offrez.
Vous avez la nostalgie de la maison de Dieu. Le Dieu de la mère, car le père est un mécréant. Vous avez trouvé en la personne de l’abbé Benoît Lobet quelqu’un avec qui débattre de vos doutes, lui-même en garde quelques-uns en réserve. Pourtant sur cette question de la foi vous êtes d’une terrifiante gravité. On vous a cru même intégriste, alors que vous êtes simplement intègre. Si vous aimez les rituels c’est parce qu’ils permettent à l’émotion de traverser les siècles sans perdre de sa force ni de sa fraîcheur. Entre l’amour de la mère et la dure loi du père votre choix semblait évident, mais un sourire furtif me dit que vous ne voyez plus les choses de manière aussi catégorique.
L'enceinte de l'Académie Française |
L’autre évènement qui vous a touché au plus profond c’est bien sûr la mort de votre sœur. Est-ce vrai ? Toujours est-il que l’émotion est là, sous nos yeux. Vous sœur était couturière et votre écriture se rapproche de cet art. Vous brodez parfois jusqu’à atteindre le baroque, mais pas là. Devant la mort vous devenez sobre et tout d’un coup vous tremblez en découvrant la fragilité de cette triade qui soutenait l’édifice familial : la mère-courage, le père-tonnerre et la sœur-fantaisie. Ôtez la fantaisie et tout s’écroule. Le paternel se vide de son sang comme de son sens.
Plus tard, le père meurt. Et, comme pour moi, vous apprenez sa mort par téléphone. C’est le sort des exilés. Vous écrivez : « Lorsqu’on m’a annoncé au téléphone la mort du père, j’avais imaginé un cimetière en désordre. » On pense à tout ce chemin parcouru pour s’éloigner du père, et voilà qu’il faut reprendre la route en sens inverse. Je n’ai pas connu la haine du père, j’ai vécu son absence, et le choc que cela a fait à ma mère.
Vous avez connu pourtant des périodes d’extrême dénuement durant vos débuts à Rome et à Paris. Des situations si angoissantes financièrement que vous auriez eu raison de vous laisser aller, mais ce goût de l’élégance vous a toujours gardé parmi les vivants. Au retour d’une conversation littéraire dans un salon de Paris ou de Rome, où vous avez discuté longuement de Valéry ou de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, vous prenez la peine, avant de vous coucher, de laver l’unique chemise que vous possédiez pour la mettre à sécher dans la petite chambre où vous logiez. Votre enfance fut si rude qu’elle vous a dégoûté du travail manuel.
Dany Laferrière et sa femme Maggie Berrouet avant son intronisation . |
En arrivant à cet hôtel j’ai remarqué sur le comptoir de la réception deux de vos titres parmi les plus beaux : L’amour n’est pas aimé et Le Pas si lent de l’amour. Les photographies de vedettes detelenovela épinglées un peu partout me font craindre que la propriétaire, cette femme « obèse, inquisitoriale et blonde » selon une note griffonnée au crayon dans un de vos carnets, s’attende à lire des romans d’amour à l’eau de rose. C’est le genre de quiproquo qui vous amuse. On m’a parlé ici et là de votre humour, de votre esprit espiègle, ce qu’on voit trop rarement dans votre œuvre. Sur les photos : parfois guindé, toujours sérieux, vous donnez l’impression d’un homme triste à ceux qui ne vous connaissent pas ou qui ne vous ont pas connu au bon moment. Dans un article retentissant de Claude Roy où il vous qualifie d’ « élégant vagabond », il remarque aussi chez vous une fierté si grande qu’elle vous empêche de crier – je cite : « si vive est la douleur qui vous étreint ».
Dany Laferrière et son épouse Maggie Berrouët, une
infirmière, la mère de ses trois filles, jeudi 28 Mai lors
de sa réception à l’Académie Française. Elle est aussi
originaire d’Haïti.
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Vous revenez souvent, cher Hector Bianciotti, sur cette première métaphore entendue de la bouche de votre père. Je rappelle une nouvelle fois cette scène qui a fondé votre sensibilité et d’une certaine manière votre spiritualité. Vous êtes avec votre père dans le jardin quand il vous montre le petit cimetière qu’il désigne comme l’« enclos de croix » tout en ajoutant que c’est ici, dans cette vie, que tout se passe et qu’il n’y a plus rien d’autre après. L’image est rude mais elle est aussi très puissante puisqu’elle vous a habité si longtemps. Ce n’est pas loin du Villon de la Ballade des pendus, même si bien loin de la Prière à Notre-Dame.
« La pluie nous a débués et lavés
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies et corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils. »
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies et corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils. »
Votre père aura été aussi proche de Villon que vous l’êtes de Valéry.
Je voudrais vous présenter un homme solide qui n’a pas peur de la mort, mais pleure à l’amour. Sa langue est plus proche de votre père que de vous. C’est une langue rugueuse qui fut autrefois celle des rois de France. Il s’appelle Gaston Miron. Vous êtes les deux faces de la même médaille Amérique. Vous êtes celui qui est parti, il est celui qui est resté. Voici son poème Compagnon des Amériques :
« Québec ma terre amère ma terre amande
Ma patrie d’haleine dans la touffe des vents
J’ai de toi la difficile et poignante présence
Avec une large blessure d’espace au front
Dans une vivante agonie de roseaux au visage
Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toutes les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles. »
Ma patrie d’haleine dans la touffe des vents
J’ai de toi la difficile et poignante présence
Avec une large blessure d’espace au front
Dans une vivante agonie de roseaux au visage
Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toutes les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles. »
En écoutant le poète je vois votre père, votre mère sarclant cette terre aride et la cohorte des employés agricoles. D’ailleurs il termine en les saluant :
« Salut à toi territoire de ma poésie
Salut les hommes et les femmes
Des pères et mères de l’aventure. »
Salut les hommes et les femmes
Des pères et mères de l’aventure. »
Vous les avez quittés pour pouvoir les saluer à votre manière européenne. Dans la langue raffinée de ceux qui les ont chassés d’Europe. Vous êtes devenu une célébrité en Argentine parce que vous êtes connu en France. Mais vous êtes triste, et c’est avec ce sentiment que vous avez écrit vos plus belles pages. Celles de la mort de votre sœur ou de la sœur du narrateur, c’est pareil, celles à propos de la tendresse de votre mère, celles surtout sur votre père si différent de vous au début et si semblable à vous à la fin.
