Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Friday, April 22, 2016

Quand la corruption déstabilise une nation (Part-1)

Par Max Dorismond
Max Dorismond
Un sage chinois, il y a de cela plusieurs siècles, conseiller de son Empereur, confia à ce dernier, « si vous voulez détruire un pays, inutile de lui faire une guerre sanglante qui pourrait durer des décennies et coûter cher en vies humaines. Il suffit de détruire son système d’éducation et d’y généraliser la corruption. Ensuite, il faut attendre vingt ans et vous aurez un pays constitué d’ignorants et dirigé par des voleurs. Il vous sera très facile de les vaincre ».

A méditer cet oracle, on se sent interpellé  en contemplant le tableau national  aujourd’hui : un morceau de l’enfer surpeuplé voguant à la dérive dans la mer des Antilles. La seule île de la zone, invisible la nuit, à vol d’oiseau, faute d’électricité. Une terre fossilisée, retournée à l’âge de pierre. Un sous-développement chronique sans équivalence dans le coin. Un peuple affamé qui ne produit presque rien et commande même son riz, son sucre et son café à l’extérieur… La liste est non-exhaustive.

La corruption, comme la prostitution, est un des travers de toute société en général, pauvre ou riche. Elle s’avère être une des tares du genre humain, c’est une évidence. Elle conduit des États fragiles tout droit à la déliquescence. Mais en Haïti, c’est à nul autre pareil. Elle est érigée en système, du privé au public. De tout temps, depuis la naissance du nouvel État, ce schème de malversation a toujours habillé le décor. D’ailleurs, c’est ce qui a coûté la vie à J.J. Desssalines, pour avoir osé réclamer des kidnappeurs de la nation quelques lopins de terre pour les frères nègres dont les pères sont restés en Afrique.
  
Une affaire de famille
Dans les lettres d’un ingénieur polonais, Josef A. Grekowicz, envoyé par une compagnie  française en Haïti en 1881 pour effectuer une étude sur une éventuelle installation de chemins de fer, on note ce sempiternel constat : « Ils (les haïtiens) sont insouciants au plus haut degré... Ainsi, par exemple, aujourd’hui il est haut fonctionnaire bien rétribué, il a l’occasion de s’approprier quelque fond public ou privé (c‘est ce qu’ils ne manquent jamais de faire)... Ils sont, sauf quelques exceptions, menteurs, voleurs et mendiants... Sur le rapport politique, ils se divisent en deux partis : les gouvernements et les aspirants à gouverner, ce qui signifie tout simplement : avoir la douane à sa disposition… Tous les généraux rêvent de devenir président et le reste veut devenir général ou employé de la douane. Et il paraît que  c’est le véritable motif de toutes les révolutions qu’ils font…  Je n’ai pas la prétention de connaître le pays, mais en jugeant par les choses qui me sont connues, je suis arrivé à la conviction qu’il est condamné à périr ». Triste annotation! En 1881 ou en 2016, rien n'a changé sous le ciel d'Haïti.

Cette mentalité de prédateurs puise sans doute son origine dans la culture du marronnage, corollaire de l’esclavage. En fait, l’esclave marron ou en fuite ne comptait que sur lui-même et sur son clan pour subsister. Il vivait de rapines et d’expédients, d’où sa propension à s’accaparer de tout, car son lendemain est hypothétique. Malgré tout, dans le marronnage sévissait un paradoxe : ce fut la solidarité, le partage et le sens du caractère. Ce qui est loin d’être l’apanage des pilleurs d’aujourd’hui. En dépit de tout, faut prendre en compte que l’esclave-soldat a fondé un pays neuf dans lequel il ne possédait rien. La paix venue, les meilleures propriétés ont été accaparées ou plutôt kidnappées par les généraux et les anciens libres, parfois avec de faux documents… etc. Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs. Donc, l'Haïtien a été à bonne école depuis le début. Il n’a pas su se délester de l’instinct du nègre marron. Il en est tributaire. Cette tendance s’est perpétuée dans le temps et le vice s’est fait chair. Est-ce vraiment la raison à l’origine de cet état de fait? Face à la démence, l’esprit se berce d’illusion. On ne sait à quelle logique se référer pour en déterminer la relation de cause à effet.

