Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Tuesday, July 31, 2018

Les raisons de la reconnaissance d'Haiti par les USA.

 Par Jacques Casimir ( Pasteur D'Amoulio)
 majac14@hotmail.com

Avant -Propos : Les Historiens des États-Unis, repris par les autres historiens dans le monde ont clamé qu'Abraham Lincoln a aboli l'esclavage aux États-Unis, a milité pour l'émancipation des noirs et a finalement reconnu l'indépendance d'Haïti 60 ans après que Jean Jacques Dessalines ait proclamé l'indépendance unilatérale de pays. Pourquoi il a posé ces actes ? Qu'elles étaient ses motivations ? Quel était l'avantage, le prix politique de ces décisions ? Dans une série de cours, nous allons répondre à ces questions non soulevées par les Historiens.

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Abraham Lincoln 
Les peuples noirs anciennement colonisés ne sont ni victime de leur race, ni de leurs langues, ni de leur culture, ni de leurs religions, ni de leurs croyances, ni de leur histoire. Ils sont plus tôt esclaves de leur ferme certitude dans leur Histoire écrite et falsifiée pour eux par les colons, leurs anciens maîtres.

Nous avons déjà dit que la rumeur ancestrale n'est pas l'histoire. La rumeur ancestrale, c'est l'histoire écoutée aux portes de la légende. Nous ne pouvons pas toujours rester les bras croisés à croire tout ce qui a été dit, sans jamais requestionner l'histoire. Le chercheur historien conséquent se doit d'apporter des preuves, de citer ses sources ses références afin de rétablir les faits. La reconnaissance d'Haïti par le gouvernement américain et l'abolition de l'esclavage aux États-Unis sont deux faits indissociables dans les desseins machiavéliques  d'Abraham Lincoln et de son gouvernement.

Pourquoi les deux faits sont indissociables ? 
Faire le commerce non-officiel, (la contre-bande) au lieu d’officialiser la reconnaissance d'Haïti, a fragilisé l’indépendance de la jeune nation, il a été hors de question pour les États-Unis de signer un accord commercial avec cet important partenaire, ce qui lui aurait octroyé une reconnaissance internationale. La concurrence, la part grandissante du marché haïtien occupée par La France, l'Angleterre, l'Italie et la pression des hommes d'affaires américains sur le gouvernement de Lincoln l'a contraint à céder. Comment reconnaître un pays né d'une révolte d'esclaves en maintenant l'esclavage aux USA ? Le plan de Lincoln était beaucoup plus fourbe. C'était là le dilemme!

Les esclaves ne pouvaient pas voyager sans l'accord de leurs maîtres, il faut donc leslibérer massivement pour pouvoir après s'en débarrasser. Au-delà de toute considération humanitaire et des droits de l'homme de ce président qu'on nous a fait avaler depuis1862, c'est la possibilité de coloniser les noirs libres en Haïti qui poussa Abraham Lincoln à demander au congrès des États-Unis à reconnaître Haïti, ne soyons pas dupe.

Preuves : la rencontre d'Abraham Lincoln en août 1862 avec une délégation de Washingtoniens noirs a toujours été cruciale pour les personnes intéressées à évaluer les points de vue de Lincoln sur la race et sur l'avenir des Afro-américains aux États-Unis. Lors de cette réunion, le président a déclaré aux cinq délégués que : « Vous et nous sommes des races différentes » et qu'il était « préférable pour nous deux . d'être séparés ». Lincoln espérait que la région de Chiriquí de ce qui est aujourd'hui le Panama serait une destination propice pour les Afro-américains, dont il doutait qu'il soit en mesure de jouir de la prospérité et de la paix aux États-Unis. La réponse des abolitionnistes noirs à la proposition de colonisation de Lincoln est également bien connue. Des hommes comme Robert Purvis et Frederick Douglass l'ont dénoncé, accusant Abraham Lincoln de racisme en insistant pour que les Afro-américains exigent des droits et de l'égalité dans la nation de leur naissance. Les mois à venir renforceraient la logique de leur position. Lincoln n'avait pas le choix de publier la Proclamation d'émancipation des noirs américains pour ensuite reconnaître à contre-cœur l'indépendance d’Haïti. Ce sont les preuves qui démontrent que les deux faits sont indissociables et le rôle d'Haïti dans la libération des noirs américains. 

1) RÉF : Auteur Kate Masur Titre : The African American Delegation to Abraham Lincoln: a reappraisal (la délégation Afro-américaine et Abraham Lincoln, une réevaluation) Indices de recherche :complete work of Abraham Lincoln 1809-1865 (publication de 1905 Georgetown University USA).2) RÉF: Auteur : Claire Bourhis-Mariotti Titre : Les Nois américains et Haïti 1804-1893.

Ne s'avouant pas vaincu, il voulait vraiment débarrasser les États-Unis des noirs. Le 30 septembre 1862 à la demande du président Abraham Lincoln, son secrétaire d'État,William Henry Seward rédigea et envoya plusieurs lettres à l’attention des puissances européennes notamment : l'Angleterre, la France, les Pays-Bas, le Danemark et les nouvelles Républiques d'Amérique centrale et du sud, leur signalant que le président Lincoln était prêt à entrer en négociation avec toute nation se déclarant intéressée à accueillir des noirs américains en leur sein ou dans leurs colonies tropicales le cas échéant, sans grand succès.

1) Sources The Lincoln Heritage (bibliothèque du Congrès des Etats Unis) indices de recherche: diplomatic correspondance 1861-1865 2) Sources : The destiny of America. Speech of William H. Seward, at the dedication of Capital University, at Colombus, Ohio, September 14, 1853 3) Sources: Papers relating to the foreign relations of the United States / transmitted to Congress with the annual message of the President. 1863, part 1. Washington Government printing Office 1864 (ces documents se trouvent aussi à la New-York public Library pour consultation)

Impossible pour Lincoln de suivre l'exemple du président Monroe de 1822 pour la création du Liberia, l'Afrique étant déjà occupé par les autres puissances coloniales et pour se débarrasser des noirs américains et occuper Haïti par procuration, Abraham Lincoln à fait la tentative d'installer dans un premier temps les Afro-américains sur l'île haïtienne de l'Île à Vache pour pouvoir plus tard occuper complètement Haïti en installant une élite noire américaine au service des USA à l'exemple du Liberia et de la Sierra Leone pro britannique. Mené par des spéculateurs et des financiers de Wall Street sous l'égide de l'administration Lincoln, une première vague de 453 colon noirs ont quitté la Virginie en avril 1863 avec l'espoir d'une nouvelle vie prospère en Haïti, en juin de cette même année plus de 800 autres ont fait le voyage. L'objectif était d'installer 5000 noirs américains sur cette île et ensuite déterminer des points de chute à travers Haïti pour installer le reste de la population Afro-américaine. L'aventure s'avéra désastreuse, car la colonie était ternie par la maladie, sans soutien administratif des USA et la rébellion farouche des Haïtiens contre cette occupation. En deux ans, 350 des émigrés sont retournés au États-Unis, en lambeaux, marqués par l'expérience. Alors que les récits historiques dominants entourant la colonisation ont largement mis l'accent sur les mots de Lincoln à l'appui de tels projets, l'échec tangible de l'Île à Vache fournit un exemple de la colonisation américaine et le non-respect de l'indépendance d'Haïti.

1)RÉF :Auteur Graham D. Welch Titre : Île à Vache et Colonisation : la fin tragique de la "folie suicidaire" de Lincoln (Université de Georgetown) 2) RÉF : Auteur James D. Lockett,Titre : Abraham Lincoln and Colonization: An Episode That Ends in Tragedy at L'Île à Vache, Hayti, 1863-1864,)
Qui a aidé Lincoln dans son plan d'expulser les noirs Américains en Haïti pour ensuite coloniser ce pays ?

Nous avons cité le pasteur noir Américains James Théodore Holly dans notre cours : le chemin des origines 3ème partie comme un traître potentiel à la cause Haïtienne. Les archives déclassifiés du département d'État des USA et les écrits de ce dernier apportent les preuves.

Dans ses écrits, le pasteur James Theodore Holly, déclara, citons le :« Haïti a besoin des qualités spécifiques des noirs américains, ils doivent guider le peuple haïtien vers la civilisation.» De fait, il comparait souvent les noirs des États-Unis aux noirs d'Afrique et d'Haïti soulignant la position inférieure de ces derniers, en utilisant des termes très fortement péjoratifs.Thomas Jefferson, président des USA de 1801-1805 et de1805-1809, figure de la liberté et propriétaire d'esclaves, signalait que d'Haïti provenait le mauvais exemple; et il disait qu'il fallait "confiner la peste dans cette île". Son pays l'a écouté. Les États-Unis ont mis soixante ans pour accorder la reconnaissance diplomatique.(Donald Trump n'est pas le premier à Humilier les Haïtiens et les Africains,Thomas Jefferson a été l'initiateur. le pasteur James Theodore Hollya continué, il a laissé des preuves écrites. Donald Trump a suivi les pas de ses prédécesseurs).Voir notre cours Titre- Où est la malédiction.

