Par Pierre-Yves Roy
Les émeutes traumatisantes au début du mois de juillet 2018 à Port-au-Prince, m’ont laissé avec une fièvre dont je me relève peu à peu, à force de penser au dilemme socio-économique que traverse mon pays, un défi dont les complexités donnent l’opportunité à un groupe de lapider un autre groupe sans répit--à tort ou à raison. Depuis plus de trois décennies, les réseaux sociaux et certains politiciens haïtiens ne cessent de précher aux masses enfoncées dans la pauvreté que les riches sont les principaux architectes de leur misère: on leur impute l’intégralité de la responsabilité du mal-être populaire; on leur attribue toutes sortes d’épithètes dénigrantes, parce qu’on suppose qu’ils détiennent indûment plus que deux tiers de la richesse du pays. Cette pernicieuse hérésie est-elle une bonne méthode de réveiller la conscience d’un peuple abusé et désarmé et de le rendre productif et compétitif? Ne serait-elle pas, au contaire, une autre manière d’augmenter ses souffrances? Ces gens-là, ont-ils au moins tenté d’aborder scientifiquement la problématique socio-économique du pays? Tout simplement, ont-ils profité d’une situation dont on n’est incapable d’en expliquer raisonnablement les difficultés et pour laquelle on n’a pas la solution, afin d’éliminer un groupe de gens que l’on exècre? Est-ce juste? Sommes-nous sûrs que les riches soient les vrais ennemis de nos masses? Là où je suis, je puis entendre un ami me répondre vigoureusement: “Oui! Ils se sont accaparé de 80% de la richesse du pays.” Si votre 80% était vérifié et confirmé par une valuation et un audit, et l’on avait découvert que les bourgeois ont volé les terres de l’état ou exploité illégalement les ressources nationales ou négligé de payer leurs impôts, on vous demanderait, où était l’état? Qu’a-t-il fait pour les empêcher de continuer dans leur mauvaise voie? Quelle punition les a-t-il infligée? Car si pa gen sitirèz paka gen volè! Dans la mesure où vous ne pouvez pas non plus prouver qu’une maldonne a été signalée dans la distribution des avantages, ou que des fraudes ont été trouvées dans la manière par laquelle ces gens ont acquis leurs richesses, il ne reste pas grand chose dont vous pouvez les accuser avec justice. Et si vous persistez à présumer, malgré tout, que les riches et certains de nos leaders se sont engagés dans des trafics d’influence, par conséquent, tout en ne niant pas la possibilité que cela soit vrai, on préféra plutôt croire que ces bourgeois seraient des opportunistes légitimes, qui auraient profité du manque de caractère de certains de nos gouvernants. Ces bourgeois sont-ils, pour cela, les principaux ennemis de nos masses? Je ne souscris pas à cette idée. J’estime, par contre, que les plus grands ennemis de nos masses sont ceux et celles qui permettent aux plus forts d’exploiter démesurément le territoire au dépend des plus vulnérables. Peut-être, une analogie pourrait nous aider à mieux cerner la complexité qui enveloppe les rapports socio-économiques en Haïti.Un pays est comme un marché: il a son espace et ses commerçants. L’espace, c’est un territoire d’exploitation, qui contient: la terre, l’eau, l’air, etc. Dans cet espace, l’état et les propriétaires terriens sont des privilégiés, puisqu’ils possèdent le territoire.Les commerçants sont les habitants de ce pays: les masses, la classe moyenne et la bourgeoisie, qui jouissent de leur droit légitime de rentrer en compétition les uns avec les autres afin de tirer leurs