Discours d'Etzer Vilaire à la mémoire des héros de l'Indépendance, de Charlemagne Péralte... 

Monday, March 17, 2025

Hommage aux trois auteurs disparus ces derniers mois

 Séance de lecture de l’Authors Network & Distributors, 9 mars 2025


Par Eddy Cavé

Il y a environ une semaine, mon ami Hervé Fanini-Lemoine m’invitait, au nom du club haïtien  international de lecture, à prononcer quelques mots  à la mémoire de trois anciens piliers de notre communauté disparus au cours des trois derniers mois : Gérard Férère, Max Manigat et Franck Étienne.  C’est naturellement de gaieté de cœur que j’ai accepté l’invitation et que je me m’acquitte aujourd’hui de cette mission. Mes déformations de mémorialiste aidant, je ferai surtout appel aux souvenirs de mes rapports personnels avec chacun d’eux pour contribuer à préserver leur mémoire.

Gérard Férère

Je commencerai par Gérard Férère que j’ai connu durant mon adolescence, pendant qu’il était jeune lieutenant de bord d’une vedette des Garde-Côtes d’Haïti, le GC 9. Envoyé en mission de secours à Jérémie après le passage du cyclone Hazel en 1954, Gérard passa une bonne partie de son temps dans le port de la ville, et c’est dans ces circonstances que je l’ai connu.

Nouvellement arrivé du Venezuela où il avait étudié la marine militaire, Gérard était déjà une personnalité hors du commun. D’une extraordinaire ouverture d’esprit envers les jeunes, il nous faisait visiter son bateau à ses heures perdues et il semblait adorer à la fois la mer et sa mission de surveillance des côtes d’Haïti. Je l’ai par la suite perdu de vue et je ne l’ai retrouvé que 30 ans plus tard, recyclé dans la linguistique et l’enseignement universitaire à Philadelphie.

Quelle ne fut pas ma surprise, pour ne pas dire ma déception, quand, en le visitant à Boca Raton en 2003, peu de temps après sa retraite, j’ai observé que, contrairement à la plupart de ses voisins, il n’avait pas un yatch dans sa cour.  Il me fit ce jour-là une confidence surprenante : « Eddy, la marine n’a jamais été pour moi rien de plus qu’un métier… Pour moi, la mer, c’était la fréquentation quotidienne du danger et des risques de naufrage, l’immersion constante dans la solitude de l’océan, les nuits sans étoiles où souffle trop souvent ce vent violent que les gens de la côte appellent le nordé… Tout cela pendant que mes amis se la coulaient douce à Cabane Choucoune ou dans les bars animés du Port-au-Prince by night »

Nous avons causé des heures ce jour-là pendant que Nancy, son épouse, arrosait les plantes et nous préparait un copieux repas. Nous avons parlé, pêle-mêle, littérature, enseignement des langues, combats politiques, patriotisme et absence de patriotisme, armée d’Haïti. Nous avons également évoqué avec une évidente tristesse ses journées d’angoisse à la prison de Fort Dimanche et les massacres perpétrés en 1964 dans le cadre de la présidence à vie.

Parmi les bambins qui l’accablaient de questions à Jérémie, il y en avait un dont les yeux pétillants d’intelligence et le sourire énigmatique étaient restés gravés dans sa mémoire. C’était Marcel Numa, qui avait alors 10 ou 11 ans,  et que Gérard allait reconnaître, dix ans plus tard, attaché à un poteau face à un peloton d’exécution et attendant la mort avec un compagnon rebelle du nom de Milou Drouin. François Duvalier avait supervisé en personne cette exécution publique qui a traumatisé des centaines d’élèves emmenés de force à  l’entrée du cimetière de Port-au-Prince pour assister à ce spectacle macabre.  L’évocation de cette scène me troubla profondément, ainsi que les deux amis qui m’accompagnaient,  Cécil Philantrope et Harry Loiseau.