Quand, dans la vidéo, « Femmes de dictateurs - les grandes dépensières femmes », l’avocat  Jacques Salès expose, entre mille exemples, le chèque de 21 millions $ transféré à Michèle Bennett, quand, selon Radio Zénith et d’autres médias de chez-nous, les dribbles de Martelly et compagnie sur les terrains de foot rénovés leur permettent de sacrifier l’essentiel à l’insignifiant pour mieux empocher des dizaines de millions US, on est en droit de s’interroger sur la viabilité de ce pays. Et pourtant, ce même Martelly, en mai 2011, lors d’un dîner officiel avec Mme Clinton, alors secrétaire d’État des USA, avait juré que : « Sous mon gouvernement la corruption ne sera pas de mise… Je vous garantis les résultats ». (Lire mon texte de l’époque : « Corruption - Martelly a-t-il les moyens de ses ambitions »).  Personne n’ose interroger les contrevenants. A l’inverse, ces nombreux coups fumants et électrisants s’inscrivent au palmarès des braconniers comme une preuve de leur haute « intelligence ». Ils se congratulent et se félicitent de leurs superbes passes. Ils remuent ciel et terre, torpillent les élections, achètent le CEP au comptant pour que le nouvel élu soit l’un des leurs, question de garantir leur immunité. Les futurs présidents ou les futurs fonctionnaires  se voient déjà dans le coup. Ils se frottent  les mains. La recette du pasé pran-m, ma pasé pran- w a droit de cité. C’est un défi à relever. La concurrence oblige, ils sont condamnés à prouver plus tard qu’ils sont les meilleurs champions en empochant beaucoup plus que leurs devanciers. Cette mentalité de pharaons nous porte à penser que ces gens évoluent avec l’éternelle idée ou la secrète pensée qu’ils auront, le moment crucial venu, deux cercueils, l’un pour leur dépouille et l’autre pour leurs millions. Comme tel, ils érigeront une pyramide à la bêtise pour enfouir la fausse monnaie de leurs rêves. D’ailleurs, plusieurs de ces détrousseurs s’imaginent revenir un jour au pouvoir, car, ils  se voient déjà réincarnés.

Correction chez les autres
Pour répéter Robert Klitgaard, « la corruption commence dans une société, quand ce sont les gens sans vergogne qui triomphent,  lorsqu’on admire les méchants, lorsque les principes disparaissent et que seul règne l’opportunisme, lorsque les insolents gouvernent et que le peuple accepte cela,  quand tout se corrompt mais que la majorité se tait parce qu’elle attend sa part de gâteau ». Avec les médias sociaux le statu quo change de camp. De plus en plus de voix se réveillent. Plus près de nous, en Amérique latine, au Pérou, l’ex-président Fujimori est en prison pour corruption. Au Brésil, idem, l'ex président Lula risque d’être enfermé, la présidente actuelle Dilma Rousseff s’énerve. Elle est sur une pente descendante… Au Canada, en 2016, des ministres, des maires et d’autres ex-officiels piaffent d’inquiétude dans l’antichambre du cachot…etc. En Haïti, c’est le calme plat. On se la coule douce. Tout le monde roupille. Vive l’indifférence, c’est l’insouciance personnifiée. Très compréhensible, les nouveaux cleptomanes n’ont aucun intérêt à brasser la cage.  Qui adore  se tirer dans les pattes ? Ils sont condamnés à protéger leur futur. Nul ne peut compter sur eux pour enrayer ce fléau des mentalités.  (Lire la suite ici...)

Max Dorismond mx20005@yahoo.ca
20 Avril 2016

Quand la corruption déstabilise une nation. (Part-2)

Les effets néfastes de la corruption
Max Dorismond
Dans la dépravation politique, la corruption est l’un des obstacles majeurs qui freinent le développement d’un pays. Elle porte habituellement un coup dur au processus de la démocratie et de la bonne gouvernance. Quand vient le temps d’embaucher, la compétence, la crédibilité, la primauté de l’intérêt général sur le particulier ne sont pas au rendez-vous. L’aspect relationnel demeure la priorité, d’où la prolifération des faux titres, des crétins et des nominations atypiques de décideurs irresponsables. Au point de vue économique c’est la crise continuelle, la détérioration et la provocation de déficits énormes. La pauvreté est galopante et ses corollaires, la prostitution et l’insécurité fleurissent à qui mieux-mieux. La grande et la petite mafia opèrent à visière levée et les règlements de compte sont légion.

Les concessionnaires de voitures Land-Rover ou Mercedes blindées n’ont jamais réalisés autant de ventes ces derniers temps. Les marchands d’armes de tout calibre se frottent les mains d’aise. Au niveau des marchés, le pays est compartimenté en zone de non droit. Aucun inconnu du milieu ne peut se prévaloir d’écouler de nouveaux produits sans obtenir l’autorisation monnayée des maîtres de céans ou des cartels. Plusieurs petits investisseurs de la diaspora se sont  faits flamber la cervelle pour avoir osé. 