épingles du jeu.Tout marché a ses règlements. Les règlements du marché consistent en un système économique soutenu par des lois commerciales et régi par le gouvernement dans le but de gérer les violences entre les habitants et de maintenir une sorte d’équilibrium économique constant pour éviter des émeutes semblables à celles du début du mois de juillet à Port-au-Prince. Malheureusement, en Haïti, la corruption et la faiblesse de l’état empêchent le bon fonctionnement du système économique; donc la croissance des petites entreprises et l’émergence de nouveaux riches se trouvent bloquées. Et le marché devient une vaste jungle où triomphent les plus astucieux, les mieux équipés et les plus agressifs. Pour survivre dans cette jungle, on doit se munir de trois armes: l’éducation, le pouvoir économique et la sécurité. L’éducation pour se discipliner et pour acquérir le savoir-faire nécessaire pouvant nous rendre capables de juger et de décider pragmatiquement; le pouvoir économique pour nous permettre d’atteindre nos objectifs-- le pouvoir économique inclut l’argent et les privilèges; et la sécurité pour nous protéger des loups.La liste des dix familles les plus riches d’Haiti publiée par Forbes en 20181, nous a fait plus de mal que de bien, puisqu’elle ne nous a pas fourni des informations comptables nécessaires nous permettant de juger équitablement de la légitimité ou de l’illégitimité de la fortune de ces millionnaires. A l’exception, bien sûr, d’un seul membre de ces familles qui a un dossier public de malfaiteur, les autres n’ont aucunrecord malveillant que nous sachions: cela nous empêche de les condamner publiquement sans encourir le risque d’être appelés en justice. Donc, cette liste, c’est du vitriol jeté sur nos plaies pour nous exciter à nous révolter bêtement,--une feuille glissante sous nos pieds. Au contraire, un regard furtif sur les entreprises de ces familles dans le pays et le trait commun qui caractérise la majorité de leurs membres nous révèlent déjà des gens ambitieux, disciplinés, consistents, bien- éduqués et solidaires; des individus qui n’ont pas peur de prendre des risques et qui semblent avoir les affaires dans le sang. Et, avec un peu plus de transparence dans leurs transactions et une ouverture de leur part au reste de notre société, les bourgeois et leurs entreprises pourraient servir d’exemples de succès et de benchmarks très instructifs aux jeunes entrepreneurs haïtiens. En bref, selon nous, les bourgeois sont des opportunistes qui savent profiter de la faiblesse d’un gouvernement à genoux pour bâtir leurs fortunes. Comme vous et moi l’aurions fait, peut-être! Absolument! “Nou pa egare!” nous crient-ils. Qui ne profiterait pas de l’indifférence d’un gouvernement envers son peuple? Qui rejetterait des gratuités, des exonérations douanières et d’impôts, des dons de terres, et d’autres avantages d’espèces inédites? Qui ne chercherait pas à financer unbrainless candidat aux poches crevées--à condition que ce dernier lui rende compte sitôt arrivé au pouvoir? Qui ne profiterait pas de la politique du ventre, de la politique économique du laisser-faire d’un pays? Qui ne profiterait pas de l’insouciance d’un gouvernement qui, pour justifier sa raison d’être au pouvoir, accorde des avantages exorbitants à quelques nationaux ou multinationaux, liquide tout un pays, uniquement pour conserver quelques emplois ou pour en créer quelques autres? Je vous le demande, qui ne profiterait pas de telles opportunités?