Nous nous sommes séparés par la suite pour ne plus nous revoir, mais nous n’avons jamais cessé de nous parler au téléphone…

Je salue en Gérard Férère un grand citoyen. Un patriote comme ce pays en produit peu de nos jours. Un marin formé dans l’affrontement des  mers démontées et qui a retrouvé la terre ferme dans la joie et la sérénité. Un survivant, aussi, des prisons de Duvalier qui n’a jamais cessé de rêver d’une Haïti d’où la tentation et la pratique du pouvoir absolu auraient disparu à tout jamais.

Que son âme repose en paix!

Max Manigat

Max Manigat est celui des trois auteurs que j’ai le moins bien connu et le moins pratiqué. Écrivain aux multiples talents, Max a laissé surtout le souvenir d’un intellectuel de combat qui ne s’est jamais contenté de penser, d’écrire et de publier. Outre sa contribution impressionnante à l’enrichissement de la culture et de la littérature haïtiennes, il a participé activement aux divers  combats menés  pour le rétablissement de la démocratie en Haïti avant et après 1986, pour la préservation de la mémoire, pour la promotion du créole au rang de langue officielle, ainsi que pour  le progrès économique et social en Haïti. Il a été en outre membre fondateur de l’Académie du créole haïtien et laissé un héritage considérable dans les domaines de la linguistique, l’enseignement, la vulgarisation et la promotion du créole écrit.

Détail pittoresque. Bien qu’il ait passé la plus grande partie de sa vie active en dehors du Cap et  à l’étranger,  Max n’a jamais perdu l’intonation et l’accent capois, et les mauvaises langues de son entourage prétendent qu’il les a même cultivés avec une certaine coquetterie. 

Au chapitre de la préservation de la mémoire régionale, Max Manigat a fait, après Marc Péan, et, sur une échelle beaucoup plus petite il est vrai, un travail de pionnier comparable à celui que Georges Corvington a réalisé avec les sept tomes de  Port-au-Prince au fils des ans. Vu sous cet angle, Voix capoises de la diaspora, dont il a coordonné la rédaction et dirigé la publication en 2007, apparaît comme une sorte de point de départ de ce que j’appellerais une littérature régionale d’Haïti. Je mets dans cette catégorie les livres de Georges Condé sur Les Cayes; de Gesler Jean-Gilles sur Jean-Rabel; d’Alain Turnier sur Jacmel, de Lemarec Destin sur Saint-Marc;  d’Alain Louis Hall sur la presqu’île du Sud. Les trois livres  que j’ai écrits sur Jérémie appartiendraient à ce courant. Comme Georges Corvington a eu à me le dire peu de temps avant sa mort, ces livres montrent qu’« il se passait des choses dans les villes de  province et que Port-au-Prince n’était pas Haïti ».  

Adieu, cher Max. Tu as bien mérité de la Patrie. Que la terre te soit douce et légère!

Le dernier et non le moindre, Franck Étienne

Frank Etienne

Que reste-t-il à dire de l’ami Franck après le concert d'éloges qui a suivi sa traversée dans l’autre monde? D’une fin de vie que, sans la moindre crainte de verser dans le cliché, je qualifierais de « chronique d’une mort annoncée » en pastichant Gabriel Garcia Marquez. On le savait costaud comme un lion, mais cela faisait un certain temps que son état de santé inspirait des inquiétudes et des rumeurs persistantes. Et la nouvelle de son décès a fracassé les fils de presse le 20 février dernier : « L’auteur de Pèlin Tèt n’est plus », disaient certains.  « Le dernier des pères du spiralisme nous a quittés », disaient d’autres. « Après Dezafi, Kavalye Polka et  Foukifoura, à quoi fallait-il s’attendre, se demandait-on ? » Anyen (Rien) faisait-on répondre Polidor, le pittoresque personnage de Pèlin Tèt.

J’ai eu le bonheur d’assister en 1978 à la 16e représentation de Pèlin Tèt au Rex Théâtre et c’était la première et la seule fois de ma vie que je voyais une telle symbiose entre un auteur et son public, entre les acteurs et les spectateurs d’une pièce de théâtre. Des rangées complètes de spectateurs applaudissant à tout casser ou reprenant en chœur des tirades qu’ils connaissaient déjà. Bref, un vrai délire !

