Les rues de Port-au-Prince offraient un paysage de désolation après les émeutes des 6 et 7 juillet 2018. |
Par Max Dorismond
… C’est l’explosion! En fait, aucun mot,
aucune expression dans le dictionnaire n’est suffisant pour décrire l’atroce
misère que partage la majorité, tandis que les nantis vivent dans une opulence
dorée. Leurs richesses sont exposées sans vergogne avec une insolence crasse
sans nul souci de blesser les faméliques d’à côté. L’argent mal acquis s’expose
au vu et au su de tous. Et souvent, à l’aune de leur nez, ils maintiennent leur
distance des damnés de la terre.
Pour sauver sa peau, avec l’espoir qu’un
certain dieu puisse exaucer sa prière, l’électeur naïf a tenté de voter pour un
de ses semblables lors des dernières élections. Ce fut peine perdue. Il s’est trompé d’histoire. Ce ne fut qu’un mauvais
rêve. Le frère élu, hélas, devenu riche à son tour, a changé de camp, le traite
« d’égaré » et l’oublie
presque, dans sa déchéance, au tréfonds de l’enfer. Pour comble de malheur, ce
dernier ne se gêne point de l’étouffer avec des taxes sans commune mesure pour
enrichir de plus en plus ses bourreaux, les parvenus qui l’humilient à longueur
de jour.
À chaque minute, les profiteurs définissent
la place des efflanqués sur l’échiquier de la société haïtienne. Les murs épais
qui entourent leurs quartiers déterminent la frontière de la misère. La
dernière humiliation en date demeure la venue du célèbre chanteur Charles Aznavour que
deux générations d’Haïtiens avaient vénéré. En choisissant de le faire chanter dans
les hauteurs, c’est annoncer au petit peuple que « la seule chose que nous pourrons partager avec vous : ce
sont nos déchets que les alluvions vous apportent après l’orage ».
À la dernière décision sur l’augmentation
drastique du prix du carburant, ce fut la goutte qui fit exploser ce peuple de
moutons, ce peuple résilient qui se laisse manger trop souvent la laine sur le
dos. Il en avait assez de souffrir sans rouspéter. Ce fut le branle-bas général
dans les jours du 6 au 8 juillet. Un
coup de semonce qui ne laisse personne indifférent. Marco Rubio, le Sénateur américain,
avait prévenu Haïti, en cas de
vote favorable au Venezuela. On s’est servi du FMI (Fond Monétaire
international) comme l’instrument de punition. Jovenel en a eu pour son
abstention.
En effet, cette folle turbulence semble
exposer tous les contentieux qui couvaient sous la marmite de l’île. Les
vampires n’étaient pas plus unis qu’on le pensait. La division était consommée.
Il a fallu ces 36 heures de disgrâce pour comprendre et saisir l’objectif
premier des belligérants : le profit immédiat à tout prix et non le
bien-être du peuple.
À prime abord, les descendants des « syro-libanais » ou les arabes,
comme on les appelle, sont les premières victimes, pour avoir financé Jovenel.
Ensuite on citait les « mulâtres »
comme antagonistes et bénéficiaires du coup de théâtre, pour se venger.
En Haïti, ce n’est pas la couleur de votre
peau qui vous attribue le titre de « mulâtre ».
C’est surtout la grosseur de votre portefeuille, de votre business. Les
Haïtiens pauvres à la peau claire héritent d’une autre dénomination. Ce sont
des « Ti-rouge, Blanc Untel, Grimaud,
Grimelle, Obamel1 pour Obama etc… ».
Des Noirs riches, hier « Pitit Sòyèt » ou en transition de
classe, se croient ou se disent « mulâtres »
aussi. « Wa pa kouzen yo ».
Cherchez l’erreur. Vous comprendrez maintenant le rêve et l’objectif de
certains qui pillent sans remords et sans regrets les caisses de l’État, pour
atteindre le nirvana.
Il y a de quoi faire sourire ou pleurer,
mais épluchons l’histoire pour voir d’où vient cette rivalité. Cette trilogie, « Syriens-Mulâtres-Noirs », n’anime
pas le décor par le simple fait du hasard. Tous les opportunistes, depuis des
lustres, ont surfé sur cette planche à des fins personnelles. Loin de moi
l’idée de faire la morale à qui que ce soit. Je veux simplement rafraîchir
certaines mémoires, aux fins d’éviter le piège collectif qui nous est tendu
pour nous conduire une nouvelle fois vers notre perte. Car l’intelligence du
prédateur ne chôme jamais. Elle ne fait qu’épier nos faiblesses pour
s’introduire dans la faille béante et terminer son travail de sape pour
parvenir à ses fins.