La paupérisation aidant, les intégristes musulmans occupent déjà l’île. En l’espace de 10 ans, du jamais vu, plus d’une quarantaine de Mosquées y ont déjà pignon sur rue. (Lire mon texte : « L'Islam et la dérive participative ») Les pétrodollars circulent et animent allègrement le décor. À preuve, au Parlement Haïtien, investissements, marketing et conditionnements obligent, un gentil député, tout de blanc vêtu d’une djellaba1, sorte de robe ample, trône au sein de l’auguste Assemblée. Une première, une visibilité suspecte. Les Etats-Unis s’énervent et la Cia veille au grain. Plusieurs criminels ont acheté leur siège de député ou de sénateur et obtiennent illico l’immunité parlementaire. Certains pauvres se métamorphosent en millionnaires l’espace d’une nomination politique. Le marché de la drogue illicite est florissant. Le gros commerce ne paie pas d’impôt ou presque. Les vérificateurs fiscaux de l’état sont soudoyés. On ne verra jamais le nom des grandes fortunes dans le scandale des Panama Papers. Aucun intérêt, puisqu’ils ont façonné leur propre paradis fiscal dans le pays en tirant les ficelles de tous détenteurs du pouvoir. Et ce, depuis des lustres. Les incorruptibles ont peur de leur ombre et rasent les murs. La grande presse tremble et dénonce seulement les menus fretins. Le journalisme d’enquête est absent. On eut dit que cette discipline ne s’enseigne plus dans les facultés. La corruption juridique se traduit par la faiblesse de la suprématie des lois… etc. Il y a tellement à dire. Mais à quoi ça rime ? Nous le vivons au jour le jour. Les effets dévastateurs crèvent les yeux. Le peuple crie quotidiennement son désarroi. Tous les signes avant-coureurs d’une déflagration générale annoncée crèvent les yeux.

Des mesures coercitives sans effet
Sur le tableau institutionnel, toutes les mesures ont été prises pour contrer ce fléau. Malheureusement, elles ont été élaborées par des petits copains au profit d’un groupe de coquins. Délibérément, plusieurs portes ont été laissées entrouvertes pour laisser passer les petits amis à qui on doit remettre une décharge, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes ou d’autres avantages délibérés. En guise d’institutions de contrôle, citons :

La Cour Supérieure des Comptes : CSC
Le Contentieux Administratif : CA
L’Unité de Lutte Contre la Corruption : ULCC
L’Unité Centrale des Renseignements Financiers : UCREF 
L’Inspection Générale des Finances : IGF
Le Comité National de Lutte Contre le Blanchiment D’Argent : CNLBA

Des sigles électrisants empreints de noblesse et d’un certain romantisme pour contrer l’hydre aux cent têtes. Mais tous, indistinctement, roulent comme une coquille vide avec de multiples échappatoires. Aucun « grand mangeur » n’a jamais été inquiété. Et le pays continu à s’enfoncer.

Solutions possibles
Ne nous illusionnons pas, je ne vois poindre aucune solution à l’horizon. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les esprits lucides s’en plaignent. Hier encore, en 1900, notre éminent compatriote Hannibal Price écrivait : « C'est en se donnant des chefs ignorants ou vicieux, c'est en manquant ainsi à la responsabilité nationale qu'on en vient à chercher des protecteurs au dehors. La nation, qui se donne des chefs ignorants ou vicieux, tombe rapidement à l'état de proie et, en cherchant un protecteur, c'est la bête de proie qu'elle rencontre ». Et l’histoire lui a donné raison. Nos pilleurs sont tous de potentiels bagnards à enchaîner pour la vie. Vous allez dire qu’il faut les éduquer. Peut-être ! Par contre, on peut sortir la corruption de l’Haïtien, mais on ne peut  sortir l’Haïtien de la corruption. Collectivement ils se concurrencent entre eux. C’est la course aux bling-blings, le superficiel. C’est le faire voir, le paraître. Il faut jumeler l’éducation à des mesures coercitives strictes et illimitées. Quelque soit le salaire que vous leur offrez, c’est le cadet de leur souci. Il leur en faut la caisse entière. Tout le monde est affamé. Tout le monde rêve d’un coup fumant qui le portera au sommet du palmarès des richards.  Tous, ils souffrent du complexe du roi. La formule du « Tout le monde le fait, fais-le donc » est la mesure qui anime l’orchestre. Petit à petit, ils vont finir par vendre, au su et au vu de tous, les îles alentours, si ce n’est Haïti en son entier.

