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Thursday, April 12, 2018

ADIEU MONSIEUR BRUNEL! MERCI POUR JÉRÉMIE

Jean Brunel Pierre
Crédit photo : Julio Gauthier


Par :Eddy Cavé eddycave@hotmail.com

Jean Brunel Pierre
Depuis que le réseau Multimedia Haïti Connexion Network  a publié la note annonçant le décès de l’homme d’affaires jérémien Jean Brunel Pierre, les messages de sympathie et les  témoignages d’affection n’ont pas cessé d’affluer de partout. Tous les gens moindrement informés sur la Grand’Anse savent qui était Brunel, mais l’homme étant d’une discrétion extrême, on savait en général peu de choses sur son engagement social et sur sa contribution aux activités communautaires. Comme je faisais partie des Jérémiens  de la diaspora qui avaient fait de sa résidence de la rue Dr Hyppolite leur point de chute à Jérémie et que mes conversations avec lui portaient sur les sujets les plus variés, ces témoignages n’ont fait que confirmer les opinions que je m’étais faites à son sujet.

Caraïbes Inter Multi Services de Jean Brunel Pierre
à la rue Hyppolite à Jérémie.                                   
Étant naturellement porté à admirer les gens qui forgent eux-mêmes leur destin, gravissent avec assurance les échelons de la réussite, je n’ai pas cessé d’admirer Brunel et de lui dire toute l’estime que j’avais pour lui. J’ai donc reçu comme une tuile sur la tête l’appel téléphonique m’annonçant sa mort soudaine. Et lorsque les témoignages sur son engagement social ont commencé à arriver, j’ai eu en quelque sorte la confirmation du fait que le personnage que j’admirais en lui n’était pas seulement un ami, mais un homme qui jouissait dans des milieux très variés d’une très grande considération. Un être hors du commun. En dépit, ou à cause même, de certaines grandes limitations imputables aux caprices du destin.

Dr Simphar Bontemps
Des nombreux témoignages recueillis, je retiendrai trois qui confirment mes opinions sur l’ami disparu et sur la tristesse que cette perte cause dans le milieu haïtien. Sur l’état des soins de santé au pays et sur un plan tout à fait personnel, le chirurgien à la retraite et ancien ministre de la Santé publique Simphar Bontemps m’écrivait dans la matinée du 6 avril :

« Oui, mon frère, j'ai été terrassé par cette nouvelle qui nous flanque à la face la grimaçante situation des services de santé dans le pays. Mwen tris, mwen tris, mwen tris… »

De son côté, notre ami commun Michel Paisible, qui vit comme moi à Ottawa, me racontait la veille au soir que Brunel lui avait demandé une année de lui envoyer pour ses œuvres de bienfaisance cinq exemplaires de la dernière édition du Petit Larousse illustré, car ceux qu’utilisaient les enfants du quartier étaient trop anciens. Au sujet des frais d’envoi, il avait pris la peine de préciser : « Ne te fais pas de souci pour les frais d’envoi. Tu me les expédies par DHL pour qu’ils arrivent avant la rentrée. » Sans commentaires!

Dans la même veine, l’avocat Kely Tabuteau, qui fait un travail admirable en Floride en matière de vulgarisation du droit haïtien, a immédiatement ajouté sa voix au concert des louanges qui a suivi le départ de Brunel. Dans un bref hommage posté dans Haïti Connexion Worldwide, Kély souligne que Brunel avait acheté plusieurs dizaines de ses ouvrages pour les offrir aux étudiants en droit de la ville.

La résidence de Brunel Pierre
Crédit photo: Julio Gauthier  
Brunel croyait fermement dans les vertus de l’instruction et il n’a ménagé aucun effort pour encourager les jeunes de la ville à étudier sans relâche, même quand les conditions de vie à Jérémie s’étaient détériorées à l’extrême. Je l’ai vu à l’œuvre durant un séjour à Jérémie au plus fort de l’embargo commercial de 1992-1993. Tandis que la pénurie d’essence imposait des sacrifices énormes à la population, Brunel illuminait son quartier pour permettre aux jeunes des environs de venir étudier sous les lampadaires de sa rue.