Toutefois, si ces actes susmentionnés se relataient aux riches d’Haiti, ils auraient donc un devoir social plus significatif à remplir pour aider l’état à redistribuer la richesse dans le pays. Car il n’y a rien de plus répugnant et de plus révoltant qu’un capitalisme amoral. Et là encore, si l’état n’intervient pas avec des mesures coercitives pour forcer la main à cette gent, combien à plus forte raison resterait-elle indifférente au mal-être des masses? Dès la naissance de notre nation en 1804, nos masses ont été toujours des défavorisés, privés d’argent, de privilèges, de l’éducation, du savoir-faire pour leur croissance socio-économique. Et, ceux-là mêmes, parmi eux, qui possédèrent des terres, ne surent quoi faire avec leurs biens.. La preuve, c’est que jusqu’aujourd’hui, en 2018, avec tant soit peu d’observations, vous trouverez de vastes étendues de terres en Haïti qui attendent d’être utiles. Mais la bourgeoisie haïtienne a rarement failli de profiter de leurs biens et de leurs privilèges.Le président François Duvalier nous donne l’impression qu’il avait voulu combler un peu le fossé économique qui sépare les riches et les pauvres dans ce pays en prodiguant simultanément et sans discrimination, des privilèges aux bourgeois et aux Nègres. Mais, nous, les Nègres, avions manqué d’agressivité pour en profiter.Aujourd’hui, quand le peuple n’en peut plus et qu’il est fâché, on ferait mieux de l’indiquer la bonne adresse pour déposer ses plaintes, pour se faire entendre,--non chez les commerçants , les entrepreneurs et au marché des plus pauvres, mais au gouvernement; à ceux et celles qu’ils ont élus: des députés, des sénateurs, des présidents, des traites qui ont fermé les yeux trop longtemps sur ce qui est perçu en ce moment comme une injuste compétition et un abus de privilèges des bourgeois dans le marché; ce sont nos leaders qui maintiennent les fils du peuple dans l’ignorance et dans la peur, les rendant ainsi incapables d’être compétitifs.Maintenant, le temps de la diabolisation des riches à cause de leurs fortunes, afin de soulever le peuple, doit être révolu. C’est le temps aux politiciens de présenter des politiques socio-économiques visant à la redistribution de la richesse en Haïti; c’est le temps du courage et de la créativité politique: de l’imagination, de la vision et du génie. Non! Les riches ne sont pas nos principaux ennemis. Tout pays a ses riches, et sans eux le progrès du pays demeure stagnant. Autrement dit, sans ses riches, un pays n’a pas d’avenir. Il faut admettre que l’insupportableécart entre riches et pauvres dans la tragédie haïtienne est la résultante du leadership primitif, démagogique et irresponsable des dirigeants contemporains haitiens dont les comportements nous inspirent l’abjecte idée qu’ils se soucient plus de leurs poches que du mieux-être de nos masses, qu’ils feraient tout pour sauvegarder leur pouvoir, même vendre le pays à bon marché. S’ attaquer aux riches, c’est attaquer le symptôme d’un virus mais non la cause.
En revanche, notre lutte au côté du peuple devrait être menée avec plus d’intelligence: le peuple a besoin des leaders plus soucieux de son bien-être, plus visionnaires et plus veillatifs. La violence ne fera que nous plonger plus profondément dans les ténèbres; la non-confiance mutuelle et la division ne feront que nous affaiblir; notre constante dépendence de l’autre ne fera que nous abêtir. Par conséquent, au lieu d’enseigner la violence à nos masses, enseigne-leur de la solidarité; au lieu d’enseigner la méfiance mutuelle aux Haïtiens, enseigne-leur la confiance en leurs compatriotes; au lieu d’enseigner le peuple à rendre les autres responsables de ses misères, enseigne-lui à prendre son destin en main: à découvrir ses vrais ennemis, à identifier ses vrais amis et ses vrais fils,à s’échapper aux pièges qu’on lui tend.
Notre pays a besoin aujourdhui d’une nouvelle culture politique et de nouvelles institutions, pour donner à tous la possibilité et le droit de réussir, “le droit à la dignité” et le droit de devenir riche. Au point où nous sommes, la démocratie est notre champs de combat; c’est là que nous devons rencontrer l’ennemi; c’est là que devons le vaincre. Il nous importe de commencer à passer au peigne fin notre processus électoral par: l’examen méticuleux de nos candidats et de leurs politiques; la mise en place d’un système de contrôle qui puisse nous aider à prendre le corrupteur la main dans le sac. Après cela, tout ce qui est nécessaire se fera, et le monde entier sera forcé de rendre hommage au génie de notre race!
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