Toutefois, frérots, ne soyons pas déments. Dans la réalité, pour fermer la parenthèse avec l’historien Arnold Toynbee qui rejoint le sage chinois sus cité : « les civilisations ne meurent pas d’assassinat mais de suicide. Il est plus que temps de faire preuve de bon sens et d’inverser nos priorités si nous ne voulons pas mourir de notre propre main ».



Max Dorismond
20 Avril 2016.


Note 1 : Sorte de robe ample, ornée de passementeries et munie d'un capuchon, portée par les hommes dans le Maghreb islamique.

Note 2 : Hannibal Price : De la réhabilitation des races par la république d’Haïti. Port-au-Prince (Année 1900), (P.511).

Monday, April 4, 2016

Pourquoi les ONG sont un problème (par Stephanie McMillan)

Stephanie McMillan (née en 1965) est une dessinatrice politique US, éditorialiste, et activiste du Sud de la Floride. Petite-fille du réalisateur de films d’animation allemand Hans Fischerkösen, elle voulait devenir dessinatrice depuis l’âge de 10 ans. Durant ses années de lycée, elle a commencé à organiser des manifestations contre le capitalisme et l’impérialisme. Elle continue.

Il y a une vingtaine d’années, lors d’une conversation avec un organisateur bangladais, nous avons abordé le sujet des ONG*. Il a craché avec dégoût : « Je déteste les ONG ». À l’époque, je n’ai pas vraiment compris pourquoi il était si véhément sur le sujet. Je savais que les ONG avaient des aspects négatifs, comme le fait qu’elles détournent une partie de l’énergie révolutionnaire des masses, mais je croyais encore à moitié leurs affirmations selon lesquelles leur travail était plus utile que nuisible. Ne fallait-il pas être une espèce de crétin dogmatique pour dénoncer les soins gratuit et les programmes de lutte contre la pauvreté ? Je ne comprenais pas encore à quel point elles sont en réalité une catastrophe.
Depuis cette conversation, les ONG ont proliféré comme des champignons dans le monde entier. D’abord déployées dans les formations sociales dominées par l’impérialisme, elles occupent aujourd’hui aussi la scène politique des pays qui sont la base du capitalisme. Elles sont devenues la nouvelle forme à la mode d’accumulation du capital, avec une portée mondiale et des milliards de revenus. Tout se prétendant « à but non-lucratif », elles servent de source de revenus importants pour ceux d’en haut, tout en gavant de larges couches de la petite bourgeoisie, leur permettant de s’étaler sur la classe ouvrière comme une couverture chauffante humide, mettant ainsi en sourdine ses revendications.

Après beaucoup d’observations et d’expériences directes et indirectes, je comprends aujourd’hui et partage la haine de cet organisateur d’autrefois envers les ONG. Quel est leur degré de nuisance ? Permettez-moi d’énumérer quelques réponses :

I. Les ONG sont une des nombreuses armes de domination impérialiste
Aux côtés des invasions militaires et des missionnaires, les ONG aident à ouvrir les pays comme on craque des noix, en préparant le terrain pour des vagues d’exploitation et d’extraction plus intenses, comme l’agrobusiness pour l’exportation, les ateliers de misère, les ressources minières et les sites touristiques.

Haïti en est l’exemple le plus extrême. Appelé par nombre d’Haïtiens eux-mêmes « la république des ONG », le pays avait déjà été infesté par 10 000 ONG avant le tremblement de terre de 2010, le nombre d’ONG par habitant le plus élevé du monde. 99% des aides d’après le tremblement de terre ont étéacheminées par des ONG et autres agences, qui ont gagné des sommes colossales, en volant la majeure partie de l’argent que les gens avaient donné de bonne foi en pensant qu’il aiderait réellement les masses affectées par la catastrophe.

[Une vidéo très importante sur le rôle des ONG dans le pillage du continent Africain]
               
Cette merde n’est pas récente. Il y a des décennies, l’USAID et la Banque mondiale imposaient déjà des économies orientées vers l’exportation et les programmes d’ajustement structurel concomitants en Haïti et ailleurs. Il y a 20 ans, 80% de l’argent de l’USAID finissaient par revenir dans les poches des entreprises US et des « experts ». Au fil de la maturation de ce processus, les ONG sont devenues l’entité préférée de cette forme parasitaire d’accumulation, en capitalisant et alimentant la misère créée par « l’aide » au départ.
Dans de nombreux pays dominés, les directeurs d’ONG sont devenus un segment de la bourgeoisie bureaucratique, utilisant l’État comme leur source première d’accumulation de capital. Sur les dernières 20 années, environ, en Haïti,nombre de ceux qui avaient créé et dirigé des ONG ont fini aussi par occuper des postes politiques, de président à premier ministre ou membre du parlement, comme Aristide, Préval, et Michèle Pierre-Louis.
Maintenant que le capitalisme est dans une crise structurelle mondiale croissante,l’ajustement structurel est également imposé à ses formations sociales centrales. Comme des canetons conditionnés, les ONG suivent dans le sillage. 30 nouvelles ONG sont créées chaque jour au Royaume-Uni, et 1,5 million d’ONG infestent les USA. Elles sont devenues l’option de survie du jour pour les diplômés au chômage navigant à travers une crise économique mondiale.