Quand, dix ans plus tard, je serai sollicité par Concepcia Pamphile pour participer aux cérémonies du 90e anniversaire de l’Hôpital Saint-Antoine en produisant une brochure sur l’histoire de l’institution, Brunel sera le premier à embarquer dans le projet en en prenant à sa charge une partie des frais d’impression. Encore une fois : Merci Brunel, pour moi-même et pour Jérémie.

Un bref rappel historique
Dans la succession des malheurs qui ont frappé la Grand’Anse après la  période coloniale de grande prospérité fondée sur l’esclavage, il y a eu :  les cataclysmes naturels à répétition comme l’inondation de 1935 et  les ouragans Hazel en 1954, Flora en 1963, Matthew en 2016; les commotions politiques fréquentes de la période haïtienne; les guerres civiles ponctuées d’exécutions massives comme les massacres de Dessalines; les attaques de Sylvain Salnave en 1869 où Jérémie n’a survécu que grâce au génie militaire des  généraux Brice Aîné et Kerlegrand; la rébellion de Jérémie sous Salomon en 1883, qui se soldera par un retentissant échec et par l’exécution des protagonistes. À cet égard, on ne saurait passer sous silence la répression sauvage ordonnée par François Duvalier après le coup de force manqué des Treize de Jeune Haïti en 1964.

Un peu de Nono Lavaud et de Clémard Joseph Charles
Nono Lavaud (au centre) entre le Dr A. Cavé
et Anthony Samedi en 1946 au terme d'une
grève des débardeurs du port de Jérémie.   
À la différence de ces événements spectaculaires, il y a les décès de personnages clés qui ont marqué l’évolution de la ville et dont les funérailles ont mobilisé l’ensemble de la population. Brunel appartient sans aucun doute à cette catégorie. De mémoire de Jérémien expatrié, je cite les funérailles de l’exportateur Nono Lavaud auxquelles j’ai assisté en 1963, celles du Dr Jean Martineau en 2007. Le jour des funérailles de Nono Lavaud, Max Rigaud, le directeur de la Banque Nationale à Jérémie, me faisait remarquer que ce décès était le prélude de la disparition graduelle des maisons d’exportation de la ville et  qu’il constituait un coup terrible pour l’économie de la Grand’Anse.  Avec le recul, on voit que le calcul était relativement simple, mais personne d’autre, à ma connaissance du moins, ne l’avait fait à l’époque. 
Max Rigaud
Après l’invasion manquée des Treize de Jeune Haïti entre août et octobre 1964, les massacres de Numéro Deux et l’exode qui s’ensuivit, la prédiction de Max Rigaud s’est  réalisée rapidement : effondrement des recettes fiscales de la ville, stagnation de l’économie locale et  perte de notre statut de port ouvert au commerce extérieur. Je n’ai pas vécu ces événements sur place ni la reprise progressive de Jérémie après mon départ définitif pour l’étranger en 1970. Mais à mon premier voyage retour en 1976, la ville avait retrouvé un certain souffle. Les prix des denrées agricoles étaient à la hausse et la marmite de café atteignait un sommet de 16 gourdes en 1978. La vie nocturne et le commerce local avaient repris, le climat politique s’était adouci et l’humeur générale était  à l’optimisme. C’est dans le contexte de cette relance que Brunel a commencé à s’épanouir et à apposer sa marque sur l’économie de la Grand’Anse. Sur une échelle sans doute beaucoup plus petite, sa disparition soudaine constitue comme celle de Nono Lavaud une grande perte pour la région.