Toute l’histoire d’Haïti est teintée
d’exemples de ce type, mais restons plus près de nous. Lors des élections de 1957,
notre Baron-Samedi national, François Duvalier, avait joué la carte de la race,
« Noir versus Mulâtre ». Où
cela nous a-t-il mené? Nous connaissons trop bien la réponse! À tous ceux qui
souffrent de « fixité émotive »,
les termes « mulâtres, levantins,
syriens etc… » les réconfortent dans leur for intérieur. Mais, je dois leur annoncer que le lanceur de
titres est encore plus heureux quand son refrain se répercute en hymne
national. Ces termes galvaudés, pour le plaisir de la chose, ont trop blessé le
pays par le passé. Soyons plus sérieux et retrouvons simplement deux camps
adverses de commerçants, toutes couleurs confondues, en train de se chamailler
pendant que crêve le bon peuple.
En 1957,
encore, Duvalier, dans ses discours, selon les historiens, pourfendait toute la
classe possédante indistinctement dans son message au peuple, mais s’arrangeait
pour la rencontrer, la nuit, en catimini chez la famille Deeb, des
Syro-libanais, dans les hauteurs de Pétion-Ville, pour rassurer certains. Les
autres bourgeois nationaux, à part quelques barons qui finançaient sa campagne,
comme les Brandt, les Mews, les Madsen etc… seront décapités pour avoir fait alliance avec
Louis Déjoie, l’autre candidat-vedette du moment. L’exil devenait leur seule
planche de salut. De l’extérieur, pour retrouver les privilèges perdus, ils ont
écoulé le temps à ronger leur frein et tenter sans succès de dégommer le petit
médecin aux lunettes en écaille.
Associés à Duvalier, débarrassés des
mulâtres, comment se sont comportés les Syro-libanais? Ils avaient le vent dans
les voiles. Ils consolidèrent leurs positions. Ils se souvenaient encore de la
loi du 13 août 1903, sous le gouvernement de Nord Alexis, qui appelait à leur
expulsion du pays. Selon l’historien Charles Dupuis, (Coin de l’histoire, Tome V, page 251), « Des quinze à vingt mille dont on estimait leur nombre en 1903, il n’en
restera tout au plus que deux ou trois
mille, au bout d’une décennie ».
Depuis lors, après avoir été suspectés dans
plusieurs évènements, tels que l’explosion du Palais avec le Président Leconte
le 8 août 1912, ou la pétition de 1921, invitant les américains à rester plus longtemps dans le pays, ils se sont
lancés à l’assaut du pouvoir, pour avoir la paix, en corrompant et finançant
comme aujourd’hui, à tour de bras, tous ceux qui détiennent les clés du Palais
National. C’est ainsi qu’on les retrouve à des postes-clé sous plusieurs
gouvernements. Sous Lescot, Marc Nahoum fut préfet de Port-au-Prince. Il fut
reconduit au même titre sous le gouvernement de P. E. Magloire. Duvalier,
bénéficiaire de leurs largesses, choisira comme conseiller spécial Ludovic
(Dodo) Nassar. Jean Deeb devint Maire de la capitale. Rudoph (Rudy) Baboun fut
nommé Consul à New-York, puis à Miami, avant de finir à titre d’ambassadeur à
Mexico. Le Dr Reindal Assad devint secrétaire d’État du Tourisme et, enfin, le
Dr Carlo Boulos, accéda au titre de secrétaire d’État de la Santé publique et
de la Population2.
Dr Réginald Boulos |
En outre, comme les levantins le font, dans
plusieurs pays de l’Amérique Latine ou dans les Antilles, ils visent d’occuper
un jour la tête du pouvoir en Haïti. Ce jour n’est pas trop loin avec les
mouvements de curseur de Réginald Boulos, propriétaire de médias haïtiens et
grand investisseur devant l’Éternel. L’attaque sauvage de ses possessions, lors
des échauffourées du 6 au 8 juillet dernier, n’est pas un accident de parcours,
mais un message sibyllin des adversaires. Le petit peuple a été utilisé et armé
en conséquence. La route de Boulos sera
semée d’embûches, mais les démarches enclenchées dans son environnement inquiètent.
Bien que les Levantins d’Haïti soient des chrétiens maronites, et non des
musulmans, la multiplication effarante des mosquées énerve, dérange et porte à
confusion. Entretemps, ils s’organisent. Le lancement officiel en janvier 2014
du Centre haïtiano-arabe pour le développement, l’éducation et la culture
(CHADEC) n’est pas passé inaperçu.
Voir mon article: «L'islam Haïti et la dérive
participative ».
La lutte entre bourgeois nationaux et
Levantins ne date pas d’hier. C’est une bataille de tous les instants. Souvenons-nous de l’assassinat crapuleux d’Antoine Izméry. Aucun
projet fédérateur et inclusif de ces deux groupes n’a vu le jour. Les seuls gagnants furent les Duvalier et
leurs acolytes. Les bourgeois profiteurs3 avaient procédé à la mise à sac du pays, en
achetant, pour une bouchée de pain, les usines les plus rentables du pays,
telles que, la Hasco, la Minoterie, le Ciment d’Haïti, L’Aciérie d’Haïti,
l’Usine sucrière des Cayes, pour les fermer et les convertir en entrepôts de produits
importés. Des milliers de travailleurs
ont été relégués au chômage. Et la misère a hérité d’un nouveau nom à l’international :
les Haïtiens.