Dans un rapport qu'il avait remis au gouvernement américain, indiquant qu'Haïti pouvaitaccueillir 10 millions d'habitants et pressait les Afro-américains à immigrer vers ce pays, Holly minimisait l'importance des droits civiques pour les noirs aux États-Unis, il poursuit en disant ceci : « Considérant que l'obtention de ces droits sur le sol américain n'apporterait rien aux noirs. Au contraire la mission des noirs américains d'aller civiliser Haïti avait une portée universelle.»

Le pasteur Holly nègre de service conclut dans son troisième rapport sur Haïti, citons l'auteur : « Si les américains blancs anglo-saxons étaient bien les peuples élus de Dieu d'une mission civilisatrice dans l'hémisphère ouest, les noirs américains quant à eux sont également investis d'une mission civilisatrice auprès leurs frères de couleur, haïtiens et africains.»

1) RÉF : Auteur : James Theodore Holly Titre : Toughts on Hayti Number IV ( The Anglo-African Magazine vol 1 No 9, September 1859) 2) RÉF : Auteur : James Theodore Holly Titre : Toughts on Hayti Number VI June 1861. 3) RÉF: Auteur :Quarles B Titre : Lincoln and the Negro (New-york Oxford University Press 1962) 4) Sources The Lincoln Heritage 1861-1865 (ces documents sont disponibles à la bibliothèque du congrès de USA et en copie au département d'histoire de l'Université Columbia New-York pour consultation gratuite)

Qu'est-ce qui a empêché Abraham Lincoln et son gouvernement d'occuper militairement Haïti ? 

Bien qu’Haïti fût en rapport avec toutes les puissances coloniales, les esclavagistes des États-Unis continuaient à lui garder rancune. En 1863, le Président Géffrard, reprenant la politique de Dessalines, entreprit de faire reconnaître la neutralité de l'île d’Haïti. Ses démarches, accueillies avec bienveillance par les principales puissances de l’Europe, n’aboutirent pourtant pas : les États-Unis et le gouvernement d’Abraham Lincoln refusèrent de participer à ce traité. Reconnaître la neutralité d’Haïti le rendrait inattaquable. Lincoln voulait attaquer militairement Haïti et le soumettre malgré qu’il ait reconnu l’indépendance de ce pays.

Le président Lincoln et le Pasteur Holly avaient un adversaire de taille, l'Honorable Sénateur du Massachusetts Charles Sumner, l'homme qui s'était assuré de la reconnaissance d'Haïti par le Sénat américain en 1862. En tant que président du comité des relations étrangères du Sénat de 1861 à 1871, il s'opposa avec sa coalition à toutes les tentatives de Lincoln pour occuper Haïti. Battu et menacé de mort par ses adversaires, il n'abandonna pas sa lutte contre l'esclavage. Les impérialistes ont la suite dans les idées et n'abandonnent pas facilement. Un des successeurs de Lincoln, le Président Ulysse S. Grant, changea de tac-tic, il proposa d'occuper la république Dominicaine en conflit avec l'Espagne, mais le but visé était d'occuper militairement Haïti. Dans un vote de 1871, la coalition de Charles Sumner s'opposa et gagna le vote au Sénat, il déclara :« L'annexion de Santo-Domingo par les États-Unis menace la liberté et l'indépendance d'Haiti.»

Il poursuit en disant ceci :« l’Union devait se recueillir, se corriger, panser ses plaies plutôt que de songer à étendre indéfiniment ses limites, laissons Haïti vivre en paix et dans la liberté.»

Suite à ce vote du Sénat US contre l'occupation militaire d'Haiti, le parlementhaïtien dans une loi du 27 juillet 1871, le portrait de Charles Sumner fut placé à la chambre des députés d'Haïti et une avenue de la capitale haïtienne porte encore aujourd'hui son nom. À sa mort, le 11 mars 1874, le drapeau haïtien sur les édifices publics resta trois jours à mi-mât en signe de deuil.

1) Sources: bibliothèque du congrès des États-Unis, Charles Sumner Speeches (Indices de recherche : les votes année 1871)2) RÉF: Anne-Marie Taylor Titre: Charles Summer and the Legacy of the American enlightenment 3) RÉF: Auteur Ralph Waldo Emerson Titre The Assault on Mr Sumner (Washinton DC Usa 1904) 4) RÉF : Auteur : l'historien Jacques Nicolas LégerTitre : Haïti et la révision ( Port-au-Prince, Paris, publication de 1885, document des archives nationales d'Haïti)

Il va sans dire que la non-reconnaissance des États-Unis de cette jeune nation pendant 60 ans a ralenti son insertion dans le système international et son acceptation dans le concert des nations. Pris de peur de la contagion de la liberté des noirs, les États-Unis et les autres puissances coloniales ont isolé Haïti, ce qui est un des facteurs du sous-développement du pays. Contrairement à ce que l'on nous a fait croire depuis 1861, la guerre de sécession aux États-Unis n’a pas été entreprise pour détruire l’esclavage, elle a été entreprise pour vaincre la rébellion du sud; mais il se trouvait que cette rébellion ne pouvait être vaincue, si l’esclavage ne l’était pas. 

L'assassinat de Lincoln et le vote perdu au Sénat par le président Ulysse S.Grant ont reporté de quelques décennies l'intervention militaire sanglant et génocidaire de l'armée américaine en Haïti. On nous a toujours fait croire qu'Abraham Lincoln était un champion de la liberté. De quelle liberté et pour qui ? Ce sera à vous d'en juger.

Le Pasteur James Theodore Holly, de par ses écrits et avec des documents et des archives à l'appui était le noir de service, le père et l'instigateur de l'intervention militaire américaine en Haïti. Il a toujours rêvé de soumettre Haïti pour devenir gouverneur de ce pays, mais l'histoire et les faits ont décidé autrement.

Et maintenant que faire de ce pays ?

Par Branly Ogé,




Port-au-Prince, le 25 juillet 2018

Interloqué par la dernière de ces sorties soudaines, inhabituelles et pertinentes de ma voisine Chancelie qui nourrit une piètre opinion de la politique et des dirigeants politiques haïtiens, je rétorquai mollement :

Les carcasses de voitures incendiées lors des violentes
manifestations à Port-au-Prince les 6,7 et 8 juillet 2018.
« Comment ça, nous ! Qui est ce nous-là ? Qu’ai-je donc à voir avec tout ça, Chancelie ! Tu sais bien que je n’ai pu ni encourager, ni agréer et encore moins commanditer les violences des 6, 7 et 8 Juillet déclenchées par l’augmentation inacceptable du prix de l’essence et du coût du transport en commun qui va suivre. »

La discussion s’était poursuivie sur ce ton sans que personne autour de la table ne change d’avis sur le sujet. Toujours est-il que, dans la foulée de ces événements, j’ai dû, en mon for intérieur, admettre que, nous autres intellectuels, cadres administratifs, dirigeants d’organisations politiques et de la société civile, nous autres citoyens plus avisés, nous avons  l’impérieux devoir d’opiner sur la question et de faire entendre clairement notre voix.

Et, tout silence ou atermoiement, toute tergiversation ou ambivalence de notre part risque d’être, à juste titre, interprété, sinon comme une forme de complicité, mais d’extrême tolérance. un crime de lèse-citoyenneté.

A l’évidence, cela fait plus d’une semaine que le pays, particulièrement la zone métropolitaine de Port-au-Prince, a vécu de nombreuses scènes de violence et que les biens de centaines de citoyens et d’entreprises ont été  vandalisés, ou incendiés. Sans parler des pertes en vies humaines.

Et, le grand drame dans tout cela  ? Cet air de déjà-vu, ce sentiment d’impuissance et l’intime conviction que ce déchaînement de passion,cette explosion de violence n’est pas la meilleure façon de vider nos querelles ou d’engager la patrie dans la voie du développement économique et de la modernité politique.

L'annonce de la décision a suscité de vives protestations
et de violences meurtrières.                                        
En fait, nous avons suivi cette voie tout au long de notre histoire, et la nation ne se porte pas mieux pour autant. Depuis quelque temps, elle est même pratiquement devenue un pays en lambeaux, un pays où les jeunes délaissent la campagne et émigrent par vagues successives.
Huit ans après Goudougoudou, le terrible tremblement de terre de janvier 2010, qui a causé d’irréparables dégâts, fait près de 300,000 morts et déclenché un sursaut de solidarité internationale sans précédent dans nos annales, il est navrant de constater, que non seulement le pays n’a pas avancé d’un pouce, mais qu’il s’est mis à reculer.

En effet, des milliers de gens vivent jusqu’à présent sous des tentes, le palais national, le Parlement, le palais de justice et tant d’autres édifices publics n’ont pas pas été  reconstruits.
Dans l’intervalle, l’économie patine, elle fait du sur-place et es services de base sont de mauvaise qualité et quasi inaccessibles. La population s’appauvrit davantage au fil des jours, la déprime s’est installée au sein des foyers, l’insécurité  habite les esprits et l’environnement se dégrade à vitesse grand V. En résumé, plus rien ne va.