Après la 32e représentation, la dictature déclarait que la plaisanterie avait trop duré et sifflait la fin de la récréation… L’histoire d’amour de Franck avec son public s’est, par la suite, poursuivie jusqu’à son décès. Avec seulement une courte éclipse, lors de son passage à la tête du ministère de la Culture, sous le gouvernement de Lesly Manigat. Ce péché véniel pardonné, il retrouva l’absolution.

À la fin de février dernier, toutes les couches de la société ont pleuré son départ : des plus puissants personnages politiques et des plus riches hommes d’affaires jusqu’aux plus humbles cireurs de chaussures et marchands ambulants. Tout le monde a pleuré la disparition de ce géant au visage unique, au rire tonitruant, à la voix imposante et au regard dominateur. 

Les seuls bémols sont venus ces derniers jours de ceux qu’agaçaient à bon droit sa suffisance habituelle, son assurance tapageuse, son inspiration intarissable et son égo démesuré de mégalomane déclaré.

Frank, tu vivras éternellement dans nos cœurs. En quittant ce monde en cette triste journée du 20 février, tu as seulement changé de planète pour entrer dans le cœur des vivants. Puisque nous sommes déjà dans les clichés, terminons avec Jean Cocteau qui a écrit que « le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants ».  

Là, mon cher Franck, dans le cœur des vivants », tu seras en bonne compagnie avec toutes celles et ceux que tu as aimés durant ta longue et riche carrière de touche-à-tout de génie : les créateurs du spiralisme dont tu étais le seul survivants; les comédiens et autres artistes avec lesquels tu as électrisé des salles entières; la multitude d’élèves et de professeurs que tu as formés et façonnés. Bref, l’ensemble du petit monde de la culture, de la pensée et de l’art haïtiens qui t’a mis au monde et que tu as aidé à transformer. L’ensemble aussi  de toutes les formes du militantisme dans ce pays qui se meurt, faute de bras pour porter les projets grandioses que tu as conçus pour nous tous.

En ce qui concerne la préservation de ce riche patrimoine, pas de soucis : Marie-Andrée, Stéphane et Rudolph  s’en chargent déjà…Vas en paix. À toi la Patrie reconnaissante !

                                                            *****

ADDENDUM

Anthony Phelps

Nous avions à peine cessé de pleurer les trois grands disparus des derniers mois que la nouvelle du décès d’Anthony Phelps nous parvenait avec fracas, faisant partout la une dans les médias. C’était le  11 mars en cours. À Montréal, New York,  Paris, Bruxelles, Miami et en Haïti, dans toutes les villes où il y a encore des nostalgiques du vieux pays, on s’est remis à déclamer les vers de Mon pays que voici. L’héritage de cet immense écrivain engagé ne se limite toutefois pas à  ce magnifique hymne à la liberté et à la résistance contre la dictature, il est partout. Partout où il fallait conscientiser des gens, les sensibiliser aux grands enjeux de l’heure et aligner pour une bonne cause des combattants aguerris et déterminés.

Outre le prix international de poésie Gatien-Lapointe – Jaime-Sabines, Anthony Phelps a obtenu deux fois le prestigieux prix Casa de las Americas décerné chaque année par l’organisme cubain du même nom. En 2017, l’Académie française lui décernait le grand prix de poésie pour l’ensemble de son œuvre.                                                

En dépit de la beauté de la poésie d’Anthony Phelps et de l’énorme succès qu’elle a connu au fil des décennies, c’est par la manière de déclamer que cet excellent diseur a  le plus influencé les milieux littéraires de son pays. Écoutez attentivement déclamer n’importe quel bon poète ou comédien haïtien, vous me direz si, à un moment ou à un autre, vous n’avez pas cru entendre Anthony Phelps. Dans un grand nombre de cas, la seule différence réside dans le timbre de la voix.

Adieu, poète, sache que tu n’as pas semé sur une terre ingrate ! 


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