II. Les ONG sabotent, détournent et remplacent l’organisation autonome de masse
“Ce à quoi vous résistez, va persister” : ce cliché est loin d’être inutile stratégiquement. Par conséquent, au lieu de combattre la gauche de front comme ils le faisaient auparavant, les capitalistes l’ont étouffée dans leurs bras bienveillants.

En abandonnant la lutte des classes, la gauche s’est déjà rendue impuissante : elle donne des coups d’épée dans l’eau et ne peut frapper l’ennemi. Cet état d’atrophie la rend vulnérable, susceptible d’accepter que la Fondation Rockefeller ou autre entité capitaliste lui propose un chèque pour« combattre pour l’émancipation et la justice sociale contre la rapacité des entreprises ». Boum : les capitalistes ont neutralisé leur pire menace. Ils l’ont achetée, rendue inoffensive, lui ont arraché ses griffes.
Ils l’ont remplacée par un phénomène social qui semble être (et qui parfois affirme directement être) une force d’opposition, mais qui n’est plus qu’un animal domestique loyal et utile. Au lieu d’attaquer le capital à la gorge, elle (quoiqu’il en soit, il ne faudrait plus l’appeler « la gauche ») lèche gaiement les bottes de ses nouveaux maitres.
Voyons à quoi ça ressemble sur le terrain.
Vous êtes en manifestation. Comment pouvez-vous ne serait-ce que savoir si tout ça est authentique? Il y a une poignée d’activistes payés portant des pancartes pré-imprimées. Ils scandent des slogans — mais comment pouvons-nous être sûrs qu’ils pensent ce qu’ils disent, alors qu’ils suivent un script prédéterminé ? Comment être certain que si leur financement était coupé, ils seraient tout de même ici, qu’ils seraient toujours concernés et impliqués ?
Les gens sincères pensent souvent qu’ils pourront être « payés pour faire le bien », mais ça ne fonctionne pas ainsi. Les capitalistes ne se sont pas emparés du monde en étant complètement cons. Ils ne vont pas nous payer pour leur nuire.
Combien de fois avez-vous observé un tel scénario? Une atrocité se produit, des gens indignés inondent les rues, et une fois réunis, quelqu’un annonce un meeting pour poursuivre et continuer la lutte. Lors de ce meeting, plusieurs organisateurs expérimentés semblent être responsables. Ils disent des choses radicales, un peu dures qui semblent relativement impressionnantes. Ils proposent de fournir une formation et un lieu de rencontres régulières. Ils semblent déjà avoir un plan, bien que personne d’autre n’ait eu le temps d’y penser. Ils semblent compétents, expliquent (à l’aide de diagrammes) comment repérer nos alliés potentiels, et sortent une liste de politiciens spécifiques à cibler lors des manifestations. Ils formulent des « demandes » simplistes pour « construire la confiance avec un gain rapide ».
Quiconque suggère une approche différente est passivement-agressivement ignoré.
Sous leur commandement, vous occupez telle institution ou tel bureau de politicien, ou organisez une manifestation ou un rassemblement. Votre protestation est bruyante et passionnée, et a l’air assez militante.
Avant même de vous en rendre compte, vous vous retrouvez à frapper à la porte d’un inconnu, une planchette à pince à la main, espérant le convaincre de voter lors de la prochaine élection.
Les ONG servent à saper, à détourner et à remplacer les luttes de masse. En cela, elles sont très efficaces. J’ai récemment discuté avec une radicale du New Jersey, qui m’expliquait qu’une manifestation où elle s’était rendue était en fait le projet d’un étudiant diplômé, sans aucun doute un futur directeur d’ONG. L’air assez choquée et énervée, elle me dit que depuis, elle n’a même plus envie d’aller manifester parce qu’elle ne croit plus en leur authenticité. Une victoire éclatante pour le capital.
A Miami, j’ai assisté à des manifestations de l’organisation “Fight for $15” [Combattez pour un salaire horaire minimal de 15 $, NdE] dans lesquelles la vaste majorité des participants étaient des activistes payés, des employés d’ONG, de CBOs (Organisations basées sur les communautés), et des personnels de syndicats à la recherche de membres potentiels. Les manifestations de Black Lives Matter [Les vies noires, ça compte] à Miami ont également été menées de cette façon, avec des activistes payés, qui devaient montrer qu’ils « organisaient la communauté », afin de recevoir la prochaine subvention.
Lors de ce genre de mobilisations, lorsqu’une personne auparavant inorganisée est repérée, elle se retrouve encerclée comme de la viande fraiche par une bande de hyènes, instantanément dévorée par des activistes cherchant à atteindre leur quota de recrutement. La prochaine fois que vous verrez ces nouveaux conscrits, ils porteront le t-shirt violet, rouge, orange ou vert citron de la marque d’organisation à laquelle ils ont été vendus.
Ces organisations à but non-lucratif choisissent et abandonnent leurs thèmes de campagne non pas en raison de convictions ou de stratégie sur le long-terme, mais strictement en fonction du financement qu’elles reçoivent, et se limitent aux paramètres dictés par les fondations. En profitant du travail fastidieux de bénévoles confiants espérant « faire une différence positive », nombre d’organisateurs réalisent des carrières lucratives dans la bureaucratie non-lucrative, ou utilisent cette expérience comme base de lancement pour grimper dans la politique bourgeoise de haut niveau.
L’activisme a été minutieusement capitalisé et professionnalisé. Au lieu d’organiser les masses pour qu’elles combattent pour leurs propres intérêts, ces institutions les utilisent à leur propre bénéfice. Au lieu de construire un mouvement de masse, elles font dans la gestion de l’indignation publique. Au lieu d’engendrer des militants radicaux ou révolutionnaires, elles développent des activistes-travailleurs-sociaux et des assistés passifs.
Je ne voudrais pas avoir l’air d’une vieille grincheuse, mais dans le temps — croyez-le ou pas ! — il était normal pour les organisateurs de ne pas être payé. Les révolutionnaires luttaient contre Le Système en adoptant la perspective des intérêts de la classe ouvrière internationale, en toute conscience, et avec un désir ardent d’écraser l’ennemi et de changer le monde. Nous comprenions que cela serait extrêmement difficile et que cela impliquait l’adversité et la répression, mais nous n’étions pas découragés. Un-e militant-e révolutionnaire consacre volontiers sa vie à cette grande cause.
Aujourd’hui, l’organisation sans compensation financière semble être un concept étranger à beaucoup, voire une idée saugrenue. Quand je sors pour tracter (oui, nous distribuons encore des tracts), les gens demandent souvent : « Comment puis-je dégoter un job me faisant faire ça ? ». Lorsque j’explique que je ne suis pas payée pour ça, mais que je le fais par conviction, leurs visages traduisent l’incrédulité.
Sigh.
Pas étonnant que nous soyons si faibles et éparpillés. La classe capitaliste, qui a en permanence 5 coups d’avance, a bien réussi à dévorer vivante la gauche. Tant que nous ne brisons pas la malédiction de l’ONGisme, nous restons condamnés à errer comme des squelettes dans le purgatoire du militantisme.
L’information à emporter (pour utiliser le jargon non-lucratif, en levant les yeux au ciel) est la suivante : si les capitalistes parviennent à nous garder trop occupés et fatigués pour que nous nous organisions nous-mêmes, si nous sommes condamnés à n’être que des fantassins au service de leur programme et pas du nôtre, alors nous ne gagnerons pas la révolution.