Le centre de la capitale haïtienne, notamment la zone de
Delmas a été le théâtre des actes de pillage.                  
C’est dans ce contexte particulièrement morose que se sont déroulées les journées mouvementées de ce début de mois, qui devraient servir de piqûre de rappel et nous inciter à questionner nos actions, engagements, attitudes, comportements, rôles et responsabilités dans le cadre de l’évolution de notre société. Afin d’en tirer des enseignements susceptibles de faciliter un dialogue franc et serein, d’établir et de renforcer des rapports harmonieux entre nos élites et la population.

Et il est indéniable que le pays va mal, et les récents soubresauts qui ont secoué la nation ont clairement fait ressortir le désarroi de la grande majorité de nos concitoyens.
L’observation objective et l’analyse judicieuse des derniers événements nous révèlent les points suivants  :

1) L’existence d’une large fracture sociale et l’urgente nécessité d’élaborer et d’appliquer des politiques publiques orientées, entre autres choses, vers la réduction de la pauvreté et du chômage, la création d’emplois et de richesses, la formation professionnelle, la protection sociale...

2) La violence, et non le dialogue social et politique, est, historiquement, et encore une fois, le mode d’expression généralement utilisé pour manifester nos frustrations, insatisfactions, colères, mécontentements ou ras-le-bol ;ou encore les carences de l'État en matière de gouvernance.

Les pilleurs ont vandalisé et incendié des magasins dans
la capitale haïtienne durant les 3 jours de manifestation.
3) Qu’il s’agisse des actes, conséquences, réactions ou déclarations suscités lors de ces événements, nous faisons tout dans la démesure. Et, au lieu de se déclarer consternés, attristés meurtris, scandalisés ou indignés par les dégâts et méfaits des premiers jours du mois, certains, sans souci de la grave atteinte  portée à l’image nationale, n’hésitent pas, au nom d’une quelconque réprobation des injustices et inégalités sociales historiquement subies par nos déracinés et déshérités du sort, à chercher des justifications ou des excuses au comportement des émeutiers, ainsi qu’aux dysfonctionnements de notre structure sociale.

4) Sauf de rares exceptions, en lieu et place de réflexions et propositions constructives destinées à éviter d’éventuelles rééditions de cette situation catastrophique,  la grande majorité des protagonistes, victimes, observateurs et responsables d'organisations de tous genres, ont préféré accuser, dénoncer critiquer, invectiver les casseurs et présumés auteurs intellectuels de ces actes de brigandage qui ont une fois de plus encore contribué à démolir notre environnement urbain.

5) Nous avons une sainte horreur de la pondération et du discernement;   et ceci transparaît dans les déclarations, écrits, propos, explications, opinions et commentaires émis en marge de ces trois journées de troubles.

Dans un tel contexte, est-il donc nécessaire de signaler que pareil penchant, pareille attitude, au lieu d’apaiser les esprits, ne sert qu’à exacerber les clivages, qu’à attiser les passions et paralyser le fonctionnement de nos institutions. Sans pour autant faciliter les conditions d’un dialogue empreint de franchise, de sérénité et de respect mutuel.

À cet égard, il convient, néanmoins, de souligner le caractère et le contenu hautement positifs du Communiqué de presse du Core Group et de la seconde note de presse du Forum Économique  du Secteur Privé.

6) L’Exécutif souffre d’un énorme déficit de légitimité et ne doit aucunement rester sourd et aveugle aux revendications populaires. D’où l’impérieuse obligation d’initier, d'appliquer un large éventail   de mesures sociales destinées à soulager les couches de la population vivant en situation d’extrême précarité; et d’enclencher une lutte sans répit contre la corruption, la contrebande, la fraude fiscale, la gabegie administrative et l’allocation injustifiée d’avantages financiers indus à des entreprises, des parlementaires et des grands commis de l’État.

Vol et pillage durant les violences  des 6,7 et 8 juillet en Haïti
Dans cette optique, l’élimination des dépenses somptuaires, ainsi que  l’assainissement et le rééquilibrage du budget national au bénéfice de secteurs-clés comme l’agriculture, l’éducation, la santé, l'économie, les affaires sociales et les travaux publics, devraient figurer au premier rang des priorités de l’agenda national. Et ce train de réformes et de mesures contribuerait à  laver l'exécutif et le parlement des accusations de népotisme, de clientélisme et de mauvaise gestion et d’irresponsabilité financière trop souvent portées contre eux.

En dernier lieu, la Présidence a, pour l’instant, tout intérêt à engager un dialogue franc et serein avec tous les secteurs de la nation ;  ce, afin d’élaborer une feuille de route consensuelle et de convenir de la formation d’un gouvernement appliquant des politiques publiques orientées ver la stabilité des institutions, la paix sociale et le développement économique national.

Conséquemment, il nous faut, par-delà nos clivages politiques, économiques, sociaux ou intergénérationnels, mettre une sourdine à nos récriminations pour   galvaniser nos énergies, mettre à contribution nos ressources et initiatives, et faire face, de façon unifiée, unitaire à la grave crise actuelle et aux nombreux défis qu’elle charrie.

En d’autres mots, inspirés de l’esprit de sacrifice, des leçons d’abnégation et de discernement de nos aïeux, et fortement animés des valeurs à la base de la glorieuse épopée de 1804, nous devrons évacuer nos querelles politiques et nous affranchir de nos clans et chapelles politiques. Motivés par la ferme détermination de répondre à l’interpellation de l’Histoire et armés d’un véritable projet de société, nous pourrons ainsi  engager résolument le pays dans le délicat et difficile processus de construction nationale de socialisation politique, de réforme institutionnelle et de développement durable qui nous attend.

Branly OGÉ
Politologue, Consultant Politique



Monday, July 30, 2018

« HAÏTI EST REMPLI DE PERLES, IL FAUT TROUVER LE FIL POUR LES METTRE EN COLLIER »

Elisabeth Beton Delègue

En fin de mission, l’ambassadeur de France en Haïti, Elisabeth Beton Delègue ouvre ses portes pour partager sa vision d’Haïti et de ses élites. Elle quitte le pays avec des inquiétudes liées aux soulèvements du 6,7 et 8 juillet dernier. Madame l’ambassadeur reste toutefois convaincue du  potentiel haïtien pour changer la donne. 


Par: Ralph Thomassaint Joseph
Ralph thomassaint Joseph

Pendant votre mission vous avez rencontré des personnalités de différents secteurs. Quelles sont donc vos impressions de Haïti et de ses élites ?

Haïti est un pays extraordinairement complexe qui ne se livre pas facilement. C’est un pays très paradoxal où vous avez à la fois une immense vulnérabilité climatique et une vulnérabilité de la population que je n’ai jamais vus dans ma vie de diplomate. C’est un pays en même temps qui a beaucoup d’énergie, qui est dur, en même temps humain, qui est parfois tellement inextricable dans ses contradictions qu’on se dit que la pelote est trop nouée. En même temps, on voit une capacité d’adaptation à une situation qui se dégrade depuis plus de trente ans, alors que ce pays a des atouts : ses ressources humaines et sa jeunesse, sa position géographique privilégiée, le fait de ne pas être sujette à des conflits ethniques, le fait d’avoir une langue unificatrice et de ne pas avoir d’ennemis. Je ne sais pas si parfois Haïti est vraiment conscient de tous ces atouts.

Elisabeth Beton Delègue
(Photo Ayibopost)
Sur la question des élites, je suis mal à l’aise avec ce mot. Parce que pour moi le mot élite s’applique à des gens qui par leur mérite, ont atteint des postes de responsabilité. Je pense que le problème des élites en Haïti est lié à un décrochage entre ce mérite qui devrait porter les gens à des postes de responsabilité et la réalité du pays. Ce n’est pas une spécificité haïtienne. Sur le plan politique, Haïti a un faisceau de contraintes au delà de l’histoire qui tient en une Constitution auto-bloquante et un système politique excluant. Avec le système de la décharge – qui est un instrument politique – vous ne pouvez pas faire bénéficier à votre pays de compétences qui ont démontré leurs pertinences et leurs capacités. Ce qui est très frappant, c’est le divorce de la population –de la majorité silencieuse- avec le politique. Avec là un paradoxe, c’est qu’on parle beaucoup de politique pour la commenter. Mais la question de s’engager en politique aujourd’hui se pose finalement assez peu, y compris celle de faire connaître son choix.

C’est un vrai sujet parce que ça renvoie aux difficultés d’une démocratie en construction. Et ça renvoie aussi à des pratiques qui se sont installées au fil du temps, peut-être même d’ailleurs au fil des siècles. Pratiques, où les intérêts particuliers priment sur l’intérêt général. Je crois qu’il y a un énorme besoin de vivre ensemble dans ce pays. Un vivre ensemble qui existait – la littérature le raconte – et qui s’est délité à cause de plusieurs facteurs dont bien évidemment la dégradation économique. Et puis cette précarité qui s’est imposée… L’hégémonie du provisoire, comme dit un sociologue, empêche de voir au delà et de sortir de stratégies de survie individuelle. Vous n’avez pas d’institution électorale permanente depuis 1987.