Clémard Joseph Charles
Collection Eddy Cavé
Un autre homme d’affaires à qui je ne cesse de comparer Brunel est Clémard Joseph Charles, dont j’ai été un des conseillers financiers à la fin des années 1960. Clémard  venait de se brouiller avec François Duvalier quand je l’ai rencontré pour la première fois au terme de mes études en banque au Chili. Après une dizaine de minutes d’une conversation à bâtons rompus, il me proposait le poste de sous-directeur de la Banque Commerciale d’Haïti qu’il avait créée sept ans plus tôt. Au terme d’un court séjour dans les prisons de Duvalier, il m’invitait à participer à la restructuration de ses entreprises mises à mal par son passage dans la politique. Arrivé dans la jungle de Port-au-Prince sans les titres de noblesse habituels, Clémard avait réussi à s’imposer dans le milieu des affaires que grâce à son courage, son flair incroyable et un exceptionnel sens du risque.

Fondateur de la première banque privée haïtienne et premier commerçant à introduire les produits japonais en Haïti, notamment les Toyota, Clémard était pour moi l’exemple parfait d’une réussite sociale et financière en milieu hostile. Il n’a toutefois pas eu la sagesse de se tenir à l’écart de la politique et c’est ce qui l’a perdu. Comme Clémard, Brunel a gravi en moins de trente ans les divers échelons de la réussite et il a servi sa communauté avec une rare générosité. Mais, contrairement à ce dernier, il a su résister jusqu’au dernier jour de sa vie aux chants de sirènes et aux appels répétés de l’aventure politique. Bravo cher ami!

Sa barque a fait naufrage durant une nuit d’avril…
Brunel  Pierre  (Avril 2018)
Brunel avait des relations dans tous les camps et il a su se tenir au-dessus de la mêlée, même dans les journées les plus agitées de la vie politique et durant les nombreuses crises qu’a connues le pays à partir de 1985. Dans le passage étroit où il a dû naviguer en contournant, avec ses propres limitations, les écueils de la politique partisane et du milieu ambiant, sa barque a fait naufrage durant une nuit d’avril sans qu’aucun des spectateurs accourus sur les lieux n’ait pu lui porter secours.

Cet homme généreux et avenant au sourire communicatif était au fond, comme je l’ai écrit au sujet de Nono Lavaud, un homme triste, solitaire malgré ses apparences de jovialité et de parfait homme du monde. Comme Clémard Joseph Charles, il n’a jamais été accepté comme un partenaire à part entière dans le cercle des gens d’affaires auquel il avait accédé sur la base, non pas de la naissance, mais du mérite. Contrairement à Clémard qui vociférait continuellement contre les forces du statu quo qui s’étaient liguées contre lui, Brunel était fermé comme une huitre. Sous une carapace qu’aucun de ses proches n’a pu véritablement percer, il a vécu les succès et les échecs de l’existence avec le sourire et le même regard impassible et impénétrable.

Et son destin tragique, il l’a affronté avec une telle sérénité et une telle détermination qu’il n’a donné à qui que ce soit la possibilité de voler à son secours quand la fortune a changé de camp. Il s’est alors effondré comme un personnage de tragédie grecque. Personne ne sait encore ce qui va advenir de sa succession. Il laisse dans le deuil sa compagne Célise, sa fille Rode, un large cercle d’amis et un très grand nombre de protégés. Quant à moi, c’est seulement à mon prochain voyage à Jérémie que je pourrai évaluer l’ampleur de la perte de cet ami très cher.

Outre la grande affection et l’admiration que commandait cette personnalité attachante au plus haut point, Brunel avait droit au respect de tous et de chacun. Avec un respect et un sens de la politesse jamais pris à défaut, Brunel a toujours interpellé ses interlocuteurs en disant Monsieur, Madame ou Mademoiselle. Les plus humbles comme les plus puissants. Des portefaix venus encaisser un billet de loterie gagnant aux coopérants et professionnels étrangers effectuant de grosses opérations de change à ses guichets. C’est à mon tour aujourd’hui de lui rendre la pareille en lui disant : « Adieu,  Monsieur Brunel! Merci pour Jérémie et la Grand’Anse. Que la terre te soit douce et légère! »



Par :Eddy Cavé eddycave@hotmail.com

Ottawa le 11 avril 2018



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