Séance de lecture de l’Authors Network & Distributors, 9 mars 2025
Par
Eddy Cavé
Il
y a environ une semaine, mon ami Hervé Fanini-Lemoine m’invitait, au nom du
club haïtien international de lecture, à
prononcer quelques mots à la mémoire de trois anciens piliers de notre communauté disparus au cours des trois
derniers mois : Gérard Férère, Max Manigat et Franck Étienne. C’est naturellement de gaieté de cœur que
j’ai accepté l’invitation et que je me m’acquitte aujourd’hui de cette mission.
Mes déformations de mémorialiste aidant, je ferai surtout appel aux souvenirs de
mes rapports personnels avec chacun d’eux pour contribuer à préserver leur
mémoire.
Gérard Férère |
Nouvellement arrivé du Venezuela où
il avait étudié la marine militaire, Gérard était déjà une personnalité hors du
commun. D’une extraordinaire ouverture d’esprit envers les jeunes, il nous
faisait visiter son bateau à ses heures perdues et il semblait adorer à la fois
la mer et sa mission de surveillance des côtes d’Haïti. Je l’ai par la suite
perdu de vue et je ne l’ai retrouvé que 30 ans plus tard, recyclé dans la
linguistique et l’enseignement universitaire à Philadelphie.
Quelle
ne fut pas ma surprise, pour ne pas dire ma déception, quand, en le visitant à Boca
Raton en 2003, peu de temps après sa retraite, j’ai observé que, contrairement
à la plupart de ses voisins, il n’avait pas un yatch dans sa cour. Il me fit ce jour-là une confidence
surprenante : « Eddy, la marine n’a jamais été pour moi rien de plus qu’un
métier… Pour moi, la mer, c’était la fréquentation quotidienne du danger et des
risques de naufrage, l’immersion constante dans la solitude de l’océan, les nuits
sans étoiles où souffle trop souvent ce vent violent que les gens de la côte appellent
le nordé… Tout cela pendant que mes amis se la coulaient douce à Cabane
Choucoune ou dans les bars animés du Port-au-Prince by night »
Nous
avons causé des heures ce jour-là pendant que Nancy, son épouse, arrosait les
plantes et nous préparait un copieux repas. Nous avons parlé, pêle-mêle,
littérature, enseignement des langues, combats politiques, patriotisme et
absence de patriotisme, armée d’Haïti. Nous avons également évoqué avec une
évidente tristesse ses journées d’angoisse à la prison de Fort Dimanche et les
massacres perpétrés en 1964 dans le cadre de la présidence à vie.
Parmi
les bambins qui l’accablaient de questions à Jérémie, il y en avait un dont les
yeux pétillants d’intelligence et le sourire énigmatique étaient restés gravés
dans sa mémoire. C’était Marcel Numa, qui avait alors 10 ou 11 ans, et que Gérard allait reconnaître, dix ans plus
tard, attaché à un poteau face à un peloton d’exécution et attendant la mort avec
un compagnon rebelle du nom de Milou Drouin. François Duvalier avait supervisé en
personne cette exécution publique qui a traumatisé des centaines d’élèves
emmenés de force à l’entrée du cimetière
de Port-au-Prince pour assister à ce spectacle macabre. L’évocation de cette scène me troubla
profondément, ainsi que les deux amis qui m’accompagnaient, Cécil Philantrope et Harry Loiseau.
Nous
nous sommes séparés par la suite pour ne plus nous revoir, mais nous n’avons
jamais cessé de nous parler au téléphone…
Je
salue en Gérard Férère un grand citoyen. Un patriote comme ce pays en produit
peu de nos jours. Un marin formé dans l’affrontement des mers démontées et qui a retrouvé la terre
ferme dans la joie et la sérénité. Un survivant, aussi, des prisons de Duvalier
qui n’a jamais cessé de rêver d’une Haïti d’où la tentation et la pratique du pouvoir
absolu auraient disparu à tout jamais.
Que
son âme repose en paix!
Max Manigat |
Détail
pittoresque. Bien qu’il ait passé la plus grande partie de sa vie active en
dehors du Cap et à l’étranger, Max n’a jamais perdu l’intonation et l’accent
capois, et les mauvaises langues de son entourage prétendent qu’il les a même cultivés
avec une certaine coquetterie.