III. Les ONG supplantent l’État, en faisant ce qu’il devrait faire
Les soi-disant agences “d’aide” financées par les gouvernements capitalistes et impérialistes ont récupéré les fonctions des États dans les pays dominés, qui ont été forcés à couper les prestations sociales comme condition des crédits de la part de ces États impérialistes. Conflit d’intérêt, un peu, non ?
Au cœur de l’empire comme en sa périphérie, les ONG prennent en charge les responsabilités de l’État pour répondre aux besoins sociaux. La « déliquescence » des programmes sociaux d’État ne signifie pas que les états capitalistes s’affaiblissent (désolé, chers anarchistes et libertaires). Cela signifie simplement qu’ils peuvent allouer une part plus importante de leurs ressources à la conquête, à la répression et à l’accumulation, et moins à la prévention et gestion de la populace pour éviter les soulèvements de masse liés au mécontentement.
Nous sommes désormais conditionnés afin que nos besoins soient comblés par des cliniques bon marché, des banques alimentaires et une myriade d’autres agences de la « société civile ». Les soins médicaux, la nourriture, l’eau, le logement, les soins aux enfants et une activité ayant du sens sont les nécessités fondamentales de la vie humaine. Toute société décente devrait prodiguer tout cela, mais on nous fait nous sentir comme des mendiants humiliés tandis que nous pataugeons à travers la paperasse bureaucratique et que nous nous disputons avec des fonctionnaires. C’est foutrement n’importe quoi. Nous avons droit à des vies décentes. Nous devons nous organiser et lutter pour ça, ensemble.