Nous avons chacun rêvé de ce retour pour finalement écrire un livre sur ce thème. Le vôtre c’est, en fait, toute votre œuvre. René Depestre, qui vit à Lézignan-Corbières depuis des années, dit que sa table d’écriture donne sur Jacmel, sa ville natale. Émile Ollivier, qui a passé une grande partie de sa vie à Montréal, affirme qu’il est québécois le jour et haïtien la nuit. C’est un étrange animal que celui qui vit hors de sa terre natale. Sa condition d’exilé lui permet d’ourdir une littérature qui n’est ni tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici, et c’est là tout son intérêt. Si vos thèmes sont argentins, votre style est français. L’un des apports les plus significatifs de l’exil dans la littérature, c’est la notion du retour. D’autant plus intéressant qu’il s’avère impossible dans la réalité. On ne retourne pas au point de départ car le mouvement est incessant. Ces écrivains de l’exil ont redonné un nouveau sens au mot voyage.
Dany Laferrière fait son entrée parmi les immortels |
Vous avez appris tant de choses durant cette vie si riche en aventures diverses, et sans chercher à éviter les pièges car vous êtes intrépide. Mais un sentiment inconnu vous attend au détour du chemin : la nostalgie du pays natal. On n’aurait jamais cru que ce monde si brutal vous manquerait un jour. De nombreux écrivains sud-américains vous avaient ouvert le chemin vers Paris. Vous avez suivi leurs traces, comme s’il s’agissait d’un troupeau migrateur. Vous étiez devenu le chroniqueur de leurs errances. Chaque fois que l’un d’eux publie un livre, vous le présentez immédiatement à vos lecteurs. Certains sont devenus des amis, car « l’amitié est une passion sud-américaine ». Borges, bien sûr, mais aussi les sœurs Ocampo, Macedonio Fernandez à sa mort, les Uruguayens Felisberto Hernandez et Juan Carlos Onetti, la Brésilienne Clarice Lispector, l’Argentin universel Alberto Manguel, le Mexicain Octavio Paz, Ernesto Sabato, l’autre aveugle de Buenos Aires, le Cubain Severo Sarduy, et tous ceux, bien moins connus, que vous avez aidés à faire leurs premiers pas dans ce Paris qui exige pour y réussir l’appétit d’un Rastignac. Ils n’ont pas tous fait le voyage, mais ils l’ont tous rêvé. Pour ne pas sombrer dans la dépression, s’il était possible de l’éviter, il faut autre chose que l’ambition, peut-être cette chaleur humaine qui s’appelle l’affection. Alors voici Leonor Fini et ses nombreux chats, et surtout Silvia Baron Supervielle.
Pour moi ce fut d’abord ce trio qui a inscrit la dignité nègre au fronton de Paris : le Martiniquais Aimé Césaire, le Guyanais Léon-Gontran Damas, et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Ce dernier a occupé pendant dix-huit ans le fauteuil numéro 16. C’est lui qui nous permit de passer, sans heurt, de la négritude à la francophonie. Chaque fois qu’un écrivain, né ailleurs, entre sous cette Coupole, un simple effort d’imagination pourra nous faire voir le cortège d’ombres protectrices qui l’accompagnent.
Le fauteuil #2 à l'Académie Française désormais occupé à vie par Dany Laferrière. |
J’entends le bruit des sandales de la concierge qui revient avec du café chaud. Près de la fenêtre se tient un Valéry pensif qui observe un oiseau en train de faire son nid. On m’arrête parfois dans la rue pour évoquer ce moment où vous avez dit à la télé que la phrase française la plus mémorable pour vous était : « Le fond de l’air est frais. » Cette candeur a charmé l’assistance et le mot est resté. Qui d’autre qu’un enfant de la pampa prendrait la peine de palper le fond de l’air avec un accent si distinctif ? La pampa ? Le regard de Bianciotti s’est allumé à l’évocation de cette plaine infinie et d’une vie rythmée par les saisons.
Michaëlle Jean, secrétaire générale de la francopho
nie, les trois soeurs Laferrière et le premier ministre du Québec Philippe Couillard. |
Comme vous ne trouvez plus d’intérêt à parler, je lirai à votre place ces mots qui disent votre état d’esprit du moment : « Tout est en ordre, maintenant les silhouettes et les drames sont devenus transparents ou infiniment réduits et occupent, inoffensifs, la place qui leur revient dans l’enchevêtrement du temps. » Vous levez la tête pour me regarder longuement, puis vous reprenez le livre de Borges que vous lisiez à mon arrivée. La propriétaire en train de converser près de la fenêtre avec Valéry ne se retourne pas sur mon passage. Son petit rire de fée clochette m’accompagne jusqu’à la porte. Je sors pour trouver Legba qui m’attendait sur le trottoir d’une rue animée. Un taxi m’amène quai Conti afin que je vous fasse part de ma rencontre avec Hector Bianciotti.
Source : Académie
Française
Lire la réponse de Amin MAALOUF au discours de réception de Dany
Laferrière ici...
Vidéo du discours de Dany Laferrière à l'Académie Française le 28 mai 2015
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