Ce sont des facteurs qui participent au désintérêt pour la démocratie. Je le répète, ce n’est pas propre à Haïti. Je pense que cela s’est exacerbé en Haïti parce que vous êtes un creuset de difficultés et de souffrances aussi pour une grande part de la population. Une société fragmentée avec des clivages socio-économiques, qui pour nous venant de pays comme le mien, sont réellement bouleversants. Il y a une nécessité de trouver les voies pour vous reconstruire et pour ça vous avez l’énergie : une jeunesse qui est en demande de quelque chose qu’elle doit fabriquer. L’Etat ne peut pas tout faire. Il y a un mythe ici de l’Etat providence alors que paradoxalement il a très peu de moyens.

Et je pense de tout ceci que vous arrivez peut-être à la fin de quelque chose. De la démonstration que ce statu quo ne peut pas durer, qu’il faut changer quelque chose et qu’il vous appartient de trouver les voies pour le changer. Mais vous ne les trouverez que en vous rassemblant, par la discussion, par la création de consensus minimaux sur certains sujets et par un projet de société. Ce n’est pas du tout facile. C’est mon sentiment au bout de trois ans et demi parce que j’ai rencontré partout des gens qui par leurs pratiques démontraient qu’ils étaient en action. Ce pays est rempli de perles, il faut trouver le fil pour pouvoir les mettre en collier.

Vous avez travaillé avec trois président en trois ans, quels évènements vous ont le plus marqués ?

C’est évidemment le resserrement des relations politiques au niveau bilatéral. Six semaines après mon arrivée, j’ai accueilli le président François Hollande pour une première visite officielle d’un président français en Haïti. Monsieur Sarkozy était venu brièvement au moment du séisme pour témoigner de la solidarité française. J’ai participé en décembre à l’invitation du président Jovenel Moïse par Emmanuel Macron. Je pense que c’est extrêmement satisfaisant parce que cela prouve que nous avons été constant et nous continuons de l’être dans notre amitié quels que soient les gouvernements.

Le ministre des Affaires Etrangères est venu après Matthew en décembre 2016. Ce n’est pas rien ces types de visites à haut niveau. Cela nous a complètement stimulé pour la coopération et nous a donné un nouvel élan pour tourner la page post-séisme : reconstruction, l’aide exceptionnelle etc. Et ça c’est très important parce que, on a pu avec des partenaires, travailler sur des axes plus consolidés et reprendre pied de façon solide dans le domaine de l’éducation où nous avions une coopération qui a un peu fait le yo-yo dans les années précédentes.

Pourquoi y a t-il si peu d’investissements français en Haïti ?

Moi je vais vous retourner la question. Où voyez-vous de très importants investissements autres que français en Haïti ? Et où voyez-vous les investissements privés nationaux ? Si je vous pose ces questions de manière provocatrice c’est parce qu’il y a un tout. Haïti malheureusement reçoit très peu d’investissements privés étrangers. En 2017, la société française Rubis a racheté Dinasa.

Il y a une présence française peut-être trop discrète puisque nous avons recensé 46 entreprises qui travaillent ici à un titre ou à un autre. Pendant les trois ans que j’ai passé ici j’ai vu RAZEL-BEC qui avait posé un pied sur la route nationale numéro trois. J’ai vu arriver Bolloré, Vinci qui travaille sur l’environnement et sur l’électricité. Ce sont de grands groupes internationaux. J’ai vu aussi arriver des société beaucoup plus modestes, souvent des bureaux d’études peut-être qui relèvent de la nouvelle économie liée au développement durable, à l’énergie renouvelable, aux solutions de potabilité d’eau. Quand le président Jovenel Moïse est allé à Paris en décembre dernier, je peux vous assurer que la réunion qui a été organisée par le MEDEF a été très fréquentée par les entreprises. Donc, il y a un intérêt pour Haïti. Il y a évidemment le diagnostic qu’il y a beaucoup d’opportunités. Il est certain qu’un nouveau mandat qui débute dans la stabilité institutionnelle est évidemment plus porteur qu’une période d’instabilité de gestation électorale qui a été très longue.

Les entreprises ne sont pas des philanthropes. Une entreprise n’est pas une ONG. Il faut qu’elle trouve sa rentabilité. Il faut qu’elle puisse convaincre ses actionnaires, si elle en a. Donc on retourne toujours aux problèmes de base pour tout investissement direct étranger en Haïti : stabilité politique, sécurité juridique et règles de concurrence claires et transparentes.

A la fin de votre mission, une crise agite Haïti avec les récents soulèvements. Avec quels sentiments quittez vous le pays ?

Avec un peu d’inquiétude justement parce que l’explosion a surpris par sa rapidité. Elle a surpris aussi par sa violence. Je pense que c’était une alerte qui a appelé à un traitement. Ce qui s’est passé est de nature à montrer qu’on ne peut pas continuer comme avant. Il y a eu des troubles sérieux qu’il faut traiter comme tels. Il était important de prendre ses responsabilités, de donner des signaux. On voit que cette stabilité est très fragile et je dirais en même temps qu’il y a de l’espoir, parce j’ai trouvé qu’il y a une prise de conscience des différents corps organisés de la société qui ont eu à peu près le même message. Un message qui est de tirer les enseignements de la crise, mais aussi de se déclarer prêt pour une concertation large pour traiter les problèmes plus profonds du pays.


Elisabet Beton Delègue sur la coopération française en Haïti


Source: Ayibopost



Saturday, July 28, 2018

Mais, les émeutiers du mois de juillet s’étaient-ils trompés d’adresse?


Par Pierre-Yves Roy

Les émeutes traumatisantes au début du mois de juillet 2018 à Port-au-Prince, m’ont laissé avec une fièvre dont je me relève peu à peu, à force de penser au dilemme socio-économique que traverse mon pays, un défi dont les complexités donnent l’opportunité à un groupe de lapider un autre groupe sans répit--à tort ou à raison. Depuis plus de trois décennies, les réseaux sociaux et certains politiciens haïtiens ne cessent de précher aux masses enfoncées dans la pauvreté que les riches sont les principaux architectes de leur misère: on leur impute l’intégralité de la responsabilité du mal-être populaire; on leur attribue toutes sortes d’épithètes dénigrantes, parce qu’on suppose qu’ils détiennent indûment plus que deux tiers de la richesse du pays. Cette pernicieuse hérésie est-elle une bonne méthode de réveiller la conscience d’un peuple abusé et désarmé et de le rendre productif et compétitif? Ne serait-elle pas, au contaire, une autre manière d’augmenter ses souffrances? Ces gens-là, ont-ils au moins tenté d’aborder scientifiquement la problématique socio-économique du pays? Tout simplement, ont-ils profité d’une situation dont on n’est incapable d’en expliquer raisonnablement les difficultés et pour laquelle on n’a pas la solution, afin d’éliminer un groupe de gens que l’on exècre? Est-ce juste? Sommes-nous sûrs que les riches soient les vrais ennemis de nos masses? Là où je suis, je puis entendre un ami me répondre vigoureusement: “Oui! Ils se sont accaparé de 80% de la richesse du pays.” Si votre 80% était vérifié et confirmé par une valuation et un audit, et l’on avait découvert que les bourgeois ont volé les terres de l’état ou exploité illégalement les ressources nationales ou négligé de payer leurs impôts, on vous demanderait, où était l’état? Qu’a-t-il fait pour les empêcher de continuer dans leur mauvaise voie? Quelle punition les a-t-il infligée? Car si pa gen sitirèz paka gen volè! Dans la mesure où vous ne pouvez pas non plus prouver qu’une maldonne a été signalée dans la distribution des avantages, ou que des fraudes ont été trouvées dans la manière par laquelle ces gens ont acquis leurs richesses, il ne reste pas grand chose dont vous pouvez les accuser avec justice. Et si vous persistez à présumer, malgré tout, que les riches et certains de nos leaders se sont engagés dans des trafics d’influence, par conséquent, tout en ne niant pas la possibilité que cela soit vrai, on préféra plutôt croire que ces bourgeois seraient des opportunistes légitimes, qui auraient profité du manque de caractère de certains de nos gouvernants. Ces bourgeois sont-ils, pour cela, les principaux ennemis de nos masses? Je ne souscris pas à cette idée. J’estime, par contre, que les plus grands ennemis de nos masses sont ceux et celles qui permettent aux plus forts d’exploiter démesurément le territoire au dépend des plus vulnérables. Peut-être, une analogie pourrait nous aider à mieux cerner la complexité qui enveloppe les rapports socio-économiques en Haïti.Un pays est comme un marché: il a son espace et ses commerçants. L’espace, c’est un territoire d’exploitation, qui contient: la terre, l’eau, l’air, etc. Dans cet espace, l’état et les propriétaires terriens sont des privilégiés, puisqu’ils possèdent le territoire.Les commerçants sont les habitants de ce pays: les masses, la classe moyenne et la bourgeoisie, qui jouissent de leur droit légitime de rentrer en compétition les uns avec les autres afin de tirer leurs épingles du jeu.Tout marché a ses règlements. Les règlements du marché consistent en un système économique soutenu par des lois commerciales et régi par le gouvernement dans le but de gérer les violences entre les habitants et de maintenir une sorte d’équilibrium économique constant pour éviter des émeutes semblables à celles du début du mois de juillet à Port-au-Prince. Malheureusement, en Haïti, la corruption et la faiblesse de l’état empêchent le bon fonctionnement du système économique; donc la croissance des petites entreprises et l’émergence de nouveaux riches se trouvent bloquées. Et le marché devient une vaste jungle où triomphent les plus astucieux, les mieux équipés et les plus agressifs. Pour survivre dans cette jungle, on doit se munir de trois armes:  l’éducation, le pouvoir économique et la sécurité. L’éducation pour se discipliner et pour acquérir le savoir-faire nécessaire pouvant nous rendre capables de juger et de décider pragmatiquement; le pouvoir économique pour nous permettre d’atteindre nos objectifs-- le pouvoir économique inclut l’argent et les privilèges; et la sécurité pour nous protéger des loups.La liste des dix familles les plus riches d’Haiti publiée par Forbes en 20181, nous a fait plus de mal que de bien, puisqu’elle ne nous a pas fourni des informations comptables nécessaires nous permettant de juger équitablement de la légitimité ou de l’illégitimité de la fortune de ces millionnaires. A l’exception, bien sûr, d’un seul membre de ces familles qui a un dossier public de malfaiteur, les autres n’ont aucunrecord malveillant que nous sachions: cela nous empêche de les condamner publiquement sans encourir le risque d’être appelés en justice. Donc, cette liste, c’est du vitriol jeté sur nos plaies pour nous exciter à nous révolter bêtement,--une feuille glissante sous nos pieds. Au contraire, un regard furtif sur les entreprises de ces familles dans le pays et le trait commun qui caractérise la majorité de leurs membres nous révèlent déjà des gens ambitieux, disciplinés, consistents, bien- éduqués et solidaires; des individus qui n’ont pas peur de prendre des risques et qui semblent avoir les affaires dans le sang. Et, avec un peu plus de transparence dans leurs transactions et une ouverture de leur part au reste de notre société, les bourgeois et leurs entreprises pourraient servir d’exemples de succès et de benchmarks très instructifs aux jeunes entrepreneurs haïtiens. En bref, selon nous, les bourgeois sont des opportunistes qui savent profiter de la faiblesse d’un gouvernement à genoux pour bâtir leurs fortunes. Comme vous et moi l’aurions fait, peut-être! Absolument! “Nou pa egare!” nous crient-ils.  Qui ne profiterait pas de l’indifférence d’un gouvernement envers son peuple? Qui rejetterait des gratuités, des exonérations douanières et d’impôts, des dons de terres, et d’autres avantages d’espèces inédites? Qui ne chercherait pas à financer unbrainless candidat aux poches crevées--à condition que ce dernier lui rende compte sitôt arrivé au pouvoir? Qui ne profiterait pas de la politique du ventre, de la politique économique du laisser-faire d’un pays? Qui ne profiterait pas de l’insouciance d’un gouvernement qui, pour justifier sa raison d’être au pouvoir, accorde des avantages exorbitants à quelques nationaux ou multinationaux, liquide tout un pays, uniquement pour conserver quelques emplois ou pour en créer quelques autres? Je vous le demande, qui ne profiterait pas de telles opportunités?