IV. Les ONG soutiennent le capitalisme en gommant la lutte des classes
Le placement structurel des organisations non-lucratives dans l’économie (en tant que vecteurs d’accumulation) les empêche de défier le capitalisme. Elles offrent une échappatoire à la petite bourgeoisie en lutte (la soi-disant « classe moyenne »), une alternative à la prolétarisation, en lui donnant des boulots. Elles sont le plus grand employeur d’Haïti. Partout où elles opèrent, elles font enfler la petite bourgeoisie pour servir de tampon masquant et se substituant elles-mêmes, avec leurs aspirations, aux luttes de la classe ouvrière. Les ONG cherchent à atténuer les conséquences les plus flagrantes du capitalisme, jamais à les éliminer.

La petite bourgeoisie, sous-payée dans la circulation du capital plutôt qu’exploitée par la production (comme le sont les ouvriers), est dominée par le capital, mais n’est pas en relation antagoniste avec lui (comme le sont les ouvriers). D’où la tendance naturelle pour la petite bourgeoisie, lorsqu’elle affirme ses intérêts de classe, à lutter pour l’égalité au sein de la structure capitaliste. La classe capitaliste dépend d’elle pour la modération de la lutte de la classe ouvrière, son détournement et sa dilution dans le réformisme, pour l’enfouissement de sa lutte au sein des partis politiques établis et des syndicats collaborateurs.
Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière proclame sa volonté de révolution, l’oreiller moelleux de la petite bourgeoisie se porte volontaire pour suffoquer sa voix. Les capitalistes façonnent toujours la petite bourgeoisie de façon à faire d’elle un agent d’exécution de la domination capitaliste sur la classe ouvrière. Le challenge, pour le progressiste sérieux, le militant radical ou révolutionnaire qui se trouve être membre de la petite bourgeoisie est de sortir de cette imposée, de rejeter consciemment ce rôle, et d’éviter d’être utilisé (par inadvertance ou autre) pour des objectifs réactionnaires.
Les conséquences horribles du capitalisme — l’oppression, l’écocide, les guerres de conquête, l’exploitation, la pauvreté — ne peuvent pas éliminées sans élimination de leur cause. Si nous voulons vraiment faire advenir les changements auxquels nous prétendons, nous devons intégralement nous débarrasser du moindre résidu de loyauté petite-bourgeoise envers le capitalisme, et combattre sous l’égide de l’ennemi fondamental du capitalisme : la classe ouvrière.
 
Note aux employés d’ONG
Je ne remets pas en question votre sincérité. Beaucoup de jeunes sincères veulent faire une différence. Les emplois sont rares, et il vous faut vivre. Il est extrêmement tentant de penser que ces deux impératifs peuvent se combiner en un joli paquet, ce qui vous permettrait de servir l’humanité tout en assurant votre propre survie.

C’est une belle idée. Mais fausse. Une structure bien établie vous changera avant que vous l’ayez changée. « L’union du poulet et du cafard à lieu dans le ventre de la poule ».
Abandonner n’est pas une réponse. Nous sommes tous pris au piège dans l’économie de l’ennemi. Ils ont créé ces conditions, nous obligeant à travailler pour leur secteur industriel, leur secteur des services, ou leur secteur non-lucratif. Tout cela pour extraire de nous de la plus-value, et pour maintenir leur domination. Nous ne pouvons pas simplement décider de fuir individuellement. La seule issue est l’organisation, ensemble, dans le but d’un soulèvement révolutionnaire, et d’une rupture de la structure tout entière. Nous serons tous libres, ou personne ne le sera.
Ce que nous devons éviter, en attendant, c’est de confondre le travail pour une ONG (ou un syndicat collaborationniste) avec la véritable organisation autonome. Comprendre sa nature : votre travail dans une ONG n’est pas d’organiser les masses, mais de les désorganiser, de les pacifier, de les mener vers une impasse politique. Faites donc votre véritable travail d’organisation ailleurs.

Le capitalisme ne nous assiste pas dans sa propre destruction. Si nous parvenions à devenir efficaces dans notre construction d’un mouvement anticapitaliste de masse, ils ne nous enverraient pas de chèque. Au lieu de cela, ils feraient tout leur possible pour nous discréditer, nous neutraliser, nous emprisonner et nous tuer.
Les vrais organisateurs révolutionnaires ne sont pas payés.

