Texte de: Lyonel Trouillot
Il y en a qui pleurent plus la perte de biens que la perte d’emplois. Il y en a qui persistent et signent et refusent de comprendre que nous sommes au bout de quelque chose, que les derniers événements sont un signe fort que quelque chose ici doit changer dans les rapports sociaux. Il y en a qui croient qu’il convient juste de rembourser les propriétaires qui ont perdu des biens pour retourner, tranquilles, au passé, à cette société de quasi apartheid, à cette société qui est celle qui produit le plus d’inégalités sociales dans la Caraïbe, et l’une à produire plus d’inégalités sociales dans le monde. Il y a les fantasmes de quelques nègres domestiques qui veulent être bien vus des riches et ferment les yeux sur les conditions d’existence de la majorité. Il y a ce président qui n’a pas tiré leçon de l’anecdote contée par Alain Turnier : un ami demande un poste de ministre au président Antoine Simon qui lui répond : « Mon ami, ministre, ce n’est un poste ni pour vous ni pour moi. » Il y a tous les crypto intellectuels-penseurs-technocrates-experts qui ont oublié une chose simple : la radicalisation des pratiques de pouvoir pour le maintien de l’inégalité engendre forcément la radicalisation de l’expression des formes de révolte et de mécontentement.
Louis-Joseph Janvier le disait déjà : « Ils n’avaient point repoussé le joug du maître blanc pour se courber sous le joug d’un maître haïtien, que celui-ci eut dans les veines du sang blanc ou qu’il n’en eut point. » Il y a le fait que les sociétés capitalistes, pour la défense même des intérêts du capital, se résignent à produire une sphère commune de citoyenneté qui rend au subalterne sa condition acceptable, et le fait que l’alliance entre le pouvoir politique et les tenants du capital n’a jamais produit en Haïti un tel aménagement. Cette société n’a tenu jusqu’ici que par la répression et le fait que l’économie paysanne assurait à la majorité un minimum qui lui permettait de survivre. Ces deux verrous ont sauté. Il y a la chanson de Catherine Leforestier : « si vous voulez parler de ces pays lointains / où l’on meurt de misère et faim… à deux pas de chez moi, allez voir les voisins… ils pourraient bien un matin venir vous réveiller, vous qui dormez si bien… » Il n’y a que deux formes de pacification possibles dans ce pays : soit l’écrasement de tout élan populaire, et encore il faudrait en avoir les moyens ; soit l’atténuation des inégalités sociales et la possibilité pour les masses de vivre, de se reproduire avec un minimum de dignité.
Au XXe siècle, le capitalisme a ressenti le besoin de mettre en place un cadre normatif assurant un minimum à chacun. Cela n’a jamais été fait ici. Et les attitudes sociales des tenants du capital aussi bien que les pratiques politiques de la tendance tèt kale s’opposent plus que jamais à la construction de ce cadre normatif.
« Ah, les gens ont détruit, cela va coûter une fortune, créer plus de pauvreté. » Il y a, au mieux, de la naïveté, au pire, de l’outrecuidance dans ce type de discours. À l’occasion d’une bêtise décrétée par un pouvoir indifférent à leurs problèmes concrets, ce que les gens ont acté, c’est leur ras-le-bol d’un ordre qui les déshumanise. L’ordre social inhumain qui a perduré ici ne peut plus durer. C’est cela qu’ils disent. Et ils continueront de le faire. Et il serait bête ou hypocrite de leur reprocher de ne pas exprimer ce ras-le-bol, cette négation de l’ordre qui les nie, de manière élaborée. Ils n’en ont pas encore les moyens. Car c’est dans le procès de déshumanisation que l’humanisme des opprimés s’élabore jusqu’à ce qu’il trouve une proposition pour un nouvel ordre. Et, pour cela, il faudra un vrai rassemblement de toutes les forces désirant changer cet ordre.
Et si l’on choisit le chemin du statu quo, ce sera folie, et nous vivrons longtemps en l’an quatre-vingt-neuf. Pour les adeptes de l’ordre social existant, je terminerai par une longue citation de Victor Hugo : « Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous venez avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’État ébranlé encore une fois. Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! Vous n’avez rien fait !
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! Vous n’avez rien fait, tant que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait, tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! »
Cette partie qui désespère, elle commence à peine à nous faire sentir l’étendue de son désespoir.
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