Au profit de sa présidence à vie, en vue de
créer une dynastie, tout a été orchestré par François Duvalier pour que la
masse demeure ignorante, au point d’annihiler, chez elle, toute velléité
politique. À titre d’exemple, fin 70, pour l’abêtir, le créole fut décrété
langue officielle. Toutes les écoles devaient
s’atteler à la tâche. Tout le monde s’est mis au créole. On jubilait.
Mais, nous avions crié victoire trop vite. Nous
n’avions pas prévu leur dessein. Près de 50 années se sont écoulées, aucun
livre créole n’a jamais été édité, ni traduit, aucun programme national n’a été
élaboré. Une génération de cancres heureux encombre déjà le décor. Or, s’il
faut citer Daniel Pennac, dans son essai consacré à la lecture, « le livre déverrouille les portes de
l’imaginaire… La lecture humanise l’homme et le rend un peu moins fauve ».
Et ce qui devait arriver arriva. Leur erreur fut monumentale. Ils avaient poursuivi
l’édification de leurs œuvres à la gloire de la bêtise humaine. L’inverse du
plan a eu le dessus. L’ignorance s’est fait « chef ». Point-barre! Les articles « Ives » décorent le Parlement. Les
« Jesus » animent les
CASEC. Plus de mille partis politiques hantent le pays. Nul besoin de savoir
lire. La nation fonctionne à l’oral. Si nous sommes devenus des fauves, l’un
pour l’autre, nous connaissons présentement la cause.
Après le dégommage des Duvalier, d’autres,
par la suite, sont arrivés comme
candidats, sans programmes, sans une once d’intelligence et ont surfé sur la
même fallacieuse méthode pour accéder au pouvoir : la lutte des classes. « Les mulâtres », de retour de leur
long exil, s’en souviennent et sont prêts à jouer le jeu du « pwenn fè pa ». Car, ils le savent
très bien, une classe qui perd ses privilèges du jour au lendemain, est appelée
à disparaître, si elle ne se les réapproprie pas dans un court laps de temps. Ils connaissent la face et la force de leurs
remplaçants et ne font pas de quartier. Pour ce faire, ils commencent par contrôler le
pouvoir, quitte à utiliser des analphabètes. Il faut barrer la route aux
Levantins. Ainsi, à part Jean-Bertrand Aristide, tous les présidents qui sont
entrés au palais après 1986 ne portaient qu’un unique prénom : Mario et nom de famille : Nette. Suivez mes yeux.
The punching_ball |
En réalité, quand on regarde de plus près,
ce n’est pas une affaire de bien-être des pauvres qu’on cherche à régler, mais
un contentieux entre deux groupes de commerçants. Le peuple, manipulé par les mafiosis, sous de
faux prétextes, joue le rôle de punching_ball. Tantôt, il brûle les biens
de A, tantôt ceux de Z. Il est devenu une girouette. On l’a affamé pour le
manipuler à bouche que veux-tu. Pour quelques gourdes, il épouse la cause de X
ou Y. Ce sont des révoltes à fermeture éclair où tous les coups et contrecoups
sont permis. Haïti remboursera! Les perdants frottent leurs armes et gardent le
silence pour le moment. Mais le prochain esclandre ne paie rien pour attendre.
En définitive, les étiquettes « Noirs-Mulâtres-Levantins » ne sont
que des notes musicales destinées à monter un opéra comique aux fins d’abêtir
le petit peuple pour engranger le plus de profits possibles dans le commerce,
la politique et les magouilles innommables sur le dos des laissés pour compte.
Ces titres ne sont point des marqueurs identitaires. Ils se révèlent être des
leurres à faire danser les zombis, les naïfs, les obséquieux, les pédants etc...
Nommez-en!
Étant donné la petitesse du marché d’Haïti,
trop étroit pour tous ces bandits en col blanc, tout est conditionné pour
enregistrer un nouveau Rwanda dans les Antilles. Attention, ce ne sera pas une
guerre de classe ou de race, comme plusieurs en rêvent, mais une guerre entre
mafiosis, dont le petit peuple miséreux fera les frais. Elle commencera le jour
où un Levantin mettra personnellement la main sur le pouvoir et deviendra
président. Car aucun mulâtre ne veut retourner sur les routes de l’exil où ses
prédécesseurs en avaient bavé. Au fil des discours entendus, ce jour n’est pas
trop éloigné. Et les Levantins sont loin de rêver en couleur.
Bonne chance,
chère Haïti! J’ai déjà mes manteaux d’hiver.
Max Dorismond
Note – 1 : Voir la pièce de théâtre :
« Les messieurs de ces dames »
de Kako.
Note – 2 : Le Coin de l’histoire, Charles Dupuis.
Tome V « La question syrienne ».
Note – 3 : Notons toutefois que ce ne sont pas
les Levantins qui avaient démantelé ces usines.
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