*ONG: organisations non-gouvernementales, ou “sans but lucratif”, de fait habituellement financées par les gouvernements ou les fondations capitalistes.

Stephanie McMillan


L’excellent discours d’Arundhati Roy à ce sujet:


Traduction: Nicolas Casaux
Édition & Révision: Fausto Giudice & Héléna Delaunay
Source:Le Partage

Saturday, April 2, 2016

Montréal rend hommage à Anthony Phelps

Fuyant au début des années 1960 la dictature de Duvalier, Anthony Phelps, comme de nombreux autres exilés de l’époque, a été accueilli à Montréal. Un demi-siècle plus tard, la Ville rend hommage à l'auteur de "Mon pays que voici".

Par Claude Gilles
Anthony Phelps honoré par la ville
de Montréal le 24 mars 2016.       
L'écrivain et poète haïtien Anthony Phelps, auteur du célèbre recueil et disque «Mon pays que voici», a été reçu à l’hôtel de Ville de Montréal pour un hommage soutenu. Le président du conseil de ville, Frantz Benjamin, a profité de la Journée mondiale de la poésie pour glorifier, dit-il, « un homme exceptionnel qui a marqué tant de vies, des Montréalais, des Haïtiens ». Poète et originaire lui aussi d’Haïti, Frantz Benjamin a parlé de l’importance et de l’influence de l’œuvre d’Anthony Phelps pour la communauté haïtienne et la ville de Montréal. Phelps, comme plusieurs autres poètes qui portaient les douleurs de l’humanité, s’était refugié en 1964 dans « une ville qui l’a accueilli à bras ouverts », a indiqué l’hôte officiel à l’occasion de la cérémonie hommage.

En paroles et en chansons, des poètes haïtiens et québécois, notamment Gary Klang, Wesley Rigaud, la conteuse haïtienne Joujou Turenne, et le musicien Toto Laraque s’alternaient sur la scène érigée à la maison des citoyens de Montréal pour saluer l’œuvre de Phelps, une référence de la littérature contemporaine d’Haïti. "Mon pays que voici", œuvre la plus accomplie de l’auteur, résonnait dans le temps comme un hymne à la liberté en Haïti comme dans les Antilles. Ernest Pépin, poète et romancier guadeloupéen, se souvient de l’époque quand les étudiants guyanais avaient dans leur chambre, à l’université, le même poster, celui de Che Guevara ; le même livre, Cahier d’un retour au pays natal de d’Aimé Césaire; et le même disque, Mon pays que voici d’Anthony Phelps.

C’est un homme ému qui a dit « merci » à Montréal, sa terre d’accueil. « Quand je suis arrivé ici en 1964, en exil, j’ai commencé tout de suite à écrire un poème hommage a cette ville », a expliqué Anthony Phelps. Dans l’un de mes poèmes, dit-il, je m’étais adressé à la ville. « Ce soir Montréal me répond !», s’exclame le poète, diseur et romancier d’une voix reconnaissante. À travers sa riche production littéraire, il a fait voyager Montréal à travers les Caraïbes.

Anthony Phelps assis au milieu des participants pour
signer le registre d'honneur de la ville de Montréal.     
« Cet hommage de la ville rejaillit sur nous tous, puisqu'il s'agit du doyen des poètes haïtiens. Mais au-delà de la poésie, je crois que Phelps méritait cet hommage pour sa participation dans la dynamique culturelle des quarante dernières années au Québec où il a fait du théâtre et de la radio entre autres », a apprécié le poète et journaliste Jean Emmanuel Pierre.

L’œuvre du poète et romancier qui a le droit de cité depuis la sortie de Mon pays que voici a déjà été saluée au Canada. Le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (du gouvernement du Québec) lui a aussi décerné, le 2 février 2011, une plaque d’honneur à l’occasion du forum "Encre noire, littérature et communautés noires". Plusieurs fois boursier du Conseil des Arts du Canada (bourse de création libre), Phelps a deux fois obtenu le prix de Poésie Casa de las Américas, Cuba.

Mémoire en colin-maillard, un texte fondamental écrit en 1971 dans la riche biographie de l’auteur vient d’être réédité par Le Temps des cerises. C’est un roman charnel, puissant et dérangeant pour les tontons macoutes, la milice armée de l’ère duvaliérienne.

À 88 ans, Phelps s’apprête à ajouter un nouveau titre dans sa biographie dense et diversifiée. Son prochain recueil sera en signature le 20 avril prochain, à la Maison des écrivains.

Source : Le Nouvelliste