Toutefois, si ces actes susmentionnés se relataient aux riches d’Haiti, ils auraient donc un devoir social plus significatif à remplir pour aider l’état à redistribuer la richesse dans le pays. Car il n’y a rien de plus répugnant et de plus révoltant qu’un capitalisme amoral. Et là encore, si l’état n’intervient pas avec des mesures coercitives pour forcer la main à cette gent, combien à plus forte raison resterait-elle indifférente au mal-être des masses? Dès la naissance de notre nation en 1804, nos masses ont été toujours des défavorisés, privés d’argent, de privilèges, de l’éducation, du savoir-faire pour leur croissance socio-économique. Et, ceux-là mêmes, parmi eux, qui possédèrent des terres, ne surent quoi faire avec leurs biens.. La preuve, c’est que jusqu’aujourd’hui, en 2018, avec tant soit peu d’observations, vous trouverez de vastes étendues de terres en Haïti qui attendent d’être utiles. Mais la bourgeoisie haïtienne a rarement failli de profiter de leurs biens et de leurs privilèges.Le président François Duvalier nous donne l’impression qu’il avait voulu combler un peu le fossé économique qui sépare les riches et les pauvres dans ce pays en prodiguant simultanément et sans discrimination, des privilèges aux bourgeois et aux Nègres. Mais, nous, les Nègres, avions manqué d’agressivité pour en profiter.Aujourd’hui, quand le peuple n’en peut plus et qu’il est fâché, on ferait mieux de l’indiquer la bonne adresse pour déposer ses plaintes, pour se faire entendre,--non chez les commerçants , les entrepreneurs et au marché des plus pauvres, mais au gouvernement; à ceux et celles qu’ils ont élus: des députés, des sénateurs, des présidents, des traites qui ont fermé les yeux trop longtemps sur ce qui est perçu en ce moment comme une injuste compétition et un abus de privilèges des bourgeois dans le marché; ce sont nos leaders qui maintiennent les fils du peuple dans l’ignorance et dans la peur, les rendant ainsi incapables d’être compétitifs.Maintenant, le temps de la diabolisation des riches à cause de leurs fortunes, afin de soulever le peuple, doit être révolu. C’est le temps aux politiciens de présenter des politiques socio-économiques visant à la redistribution de la richesse en Haïti; c’est le temps du courage et de la créativité politique: de l’imagination, de la vision et du génie. Non! Les riches ne sont pas nos principaux ennemis. Tout pays a ses riches, et sans eux le progrès du pays demeure stagnant. Autrement dit, sans ses riches, un pays n’a pas d’avenir. Il faut admettre que l’insupportableécart entre riches et pauvres dans la tragédie haïtienne est la résultante du leadership primitif, démagogique et irresponsable des dirigeants contemporains haitiens dont les comportements nous inspirent l’abjecte idée qu’ils se soucient plus de leurs poches que du mieux-être de nos masses, qu’ils feraient tout pour sauvegarder leur pouvoir, même vendre le pays à bon marché. S’ attaquer aux riches, c’est attaquer le symptôme d’un virus mais non la cause.  

En revanche, notre lutte au côté du peuple devrait être menée avec plus d’intelligence: le peuple a besoin des leaders plus soucieux de son bien-être, plus visionnaires et plus veillatifs. La violence ne fera que nous plonger plus profondément dans les ténèbres; la non-confiance mutuelle et la division ne feront que nous affaiblir; notre constante dépendence de l’autre ne fera que nous abêtir. Par conséquent, au lieu d’enseigner la violence à nos masses, enseigne-leur de la solidarité; au lieu d’enseigner la méfiance mutuelle aux Haïtiens, enseigne-leur la confiance en leurs compatriotes; au lieu d’enseigner le peuple à rendre les autres responsables de ses misères, enseigne-lui à prendre son destin en main: à découvrir ses vrais ennemis, à identifier ses vrais amis et ses vrais fils,à s’échapper aux pièges qu’on lui tend.

Notre pays a besoin aujourdhui d’une nouvelle culture politique et de nouvelles institutions, pour donner à tous la possibilité et le droit de réussir, “le droit à la dignité” et le droit de devenir riche. Au point où nous sommes, la démocratie est notre champs de combat; c’est là que nous devons rencontrer l’ennemi; c’est là que devons le vaincre. Il nous importe de commencer à passer au peigne fin notre processus électoral par: l’examen méticuleux de nos candidats et de leurs politiques; la mise en place d’un système de contrôle qui puisse nous aider à prendre le corrupteur la main dans le sac. Après cela, tout ce qui est nécessaire se fera, et le monde entier sera forcé de rendre hommage au génie de notre race!

Friday, July 20, 2018

CESSONS DE PROFANER «LA DESSALINIENNE »

Par: Eddy Cavé et Louis Carl Saint Jean
PREMIÈRE PARTIE
« La Dessalinienne  »
Par les vertus de l’internet, le spectacle désolant d’un groupe de compatriotes entonnant en chœur « La Dessalinienne »  pendant l’envoi d’un drapeau brésilien a vite fait le tour du monde. Il a en même temps provoqué une vague de réactions allant de la complète indifférence à l’indignation intempestive; d’un simple haussement d’épaules à des cris d’indignation en passant par les « oui, mais » bien connus et bien commodes par lesquels on condamne et absout du même souffle.

Les poussières n’étaient même pas encore tombées qu’un autre scandale éclatait avec l’interprétation rocambolesque de l’hymne national qu’une chanteuse sortie d’une boîte à surprises donnait au Champ de Mars à un public incapable de contenir son étonnement. Cela se passait sous les yeux du couple présidentiel, visiblement amusé par un spectacle qu’il aurait dû, au moins par respect pour nos Aïeux, condamner sévèrement. Le clou de cette ronde d’inepties sera une danse indécente d’une fillette de 6 ans  qui fit un tel effet sur le président de la République qu’il lui donna immédiatement en cadeau une voiture neuve stationnée à quelques pas du podium. Que faut-il penser de ces profanations de l’hymne national et de cette banalisation de l’art haïtien? Et surtout quoi faire à la vue de ces dérapages et des réactions d’indifférence, d’approbation et de colère qu’ils ont provoqués?

Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler la valeur de symbole de  La Dessalinienne et les circonstances dans lesquelles elle a été composée.

Un important rappel historique
En dépit de mille et un reproches que l’on peut adresser au président Pierre Nord Alexis, l’impartialité d’esprit invite à saluer en lui le chef d’État haïtien qui a doté le pays de son hymne national. Au terme d’un concours organisé à l’approche des célébrations du premier centenaire de l’Indépendance, le 1er janvier 1904, Tonton Nò nous léguait un hymne que nous avons aujourd’hui le devoir d’honorer et de conserver jalousement. Le texte était de Justin Lhérisson, la musique de Nicolas Geffrard.

   Nord Alexis    Justin Lhérisson    Nicolas Geffrard
(1810-1920)       (1872-1907          (1871-1930)
Et il n’a pas fait que cela, le général-président. Il a réalisé également le procès de la Consolidation, qui est une référence incontournable quand on parle de blanchiment d’argent,  de détournements de fonds publics, d’éradication de la corruption au pays. Il a également créé plusieurs écoles, dont le lycée de Jérémie, qui a été rebaptisé Lycée François Duvalier en 1963 pour redevenir le  Lycée Nord Alexis en 1986 après la chute du régime.

Dr Rosalvo Bobo
(1874 - 1929)
Il est intéressant de rappeler qu’au moment où ce petit-fils d’Henri Christophe se préparait à célébrer dans le faste le premier centenaire de l’Indépendance, le Dr Rosalvo Bobo, lui-même issu de la noblesse de Faustin 1er et grand musicien, invitait plutôt la nation à la réflexion et à la méditation. Devant la mauvaise gestion des affaires publiques au cours de nos 99 ans d’histoire et les menaces d’occupations étrangères qui pesaient sur nos têtes, le Dr Bobo invitait les Haïtiens, en novembre 1903, à s’asseoir pour réfléchir sur leur présent et sur leur avenir de peuple et pour se fixer des objectifs dignes d’une nation libre. Il les encourageait surtout à se mettre au travail pour pouvoir célébrer dans la dignité et la prospérité le deuxième centenaire qui serait celui de 2004. On connaît la suite.

Les occupations, déclarées et non déclarées, que nous avons connues depuis, ainsi que la catastrophe du 1er janvier 2004 aux Gonaïves sont là pour nous rappeler la clairvoyance de l’illustre nationaliste et du martyr qu’a été le Dr Bobo (lire Les cent-jours de Rosalvo Bobo ou Une mise à mort politique de Roger Gaillard). Ces gifles à notre fierté de peuple libre soulignent aussi l’inanité d’un hymne national quand il est chanté seulement du bout des lèvres et en l’absence d’un civisme inculqué à l’école et à la maison.

Avant de terminer ce survol de l’histoire de La Dessalinienne, il y a lieu de souligner ici qu’avant son adoption  comme hymne national, plusieurs autres chants patriotiques ont joué ce rôle. L’un des premiers a été « La Marseillaise », introduite  à Saint-Domingue dans les années 1790 comme chant révolutionnaire et que les soldats prirent l’habitude de chanter quand ils défilaient ou luttaient sous les ordres de Toussaint Louverture, de Dessalines, etc. Un tournant décisif sera franchi avec la création de l’Armée indigène, l’adoption du bicolore au Congrès de l’Arcahaïe, en mai 1803, et l’adoption de « Grenadiers à l’assaut » comme principal chant de ralliement et de guerre. Thomas Madiou rapporte que, dans presque toutes les batailles livrées contre l’armée expéditionnaire en 1803, les soldats des deux camps portèrent le même drapeau, le tricolore, et entonnèrent  le même chant, La Marseillaise. L’histoire rapporte aussi que, même durant la marche triomphale de Sylvain Salnave sur Port-au-Prince en juin 1867, ses partisans enflammés entonnaient La Marseillaise et d’autres chants patriotiques.

Dans un désir de doter le pays d’un hymne national à la fin du 19e siècle, les poètes Robert Geffrard (1860-1894) et  Oswald Durand (1840-1906)  composèrent respectivement  les sublimes poèmes « 1804 » et  « Quand nos aïeux brisèrent leurs entraves». Le premier texte a été mis en musique par l’auteur lui-même en 1890, le second, en 1893 par Occide Jeanty ( de son vrai nom Occilius Jeanty). Dix années plus tard, La Dessalinienne les éclipsait pour devenir officiellement notre chant national. Quant au chef d’œuvre conjoint Durand- Jeanty il deviendra l’hymne présidentiel à la fin de l’occupation américaine. À noter que la proposition du chant « 1804 » avait été rejeté par le président Florvil Hyppolite qui en trouvait les strophes trop violentes ( Histoire de la musique en Haïti, Constantin Dumervé, p. 122),

De son côté, « Grenadiers à l’assaut », que l’on chantait déjà à Vertières et qui n’a jamais bénéficié d’un statut officiel, demeure un chant très populaire et très appropriés aux combats politiques.  Il a fait l’objet d’une adaptation magistrale du musicien américain Louis Moreau Gottschalt, « Le bananier, chanson nègre », qu’on peut écouter sur Youtube et qui a été reprise par d’excellents pianistes.
Qu’y a-t-il de tellement sacré dans cette chanson et pourquoi faut-il la vénérer et la préserver à tout prix?
On a souvent entendu, en particulier dans les écoles congréganistes de l’ancien clergé breton, que La Dessalinienne tenait plus des hymnes de guerre que des chants patriotiques et qu’il y avait même lieu de remplacer le « Dans nos rangs point de traîtres » par une consigne moins belliqueuse, mais plus humaniste et plus inclusive. Ce type de remarques repose sur l’hypothèse que le texte faisait allusion à la France et aux guerres gagnées par l’Armée indigène sur le corps expéditionnaire de Napoléon. Il y a là une double fausseté : Haïti avait racheté son indépendance avec l’ordonnance de Charles X depuis 1822 et indemnisé les anciens propriétaires d’esclaves. Elle n’était donc plus en guerre avec la France. Mais elle était  en guerre avec les puissances colonialistes et impérialistes du monde entier, dont elle menaçait l’hégémonie, ce qui était encore plus grave.

Écrite dans un style qui rappelle beaucoup le discours farouchement nationaliste de Boisrond Tonnerre, La Dessalinienne  porte la marque des circonstances dans  lesquelles elle a été créée, ainsi que celle des humiliations infligées à Haïti au cours des décennies précédentes, soit en 1872, en 1897 et en 1902.

La remise de l'ultimatum allemand au gouvernement
Sam durant l'affaire Lüders en 1872.
                          
La première de ces humiliations avait eu lieu sous le gouvernement de Nissage Saget qui capitula devant les menaces de deux frégates allemandes exigeant  le versement d’une somme de 15 000  dollars à deux commerçants allemands dont les biens avaient été saccagés sous Salnave et Geffrard. La deuxième humiliation nous avait été infligée sous Tirésias Simon Sam dans le cadre de l’affaire Lüders, du nom d’un ressortissant allemand condamné par la justice haïtienne pour voies de fait sur la personne d’un agent de police. Malgré son bon droit, le gouvernement dut se plier à l’ultimatum  de deux  canonnières allemandes qui lui réclamèrent le paiement d’une indemnité de 20 000 dollars, une lettre d’excuses au gouvernement de Berlin, un salut de 21 coups de canon au drapeau allemand. L’ultimatum était assorti d’un délai de 4 heures seulement accordé au gouvernement pour faire connaître sa décision.  À l’expiration du délai, un drapeau blanc était hissé au mât du palais présidentiel. 

       Anténor Firmin          Amiral Hammerton Killick
(1850 - 1911)                      (1856 - 1902)
La troisième agression s’était produite dans la rade des Gonaïves sous le gouvernement provisoire qui prit la relève du gouvernement Sam.  Il s’agissait en fait d’une tentative d’arraisonnement de l’aviso de guerre Crète à Pierrot par une canonnière allemande agissant à la demande du gouvernement haïtien pour faire échec aux troupes fidèles à Anténor Firmin. Le sacrifice de l’amiral Killick qui, au lieu de se rendre ce 6 septembre 1902,  s’enveloppa du drapeau national et feu sur la poudrière de son navire, enflammait encore les esprits au moment du concours de La Dessalinienne. 