Au chapitre de la préservation de la
mémoire régionale, Max Manigat a fait, après Marc Péan, et, sur une échelle
beaucoup plus petite il est vrai, un travail de pionnier comparable à celui que
Georges Corvington a réalisé avec les sept tomes de Port-au-Prince au fils des ans. Vu sous cet
angle, Voix capoises de la diaspora, dont il a coordonné la rédaction et dirigé
la publication en 2007, apparaît comme une sorte de point de départ de ce que
j’appellerais une littérature régionale d’Haïti. Je mets dans cette catégorie les
livres de Georges Condé sur Les Cayes; de Gesler Jean-Gilles sur Jean-Rabel; d’Alain
Turnier sur Jacmel, de Lemarec Destin sur Saint-Marc; d’Alain Louis Hall sur la presqu’île du
Sud. Les trois livres que j’ai écrits
sur Jérémie appartiendraient à ce courant. Comme Georges Corvington a eu à me
le dire peu de temps avant sa mort, ces livres montrent qu’« il se passait
des choses dans les villes de province
et que Port-au-Prince n’était pas Haïti ».
Adieu,
cher Max. Tu as bien mérité de la Patrie. Que la terre te soit douce et légère!
Le dernier et non le moindre, Franck Étienne
Frank Etienne |
J’ai
eu le bonheur d’assister en 1978 à la 16e représentation de Pèlin Tèt au
Rex Théâtre et c’était la première et la seule fois de ma vie que je voyais une
telle symbiose entre un auteur et son public, entre les acteurs et les
spectateurs d’une pièce de théâtre. Des rangées complètes de spectateurs applaudissant
à tout casser ou reprenant en chœur des tirades qu’ils connaissaient déjà. Bref,
un vrai délire !
Après
la 32e représentation, la dictature déclarait que la plaisanterie avait
trop duré et sifflait la fin de la récréation… L’histoire d’amour de Franck avec
son public s’est, par la suite, poursuivie jusqu’à son décès. Avec seulement une
courte éclipse, lors de son passage à la tête du ministère de la Culture, sous le
gouvernement de Lesly Manigat. Ce péché véniel pardonné, il retrouva
l’absolution.
À
la fin de février dernier, toutes les couches de la société ont pleuré son départ :
des plus puissants personnages politiques et des plus riches hommes d’affaires jusqu’aux
plus humbles cireurs de chaussures et marchands ambulants. Tout le monde a
pleuré la disparition de ce géant au visage unique, au rire tonitruant, à la
voix imposante et au regard dominateur.
Les
seuls bémols sont venus ces derniers jours de ceux qu’agaçaient à bon droit sa
suffisance habituelle, son assurance tapageuse, son inspiration intarissable et
son égo démesuré de mégalomane déclaré.
Frank,
tu vivras éternellement dans nos cœurs. En quittant ce monde en cette triste
journée du 20 février, tu as seulement changé de planète pour entrer dans le
cœur des vivants. Puisque nous sommes déjà dans les clichés, terminons avec
Jean Cocteau qui a écrit que « le vrai tombeau des morts est le cœur des
vivants ».
Là,
mon cher Franck, dans le cœur des vivants », tu seras en bonne compagnie
avec toutes celles et ceux que tu as aimés durant ta longue et riche
carrière de touche-à-tout de génie : les créateurs du spiralisme dont tu
étais le seul survivants; les comédiens et autres artistes avec lesquels tu as électrisé
des salles entières; la multitude d’élèves et de professeurs que tu as formés
et façonnés. Bref, l’ensemble du petit monde de la culture, de la pensée et de
l’art haïtiens qui t’a mis au monde et que tu as aidé à transformer. L’ensemble
aussi de toutes les formes du
militantisme dans ce pays qui se meurt, faute de bras pour porter les projets
grandioses que tu as conçus pour nous tous.
En
ce qui concerne la préservation de ce riche patrimoine, pas de soucis : Marie-Andrée,
Stéphane et Rudolph s’en chargent déjà…Vas
en paix. À toi la Patrie reconnaissante !
*****
ADDENDUM
Anthony Phelps |
Outre le
prix international de poésie Gatien-Lapointe – Jaime-Sabines, Anthony
Phelps a obtenu deux fois le prestigieux prix Casa de las Americas décerné
chaque année par l’organisme cubain du même nom. En 2017, l’Académie française lui
décernait le grand prix de poésie pour l’ensemble de son œuvre.
En
dépit de la beauté de la poésie d’Anthony Phelps et de l’énorme succès qu’elle
a connu au fil des décennies, c’est par la manière de déclamer que cet
excellent diseur a le plus influencé les
milieux littéraires de son pays. Écoutez attentivement déclamer n’importe quel
bon poète ou comédien haïtien, vous me direz si, à un moment ou à un autre,
vous n’avez pas cru entendre Anthony Phelps. Dans un grand nombre de cas, la
seule différence réside dans le timbre de la voix.
Adieu,
poète, sache que tu n’as pas semé sur une terre ingrate !
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