Au vu des considérations précédentes, on comprend aisément que  La Dessalinienne ne soit pas un chant ordinaire  qu’on peut se permettre de tourner en dérision quand on veut et comme on veut. C’est au contraire un hymne qui doit être vénéré, respecté et honoré continuellement.
Notre perception du problème
Nous comprenons parfaitement l’indignation provoquée au pays et dans la diaspora par le spectacle carrément burlesque de l’envoi du drapeau brésilien au son de La Dessalinienne  par un groupe de concitoyens fort mal avisés. Cette grossièreté inqualifiable, faite la semaine dernière dans un lieu non identifié et diffusée partout dans le monde, nous invite à une profonde réflexion pour essayer calmement, mais fermement, de la comprendre et de l’expliquer. Les choses vont décidément trop loin et semblent même s’approcher du point de non-retour.
Une première tentative d’explication

Parmi les raisons qui semblent expliquer cet acte pour le moins irréfléchi, il y a, outre la soif de  minutes de célébrité gratuite garanties par Youtube et Whatsap, une méconnaissance ou une ignorance grave de l’histoire du pays chez les acteurs de ce spectacle de mauvais goût; un mépris de nos valeurs traditionnelles; une incompréhension profonde du texte de l’hymne national. Nous n’avons pas de données susceptibles de nous renseigner sur les véritables intentions de ces passionnés du ballon rond et de ces admirateurs aveugles de la sélection nationale du Brésil. Nous voulons seulement croire qu’ils ont posé ce geste insensé sans trop réfléchir et en se  réfugiant dans le défoulement et la folie passagère de la Coupe du monde. Ils sont d’ailleurs loin d’être les seuls!  
Quelques considérations économiques, politiques et culturelles
Occide Jeanty (1860 - 1936 )
Compte tenu de la misère dans laquelle croupit le peuple haïtien, le loisir devrait, dans notre échelle de valeurs, occuper une place secondaire dans les priorités de tout gouvernement moindrement soucieux de ses responsabilités. Loin derrière l’éducation, la santé, l’investissement dans la production, Si les actuels dirigeants croient nécessaire de consacrer des millions à l’achat de téléviseurs dans le seul but d’anesthésier la population pendant quelques semaines et que cela passe comme une lettre à la poste, comment peut-on attendre un comportement  rationnel d’une population peu instruite et fanatisée par les matches de foot, seuls spectacles dignes de ce nom qu'on met à sa portée?

Lina Mathon Blanchet
(1902 - 1993)
Les budgets faramineux et l'énergie énorme consacrés chaque année au carnaval et au rara sont des pertes sèches que peu de gens ont le courage de dénoncer. En outre, le carnaval, les « mascarons » et surtout le rara sont en train de perdre lentement, mais sûrement, leurs dimensions culturelles traditionnelles pour devenir des divertissements insipides et des occasions de détournement des fonds publics. Nous pensons qu’il serait de loin préférable d’investir les sommes élevées qui y sont consacrées dans un type de festivités populaires plus dignes et plus conformes aux valeurs traditionnelles de la nation haïtienne. Pris dans la souricière d’un quotidien sans issue, le bon  peuple d’Haïti n’a malheureusement que très peu de choix : s’adonner, le ventre vide, aux anciens « ludi », ces jeux du cirque qui faisaient les délices des Romains du temps de Néron; s’expatrier en masse sous le regard indifférent de ses élites; mourir de faim et de désespoir dans l’ennui! 

Nos dirigeants ont bien compris qu’ils doivent détourner périodiquement l’attention de la population des misères du quotidien pour réduire les risques d’une explosion sociale dans les milieux défavorisés ou dans les zones de non-droit comme Grande Ravine, Cité de Dieu, Sous Dalles, etc. Dans ce contexte, le mouvement politique Konekte, qui préconise une alliance entre les quartiers défavorisés de Port-au-Prince et qui  faisait récemment les manchettes à Matin Débats, n’a rien de rassurant pour les défenseurs du statu quo.

Micheline Laudun Denis (1929) - 
Si nous comprenons le comportement irréfléchi des compatriotes qui ont choisi de vénérer « La Seleção » au son de La Dessalinienne, nous devons craindre que ces admirateurs du Brésil ou de l’Argentine n’aillent un jour jusqu’à hisser notre bicolore en entonnant l’ Hino Nacional Brasileiro ou de l’Himno Nacional Argentino. Cette souillure n’aurait d’égale que les humiliations des affaires Batsch, Lüders et Killick mentionnées précédemment.  On notera, pour clore cette section, que c’est  l’affaire Lüders qui a inspiré à Occide Jeanty le joyau musical justement intitulé « Les vautours du 6 décembre ». 

DEUXIÈME PARTIE
L’apport de la musique dans la formation de l’âme nationale

Ludovic Lamothe
(1882 - 1953 )
La seule mention du nom d’Occide Jeanty nous amène à souligner que seule une infime minorité de notre jeunesse, sans repères et  abandonnée à elle-même, est consciente de la valeur de symbole de notre bicolore, du sens profond de « La Dessalinienne ». Il faut dire à sa décharge qu’on ne lui a pas inculqué l’admiration ni le respect que méritent les auteurs, compositeurs et interprètes qui ont contribué à la formation de l’âme nationale. Des musiciens hors pair comme Occide Jeanty, Justin Elie, Ludovic Lamothe, Théramène Ménès, Sara Schomberg Bobo (la femme du Dr Rosalvo Bobo), Carmen Brouard, Augustin Bruno, pour ne citer que ceux-là, sont complètement inconnus des moins de 50 ans. Or, Dieu seul sait combien de  piètres et de grossiers personnages notre pays a déifiés depuis la fin de « La Belle Époque (1946-1956).
Micheline Laudun Denis à l'oeuvre...

Nous ne sous-estimons la contribution d’aucun musicien, ni dans le registre classique ni dans le populaire. Qu’il s’agisse, dans la première catégorie, de personnalités comme Othello Bayard,

Franck Lassègue, Valério Canez, Jules Héraux, Carmen Brouard, Frantz Casséus, Micheline Laudun Denis ou Lina Mathon-Blanchet et, dans la seconde, d’interprètes-compositeurs comme Guy Durosier, Raoul Guillaume, Gérard Dupervil, Ernest Lamy, Michel Desgrottes, Nemours Jean-Baptiste ou Webert Sicot, nous sommes en présence de noms qui sonnent fort et dont personne ne doute des compétences. 

Justin Élie
(1883 - 1931 )
Mais si l’on demande à des gens qui connaissent la musique et l’histoire multiséculaire de la musique haïtienne et sont dépourvus de tout esprit de fanatisme quel  musicien mériterait d’avoir une statue sur une place publique de la Capitale ou d’une grande ville de province, il y a de bonnes chances qu’ils répondent Occide Jeanty, qui a fait chez nous ce que Chopin a fait en Pologne et Béla Bartók, en Hongrie. Il se pourrait également que d’autres mentionnent  aussi le nom de Nicolas Geffrard, l’auteur de la partition musicale de La Dessalinienne. Ces deux auteurs, nationalistes jusqu’à la moelle, auraient d’autant plus mérité cet honneur qu’ils ont excellé également dans la musique populaire. En témoignent les merveilleux  « zizipan »,  « polkas créoles » et les « mereng demonte moulen » que nous a laissés Occide Jeanty. Ces genres allaient plus tard inspirer des compositeurs comme Augustin Bruno, Luc Jean-Baptiste, Ipharès Blain, Charles Paul Ménard, etc.

Carmen Brouard               Frantz Casséus            Guy Durosier
    (1909 - 2005 )                 (1915 - 1993)              (1931 - 1999)


Nous avons immortalisé des artistes vulgaires et misogynes, tandis que les noms de gloires nationales comme Lumane Casimir, Matha Jean-Claude, Ti Roro, Frantz Casséus, Antalcidas Murat, Werner Jaegerhuber, Lina Mathon Blanchet, Emerante de Pradines Morse,  etc., qui ont tellement travaillé pour la promotion de la culture haïtienne, ont disparu de la mémoire collective. Rien de surprenant donc qu’à 72 heures d’intervalle, notre hymne national ait été profané trois fois la semaine dernière. Cela nous fait penser à cette devise d’un journal haïtien: « Lè pa gen gid, pèp la gaye ». Et la Bible de nous dire mieux dans le livre d’Osée : « Mon peuple périt faute de connaissances. » 

Une deuxième tentative d’explication
Les raisons pour lesquelles les jeunes du pays affichent depuis un certain temps un mépris total pour les choses de l'esprit sont nombreuses et assez faciles à cerner. Certes, l’instinct de la facilité, tout comme la loi du moindre effort, a toujours existé,  mais l’argent facile, les diplômes au rabais et les raccourcis qui mènent à la réussite économique et à la reconnaissance sociale sont des réalités relativement récentes dans notre société. Il suffit d’entendre prononcer le slogan « Nou pa egare » pour savoir à quelle enseigne loge votre interlocuteur.  Plus besoin de s’armer d’un laborieux bagage intellectuel, de potasser  un tas de manuels d’économie, d’histoire, d’ethnologie, d'anthropologie culturelle, de sociologie pour réussir dans la vie.

Inutile aussi de passer des soirées entières à étudier sous les lampadaires ou de passer ses fins de semaine à la bibliothèque de la Faculté. « Nou pas egare! »! Et, de nos jours, les réseaux sociaux, surtout « Facebook », ont métamorphosé Bouki en héros national, en professeur. N’importe qui s’exprime avec autorité sur la culture haïtienne et il ou elle trouvera toujours malheureusement un auditoire attentif ou complaisant. Au moment où l’on s’y attendra le moins, on entendra un excentrique habillé à la fine pointe d’une mode d’un goût douteux mettre fin à une discussion en disant « Nou pa egare! »

  Pradel Pompilus                 Marcel Gilbert         Max Chancy
    (1914 - 2000)                 (1926 - 2001)          1928 - 2002)
En outre, nous vivons une époque dominée par un laisser-aller dangereux. Il y a trois ou quatre décennies, ceux et celles qui parlaient de la culture haïtienne dans nos stations de radio et qui prononçaient des conférences sur ce sujet à l’Institut Français, dans nos lycées ou ailleurs, s’appelaient Pradel Pompilus, Lamartinière Honorat, René Piquion, Ulysse Pierre-Louis, Franckétienne, Hubert de Ronceray, etc. Dans nos journaux, on se régalait des écrits de Gérald Merceron, de Webert Lahens, de Carlo Désinor, de Wilhem Roméus, etc. Longtemps avant ces derniers, ceux qui dissertaient sur ce sujet délicat s’appelaient Jean Price Mars, Louis Mars, Lorimer Denis, Mme Suzanne Comhaire-Sylvain, Leslie Manigat, Marcel Gilbert, Max Chancy, Jean Brierre, René Depestre, Mme Yvonne Hakim-Rimpel, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, Émile Roumer, etc.

Les choses ont changé en un clin d’œil! De nos jours, qui est-ce qui contribue à la formation de la jeunesse? Des gens qui sont loin d’être à la hauteur de cette tâche combien importante et délicate. Il suffit que l’un d’eux soit l’ami d'un haut placé qui le couvre de dollars, le fait  « sucer un os », le place sous la mamelle, presque sèche, de la vache. Mais, on oublie qu’« à vouloir traire une mamelle sèche, on obtient souvent un coup de sabot en plein visage ». 

Retour sur la profanation de La Dessalinienne
Haïtiens entonnant la Dessali
nienne pendant l'envoi du dra
peau du Brésil.                     
Autrefois, les parents interdisaient aux enfants de s’amuser à chanter « Soulye peyi chire chosèt/ Machann diri, machann diri »,  cette pittoresque et innocente déformation des vers « Pour le pays, pour les ancêtres/ Marchons-unis, marchons unis » de ce beau poème de Justin Lhérisson. Nos professeurs nous encourageaient à maitriser les notions de civisme enseignées dans le cours d’instruction civique et morale. L’envoi des couleurs chaque matin dans nos écoles inspirait l’amour et le respect de notre drapeau et de notre chant national. Tous ceux et celles  qui ont fait leurs études primaires avant les années 1980 connaissent encore par cœur  les cinq versets de La Dessalinienne. Cela a été assez facile, car, chaque jour, à la montée du drapeau, il fallait en chanter un.

À cette étape de notre réflexion, il y a lieu de rappeler un phénomène qu’ont bien connu les gens qui ont vécu en Haïti sous François Duvalier. Quand, pour impressionner les Américains, ce dernier a commencé à exploiter le symbole du drapeau et les fêtes nationales, il a fait un tort immense à la conscience nationale. Jusqu’au milieu des années 1950, les Haïtiens arboraient spontanément les couleurs nationales à l’occasion de ces fêtes et ils participaient dans la joie à toutes les manifestations populaires. On l’a vu à l’époque du bicentenaire de Port-au-Prince sous Estimé et jusqu’au renversement de Paul Magloire en 1956.

Il y a une quinzaine de jours, le psychothérapeute Georges Bossous, Jr. racontait à l’un de nous comment, vers le début des années 1980, ses camarades et lui, dans leur Limbé natal, se rendaient tous les après-midis à la caserne de la ville pour assister à la descente du drapeau, au son de  La Dessalinienne! Voilà que moins de quatre décennies plus tard, ce chant sacré est utilisé à des fins nettement antinationales! 

Loin de nous l’idée  que les gens de notre génération soient de plus ardents patriotes que les jeunes d’aujourd’hui. Par instinct et par conviction, l’Haïtien, toutes  générations confondues, qu’il se trouve au pays ou à l’étranger, est un fol amoureux de sa terre natale. Tout simplement, nous avons bénéficié, jusque dans les années 1970, grâce à nos anciens professeurs, de la connaissance de certains aspects de notre histoire et de notre culture. Ceux-ci nous auraient interdit de hisser un drapeau étranger, fût-il brésilien, au son de notre chant national. Même dans les moments d’effervescence extrême!

Nous avons toujours été un peuple très hospitalier. Par exemple, en février 1971, nous accueillions royalement les joueurs de l’équipe brésilienne « Santos Futebol Clube » qui venait  se mesurer à notre onze national. C’était le délire! En quittant le pays le 19 février 1971, le roi Pelé avait déclaré: « J’ai beaucoup voyagé à travers le monde, mais j’ai rarement vu un peuple aussi chaleureux, aussi sympathique que l’Haïtien… Je suis un nouveau fils d’Haïti… Je pars en laissant une moitié de mon cœur ici… » (Le Nouveau Monde, vendredi  20 février 1971, page 1). Dans nos écoles, on en parlait, on était fous de joie. Mais on n’aurait jamais pensé à hisser le drapeau brésilien en entonnant  « La  Dessalinienne ».

Eddy Cavé et Hakime Altiné appuyant la sélection na
tionale haïtienne de football à Munich en 1974 durant
le match mémorable (
Haïti-Italie                        
Nous pouvons prendre également comme exemples les joueurs de l’équipe nationale de Trinidad-Tobago. Le 14 décembre 1973, dans le cadre du championnat de la CONCACAF 1973 organisé en Haïti, cette équipe bat celle du Mexique sur le score de 4 à 0. Cette victoire garantit alors la participation de notre pays à la Coupe du Monde de Football 1974 qui se tiendra en Allemagne de l’Ouest. C’est l’explosion de joie à travers la République! À la Capitale, « Mini Minuit du Bel Air », « Le Peuple s’amuse » et d’autres bandes à pied gagnent les rues. Dans la première, les fêtards manifestent leur joie en brandissant notre bicolore d’alors et en entonnant des morceaux populaires du pays. Le seul refrain dans lequel était cité le nom d’un étranger était: « Archibal O! Gade sa ou fè Meksik O! Kat a zewo O! Kat a zewo sa-a ap mennen pitit Desalin yo Minik! Warren Archibal toup pou yo! » Nous n’avions ni chanté « The Love of Liberty », l’hymne national de Trinidad-Tobago, ni hissé le drapeau de ce pays frère! Donc, par où sommes-nous passés pour tomber si bas?

Notre ami l’économiste et historien Leslie Péan a apporté un premier élément de réponse à cette question dans un ouvrage à paraître intitulé Essais sur le blocage du développement en Haïti. S’inspirant des théories exposées par le philosophe canadien Alain Deneault dans La médiocratie, Leslie Péan s’insurge contre les populismes de gauche et de droite qui ont parachevé en Haïti l’institution de la bêtise et de la médiocrité commencée avec le régime des Duvalier. «  Nous assistons, écrit-il, aux conséquences néfastes, aujourd’hui et pour l’avenir, d’une posture qui consiste à refuser de stigmatiser la bêtise. Avec réserves et retenues, nous avons passé sous silence les manipulations de la médiocrité à un tel point qu’il faut maintenant se demander si une modification du comportement populiste est encore possible. » 

En guise de conclusion
Outre la formation dispensée dans les bonnes écoles du monde entier, la jeunesse du pays a grandement besoin de cours sur l’histoire du pays, ses musiques, ses danses, sa peinture, sa sculpture, etc. Mais cela doit être fait par des gens qui maîtrisent le sujet et leur métier d’enseignant, en plus d’être convaincus de l’importance du savoir dans le vivre ensemble. Il ne servirait à rien de laisser une tâche si importante à des professeurs improvisés ou motivés par des considérations autres que le bien commun et l’amour de la patrie.

Il y a péril en la demeure, et nous ne le savons que trop bien! En aucun cas, nous ne saurions prétendre que les choses vont bien. Si personne ne dénonce la corruption et la médiocrité, ce sera encore pire dans les prochaines décennies. Il est temps que nous tous, au nom de nos Aïeux, fassions le nécessaire pour empêcher de  nouvelles profanations de La Dessalinienne . Tous ensemble, comme nous l’avait si justement suggéré Dr Clément Lanier, « nous devons honorer la mémoire de Justin Lhérisson dont le patriotisme fervent a su trouver les paroles en qui s’incarne l’âme nationale et celle de Nicolas Geffrard dont l’inspiration musicale par des accents appropriés s’est intimement liée à ces paroles. »

Auteurs : Eddy Cavé, Louis Carl Saint-Jean
Illustrations : HCC

      Eddy Cavé,       Louis Carl Saint Jean
         Ottawa               New York


Ottawa/New York, le 3 juillet 2018